[Merle, Robert] La mort est mon métier

 
  • lemillefeuilles

    Aventurier des manuscrits perdus

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    #1 12 Décembre 2012 22:15:35

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    Résumé :



    « Le Reichsführer Himmler bougea la tête, et le bas de son visage s'éclaira...
    - Le Führer, dit-il d'une voix nette, a ordonné la solution définitive du problème juif en Europe.
    Il fit une pause et ajouta :
    - Vous avez été choisi pour exécuter cette tâche.
    Je le regardai. Il dit sèchement :
    - Vous avez l'air effaré. Pourtant, l'idée d'en finir avec les Juifs n'est pas neuve.
    - Nein, Herr Reichsführer. Je suis seulement étonné que ce soit moi qu'on ait choisi... »

    Ma critique :



    Lorsque j'ai vu ce roman, j'ai été aussitôt intriguée par son titre et attirée par la couverture et le résumé, qui laissaient présager un livre sur la Seconde Guerre Mondiale.
    J'ai été assez surprise de voir que la plupart du roman se concentre sur l'enfance et la jeunesse du personnage principal, Rudolf Lang, et également que ce soit rédigé à la première personne. Ce dernier point ne m'a pas dérangée, puisqu'il rendait les choses plus réalistes, mais je reviendrais là-dessus plus tard. Le point qui m'a dérangée, c'est le temps qu'on met, avant d'arriver pleinement dans l'histoire. La première partie raconte l'enfance de Rudolf (plus ou moins imaginée par l'auteur), et on nous explique comment est-ce qu'il a pu devenir ce monstre, plus tard. J'ai trouvé le début de roman vraiment très long, mais ça ne m'a pas empêchée de l'apprécier.
    Rudolf Lang a vraiment existé. Comme l'explique Robert Merle dans la préface, il s'appelait, en réalité, Rudolf Hoess, commandant au camp d'Auschwitz. L'auteur le décrit ainsi « Rudolf Lang n'était pas un sadique. [...] Bref, en homme de devoir : et c'est en cela justement qu'il est monstrueux. »
    Lorsqu'on lui donne l'ordre d'exécuter les juifs dans le plus grand nombre possible, la seule chose à laquelle il pense, c'est comment y parvenir. Il réfléchit à la façon dont il pourrait s'y prendre. Pas une seule fois il songe aux personnes en question, non : il les considère comme des unités, rien de plus. Il n'est pas attendrit par les hommes, les femmes, ni même par les enfants qui vont connaître une mort injustifiée. Lui-même ne savait pas pour quelles raisons est-ce qu'il faisait ça : on lui en avait donné l'ordre. Point. Il le faisait, sans aucune conscience, car il lui semblait tout à fait normal d'obéir aux ordres, même si ces derniers étaient tout simplement horribles et conduiraient à la mort de milliers d'êtres humains.
    J'étais horrifiée à la lecture de ce livre, de voir les pensées et les réactions de Rudolf, agissant comme un robot, sans aucun état d'âme. J'étais également assez mal à l'aise, je dois dire : bien que tout ce qui s'est passé nous a été, à tous, dit et répété en cours d'Histoire, bien que je me sois moi-même documentée, bien que je sache parfaitement ce qui était arrivé à tous ces hommes et toutes ces femmes, la façon ignoble dont ils étaient morts, gazés, la plupart du temps, et pensant qu'ils allaient simplement prendre une douche ; je n'ai pas pu m'empêcher d'être horrifiée par ce roman. Certes, ce n'est pas le premier sur le sujet que je lis mais c'est, néanmoins, le premier où le narrateur se situe de l'autre camp. Pour la première fois, j'ai pu lire une vision totalement différente des choses, la vision d'un des exécutants, et je dois dire que c'est assez déroutant, même si les raisons restent, pour moi, incompréhensibles car on ne peut justifier autant de morts, autant de cruauté.

  • Emeralda

    Bibliothécaire en chef

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    #2 13 Décembre 2012 09:33:28

    C'est un livre que j'ai lu alors que j'étais en première (cela remonte donc), mais sa lecture m'a fait forte impression. J'en garde encore un souvenir vivace et c'est un ouvrage que je recommande souvent car s'il n'est pas gai de part les thèmes abordés, il reste humainement très intéressant. Il fait froid dans le dos. il réveille en nous des sentiments ou des impressions que l'on ne connaissait pas. il n'excuse rien, à peine il explique, donne une version, mais surtout il reste humain ou inhumain...
    Bref à lire d'urgence si ce n'est pas encore fait.
  • Nathalie

    Ex-Team

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    #3 13 Décembre 2012 11:43:49

    Moi aussi c'est un roman qui me fascine depuis longtemps. En fait c'est carrément un sujet qui me fascine : comment autant d'hommes et de femmes modernes peuvent perdre toute empathie, toute humanité, et envoyer à la mort des millions d'autres hommes et femmes ?  Ce roman offre une possibilité de réponse, sous la plume d'un de mes auteurs préférés, en plus.

