Toutes nos mains

 
    • cecile-tte

      Lecteur du dimanche

      Hors ligne

      #1 02 Mai 2017 16:16:55

      Bonjour, je me lance et vous fait découvrir un de mes textes...
      Tous les avis sont les bienvenus, surtout les critiques! Je ne veux que de l'honnêteté :)
      Un grand grand merci à tous ceux qui prendront la peine de le lire...!

      Toutes nos mains




      Ce matin.

          J’observe, je regarde, la foule sans visage qui bruisse autour de moi. Je me laisse guider par le flot incessant qui n’arrête pas de tourner, de tourner encore, jusqu’à m’en donner le tournis, la nausée. Ce matin, nous allons tous quelque part.
          Le froid de novembre me mord le visage et je suis pris d’un violent frisson quand une bourrasque de vent me bouscule. D’un geste, je resserre les pans de ma parka trop grande pour moi et presse le pas.
          Mes pas m’emmènent loin chez moi, de plus en plus loin, et tout semble grandir. L’air devient plus pur, plus brillant. Les barres d’immeubles deviennent des maisons mitoyennes, le béton se transforme en herbe, et des arbres immenses me recouvrent de leurs ombres. Mais cette beauté qui m’engloutit, je ne la supporte pas. Tout me semble étranger. Alors, pressé par une ombre dont j’ignore tout mais que je sens prête à bondir, je me mets à courir. Mes baskets frappent le sol, frappent la pierre, frappent le monde, de plus en plus vite, de plus en plus fort.
          Je perds l’équilibre.
          Mes mains ne me retiennent pas, et je tombe en avant, entrainé par mon propre poids, par mon propre corps, qui me trahit, qui me fait tomber à même le sol. Je crois que je reste un long moment, là, allongé sur l’asphalte, immobile, le froid engourdissant mes membres, mes pensées.
          Au bout d’un temps, enfin, je me relève. Je regarde mes mains qui ne m’ont pas retenu, mes mains inutiles, démesurées, monstrueusement lisses, d’une perfection qui me révulse. Elles ne m’ont même pas empêché de tomber, comment veux-tu qu’elles empêchent quiconque de tomber.
          Je me reprends, et continue à courir, sans m’arrêter, sans reprendre mon souffle. Je cours jusqu’à ce que mes mains poussent la porte H332, et que je me retrouve devant une muraille de visages flous dont je n’arrive pas à distinguer le contour. Je m’arrête face à eux, et je m’oblige à me calmer, à respirer. Respire.
          L’amphithéâtre s’est tu et me regarde. Les visages qui m’entourent sont déformés par des sourires trop grands. Le maitre de conférences me regarde. Il fronce les sourcils, me détaille. Il voit mes baskets aux lacets défaits, mon jogging sale, mon corps cabossé, l’entaille sur ma joue. Puis, son regard, leurs regards, se posent, horrifiés, sur mes mains immenses, que je cache, cache, derrière mon dos, dans mes poches, n’importe où pourvu qu’ils ne voient pas mes mains.
          - On n’est pas chez les sauvages ici, m’assène le maitre de conférences. Frappez avant d’entrer en cours, ou tachez de ne pas être en retard la prochaine fois.
          Je détourne les yeux, sans répondre.
          sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage
          Le mot tourne autour de moi, incessant.
          Je m’assois au fond de l’amphithéâtre, ravalant une bile qui monte au fond de ma gorge.
          sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage sauvage   
          Le mot se répercute encore et encore, ricoche contre les murs de la salle, comme un écho monstrueux de ce que je suis.
            D’une remarque anodine, prononcée le premier jour de cours par un enseignant mécontent, le mot s’est collé, fiché à moi. Indélébile. Je suis devenu le petit sauvage au regard noir, au souffle court d’avoir trop couru, et aux mains immenses, disproportionnées. Avant même de connaitre mes origines, ils savaient déjà tout de moi. J’étais un petit sauvage dont il ne fallait pas s’approcher au risque d’être mordu par ses mains trop grandes.

