Une soirée avec Faustus
Jacques Guyonnet2013

À peine Kristel éliminée, Aline arriva de son foutu Canada. C’est une fille qui a beaucoup régné sur mes sens, mon imaginaire, mes livres et les choses y afférentes, elle s’y nomme généralement Josefina. Je l’ai construite - c’est elle qui me l’a dit - et je la tiens pour quelqu’un de bien, une utopiste choisissant une voie difficile, ad augusta per angusta. Une après-midi je lui suggère d’aller visiter un autre Canada, pas loin d’AutreTerre. Elle me regarde avec surprise. - Il y a, lui dis-je, tout près d’ici, un endroit où les eaux du fleuve Achéron passent entre deux forêts et sont si tumultueuses que depuis mon enfance je l’ai baptisé Canada. Allons y faire un saut?! Nous nous y rendîmes. C’est un lieu d’une grande beauté, peu connu des Genevois. Le cours du fleuve y est si violent qu’à chaque visite je me mets à rêver de vortex, de sillages, d’embruns et de mondes chaotiques qui s’écoulent en prenant toutes les formes de l’impossible. Ce m’était étrange de revoir cette femme que je connaissais depuis presque vingt ans et de penser que notre relation semblait invariante. Nous avions fait tant de voyages, formé tant de projets, partagé tant de fantasmes et fantaisies, décommandé tant de rendez-vous, nous nous étions tellement fâchés et aimés, nous avions mené une existence si turbulente que la grondante présence de l’Achéron me sembla, dans l’instant, être la seule musique à même de nous décrire. Je l’observai, proche des remous et fureurs de l’eau, c’est une belle femme, solide, intelligente et désirable. En vérité nos chimies étaient accordées depuis vingt ans. Ce qui m’était étrange - rare - c’était de l’avoir connue à l’âge de dix-neuf ans et de n’avoir passé avec elle par aucun des problèmes dont Cristalle m’avait si abondamment gratifié. Je mesurais la différence entre ces deux femmes. L’une était centrale, l’autre périphérique. L’une était solide, l’autre en perdition. L’une avait un tracé de vie, l’autre le sillage d’une guêpe. Les deux détestaient les hommes mais Aline, qui se disait volontiers bi, avait su utiliser sa colère, la canaliser et devenir une femme accomplie.