    En fait il s'inscrit dans une sorte de théorie sociologique explicative qui a été popularisée par la suite par Hannah Arendt et qu'elle appelle "La banalité du mal". L'idée c'est en gros que ces gens, ces tortionnaires méticuleux, n'étaient pas des sadiques et des monstres, mais des gens normaux que les circonstances ont poussé à mettre de côté toute conscience morale par rapport à leur tâche.  Hannah Arendt l'exprime à propos d'un autre exemple, celui d'Adolf Eichmann qui était le haut fonctionnaire allemand responsable des déportations. Il a été enlevé en Amérique du Sud plusieurs années après la guerre par les services secrets israéliens et jugés (et condamné à mort) en Israël. Hannah Arendt a écrit un livre à propos de son procès et qui retrace en fait toute la vie et la carrière d'Eichmann, avec une très belle recherche historique sur l'holocauste pour mettre tout ça dans son contexte.  Ce livre s'appelle "Eichmann à Jérusalem" et ce n'est pas un roman, mais c'est passionnant à lire et ça présente le même type de personnage que Rudolf Hoess.

    Au passage, cette théorie de la banalité du mal représentée par Robert Merle et Hannah Arendt a été très critiquée, notamment parce que certains en ont déduit qu'elle donne une excuse à ceux qui ont mis en oeuvre l'holocauste : "n'importe qui aurait pu le faire, c'est à cause des circonstances".  Pourtant, ni dans le roman de Merle ni dans l'essai d'Arendt, je n'ai senti la moindre recherche d'excuses. Ce sont à peine des explications, une remise en contexte. Mais malgré toute son enfance difficile, son apprentissage de l'obéissance, Rudolf Lang/Hoess a toujours le choix de ne pas être aveuglé. La preuve : sa femme et certains de ses subordonnés voient bien toute l'horreur de ce qu'il fait.

    Qu'est-ce que vous en pensez ?  Vous trouvez que ce roman est une justification pour le personnage historique ?
  • lemillefeuilles

    Aventurier des manuscrits perdus

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    #4 13 Décembre 2012 13:54:01

    Je trouve ton commentaire très intéressant, Nathalie (ne t'en fais pas, Emeralda, ton point de vue également, et je suis tout à fait d'accord avec toi, puisqu'il reflète à peu près le mien). Je n'avais jamais entendu parler de ce livre Eichmann à Jérusalem mais je pense qu'il est aussi intéressant que celui de Robert Merle, même si je préfère lire des romans, personnellement.
    Je n'ai pas lu le livre dont tu parles mais il semble assez se rapprocher de La mort est mon métier, comme tu l'as fait remarquer. Je ne pense pas que Robert Merle cherchait à justifier les actes horribles qui ont été commis, loin de là. Lui-même l'explique clairement, dans sa préface, et donc, je n'ai pas du tout ressenti ça en lisant son livre. Il veut nous faire voir Rudolf Lang -enfin, Rudolf Hoess, devrais-je dire- tel qu'il était en réalité. Ce n'était pas un monstre, mais un homme qui jugeait normal de faire ce qu'on lui demandait, d'obéir aux ordres, même si ces derniers étaient tout à fait horribles, inhumains, et injustifiés. Comme le dit si bien Merle, c'est justement ça, qui le rend monstrueux.
    En aucun cas, il ne cherchait à dire qu'ils avaient eu raison de faire ça, ou qu'ils avaient des circonstances atténuantes. Essayer de comprendre une telle cruauté, une barbarie pareille, est impossible. Je ne vois pas comment est-ce qu'on pourrait justifier ça. Comprendre comment ces hommes en sont arrivés là, c'est autre chose : ça ne les explique pas, ce n'est pas excusable, mais il est possible de comprendre ça, de se dire que c'est pour ça, même si ça reste dur à admettre et à comprendre, pour moi.
  • Nathalie

    Ex-Team

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    #5 13 Décembre 2012 16:13:29

    Je suis tout à fait d'accord  :)  Mais d'un autre côté, on n'est pas si loin de la justification. Il ne faudrait que quelques changements dans ce roman, un petit biais d'interprétation, pour faire passer Rudolf Hoess pour une victime des circonstances. Finalement, ce n'est pas un si méchant bougre, c'est un mari et un père responsable, un homme consciencieux, et il dit lui-même qu'il n'aime pas particulièrement ce qu'il a à faire. Son père est carrément plus détestable, à la limite de la folie mystique !

    Mais c'est justement ce qui donne froid dans le dos : c'est un homme normal qui en vient à ne même plus se poser de questions dans une situation tout à fait abominable. Jusqu'à la fin, il ne regrette rien, il ne se rend absolument pas compte de l'horreur des actes qu'il a commis.  C'est une autre époque aussi, où on n'hésite pas à menacer physiquement voire à tuer les opposants politiques (comme au début de sa "carrière" de SS), ce à quoi personne ne trouve à redire apparemment. Mais ça n'excuse rien, parce que les faits montrent bien que Hoess avait le choix de dire non, que d'autres personnes dans les mêmes circonstances, dans son entourage, ont gardé les yeux ouverts sur toute cette horreur. Robert Merle ne dit rien de tout ça mais il montre tous les aspects du personnage et on comprend très bien qu'il n'était pas fou, qu'il n'était pas exagérément manipulé, qu'on ne lui a pas menti, qu'il n'était même pas sadique comme certains de ses confrères (celui qui parle des enfants juifs comme "des petits singes"), qu'il s'est juste laissé "décérébrer" et que ce n'était pas une fatalité. C'est devenu un robot. D'ailleurs il y a un passage révélateur:

    Spoiler (Cliquez pour afficher)

    La fois où son épouse vient d'apprendre ce qu'il faisait vraiment et lui demande s'il pourrait faire ça à leur fils, ce à quoi il souhaite répondre "évidemment que non" et qu'il répond à la place "évidemment que oui"... à ce moment-là, si on lui en donne l'ordre, il pourrait faire n'importe quoi et au fond de lui, il le sait).



    Un autre aspect intéressant de ce roman c'est le moment où il a été publié : 1949 (si je me souviens bien). Comme Robert Merle l'explique dans la préface, on sortait de la guerre, l'Europe essayait de se reconstruire dans un monde où nazis, collaborateurs et résistants étaient obligés de cohabiter, et à ce moment-là on ne parlait pas de tout cela. Beaucoup de déportés et de prisonniers de guerre ont justement souffert de ce silence forcé qui a duré longtemps : on essayait très fort d'oublier, ce n'était pas encore l'époque du "devoir de mémoire". Robert Merle allait très à contre-courant et publie un livre qui ne pouvait pas être apprécié avant plusieurs années. Je me demande toujours ce qui l'a poussé, il était en tous cas très en avance. C'est peut-être pour ça qu'il a renommé le héros alors que son identité devait être de toutes façons transparente pour tous les contemporains.
  • Emeralda

    Bibliothécaire en chef

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    #6 13 Décembre 2012 17:41:24

    L'année de la sortie du livre n'est pas anodine effectivement. Ce livre a jeté plus qu'une pierre dans la marre !!! C'était une bombe !
    Robert Merle ne justifie pas le parcours de son "héros" à mon sens, il donne les éléments connus de tous ou presque et fait un état des lieux. Il ne faut pas oublier le rouleau compresseur qu'était alors la propagande dans l'Allemagne Nazie. Elle a "programmé" plus d'un homme à accomplir l'inimaginable. Les circonstances historiques n'excusent rien, n'expliquent pas tout, mais sont une donnée à prendre en compte autant que d'autres facteurs plus personnels, psychologiques...
    Ce livre est à lire. Chacun va le recevoir à sa manière. il ne laissera jamais son lecteur indifférent et pour moi, c'est la première qualité de cet écrit.
  • barbouille

    Pèlerin des mots

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    #7 06 Janvier 2013 14:12:06

    Pas encore lu pour moi, mais il me semble très intéressant,  il va donc rejoindre ma pal.
  • choulie

    Guide touristique des librairies

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    #8 08 Janvier 2013 11:18:03

    J'ai lu ce livre quand j'étais en seconde. J'ai été fascinée par le personnage principal même s'il commet des actes horribles tout au long du livre. Un passage qui m'a émue, c'est

    Spoiler (Cliquez pour afficher)

    quand l'adjoint se suicide et écrit : "je ne supporte plus cette odeur de brulé.

    " C'est tellement fort comme phrase.
    Une grande leçon pour moi ! ça m'a poussé à me poser beaucoup de questions. L'écriture est remarquable et le travail de documentation aussi.
  • BenoitD67

    Espoir de la lecture

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    #9 18 Janvier 2013 15:27:11

    C'est un très grand roman. Cruelle réalité que Robert Merle tente de nous expliquer (et non pas excuser) et son objectif est totalement atteint. Même si ces explications ont fait polémique; elles ont le mérite d'exister.
    Seul bémol selon moi; l'enfance malheureuse de Rudolf Lang le rend attachant au point qu'on espère toujours qu'il va se rendre compte de son horrible folie.
    A lire absolument!
  • Nathalie

    Ex-Team

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    #10 18 Janvier 2013 15:41:49

    choulie a écrit

    Un passage qui m'a émue, c'est

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    quand l'adjoint se suicide et écrit : "je ne supporte plus cette odeur de brulé.

    " C'est tellement fort comme phrase.
    Une grande leçon pour moi ! ça m'a poussé à me poser beaucoup de questions. L'écriture est remarquable et le travail de documentation aussi.


    C'est un passage qui me reste en tête à moi aussi, une phrase très forte, et aussi la preuve que dans les mêmes circonstances, quelqu'un d'autre n'a pas pu faire totalement abstraction de son humanité. C'est presque un message d'espoir en l'homme !