      Ces matins.
          Les jours ont défilé, et avec eux, l’habitude perte d’éclat des choses et des êtres. L’étiquette de sauvage, qui me collait à la peau depuis le premier jour de cours, ne m’a pas quitté. Je travaillais dur pourtant pour m’en détacher. J’étirais mes lèvres pour sourire, j’obtenais des notes raisonnablement bonnes, je parlais même, et surtout, je cachais mes mains le plus possible. Mais lorsque les gens ont une image de vous, il devient très vite impossible de la retirer de leur tête. Les mots ont ce drôle de pouvoir que nous ne maitrisons pas de nous étiqueter, de nous ranger sur une étagère en compagnie d’autres bocaux lisses et creux. Voilà ce que j’étais devenu : un bocal vide, un creux.
          Puis, ils ont eu vent de là où j’habitais. Là-bas. Ce lieu si loin d’eux et à la fois, pourtant, si proche. Ce lieu dont ils n’avaient connaissance que par des flashs infos incessants qui montraient toujours une violence sans nom. Cette cité qu’ils auraient préféré oublier, voulant qu’elle disparaisse, elle, sa violence, et ses habitants. Cette cité qui les fascinait autant qu’elle les révulsait. Le « sauvage » est alors devenu plus fort, plus ample, prenant une tournure encore plus terrible, terrifiante. On me regardait, attendant que je devienne, presque avec impatience, un criminel, un sauvage. Car, après tout, on sait tous comment finissent les garçons des cités.
          Je n’étais pourtant pas le seul à venir de là-bas. On était trois à venir ici grâce à une bourse un peu tombée du ciel qui s’était abattue sur nous un peu par hasard. Un garçon invisible, une fille perdue et moi, le sauvage aux grandes mains. Si je n’avais encore jamais vu le premier garçon, la fille, elle, semblait s’être bien mieux intégré que moi, elle trainait souvent avec un groupe de filles aux sourires trop larges et aux cheveux si longs qu’ils formaient une auréole funèbre autour de leurs visages. Elle, elle semblait s’être habituée à tout ça. Pourtant, lorsque parfois, je l’observe, elle semble absente, ailleurs. Ces yeux sont toujours perdus quelque part loin au-dessus des bâtiments gris. Je me demande où est cet ailleurs. J’aimerais le rejoindre.

          En allant en cours chaque matin, je la croise. Ma voisine, mon amie, une inconnue peut-être, je ne sais plus. Je la regarde, et la seule chose que je vois, c’est ses bleus sous ses habits trop larges pour elle, les coups qu’elle a reçus mais que je ne discerne pas. La tristesse que je lis sur ces traits me déchire. J’aimerais effacer sa peine, effacer toute cette peine qui nous entoure et nous ronge. Mais je ne fais rien de tout cela. Et lorsque je rentre chez moi, l’air semble se raréfier, devenir plus sale, plus collant. Cet air-là, c’est le mien.
          Je retourne chez moi, un chez moi sans porte ni fenêtre, un chez moi sans lit sans bureau. Un chez moi si petit que parfois l’air me manque. J’ai l’impression que ce monde n’est pas à ma taille - trop grand, trop petit, peut-être juste trop. Je n’entends plus ma voisine crier et je n’arrive pas à dormir. Alors, j’ouvre la fenêtre qui donne sur un gris sans fond, et je tente de reprendre mon souffle. Parfois, j’oublie comment c’est, de respirer. Je regarde en contrebas, les fourmis d’hommes qui n’ont pas de lieux où dormir, qui errent comme des ombres dans la nuit. Et je me demande. Je me demande sincèrement. Comment les gens font. Comment les gens arrivent à bien dormir la nuit dans leur maison où tout suinte la douceur. Comment font-ils pour rêver alors qu’ils savent qu’à quelques mètres d’eux, qu’à quelques centaines de mètres d’eux, des gens dorment à même le sol, n’ont rien ? Je me demande comment ils font avec toute cette souffrance autour d’eux, comment ils font pour vivre avec cette souffrance qui est partout, sauf en eux. J’aimerais les admirer pour ça.

          Il y a ce matin où je croise ma voisine. Recroquevillée contre le mur, elle pleure. Elle tente de prononcer quelques mots qui restent bloqués dans sa gorge. Son corps tremblant, secoué par des sanglots incontrôlables. Elle est plus belle que jamais. Il y a quelque chose de beau, de sincère dans sa détresse, dans cette rare forme d’abandon. Comme si tout son corps, son esprit se relâchaient d’un seul coup. Je m’accroupis à sa hauteur, et l’observe sans rien dire.
          - Parfois, j’ai l’impression de m’effacer peu à peu, elle me dit d’une voix ténue, à peine perceptible.
          Alors qu’elle se confie à moi, je regarde mes mains trop grandes pour moi. Je me dis qu’elles, elles ne s’effacent pas. Je ne sais pas pourquoi j’y pense maintenant. Il paraît que c’est un réflexe typiquement humain de penser d’abord à soi avant autre chose.

          Il y a ce matin, où je suis assis sur le banc, cachant mes mains sous mes cuisses. Je dévisage les autres, cherchant à comprendre d’où ils tirent leur insouciance, leurs rires en rafale, la fureur de leur vie. On pourrait croire que je me sois habitué à tout ça. Mais tout hurle en moi que je ne viens pas d’ici, que je ne serai jamais ici. L’immensité qui me sépare du reste du monde me terrifie. Parfois, j’ai l’impression qu’il existe deux mondes réunis dans une terre, deux mondes qui ne pourraient s’emboiter.

      Nos matins.
          Enfin, il y a ce matin - comme si tout se passait le matin. Je n’entends tout d’abord rien, si ce n’est le bruit confus de ma propre respiration.  Puis je la vois, cette femme, cette fille, ma voisine peut-être, je ne sais plus. Je la vois, je vois la détresse de son regard, les larmes sur ses joues, sa jupe relevée, déchirée. Mais par-dessus tout, je les vois eux. Deux hommes qui la tiennent fermement contre le mur. Je vois ces hommes avec leurs couteaux, leurs cicatrices. Je vois la haine, la rage dans leurs yeux.
          Les couteaux dans leurs mains.
          Leurs mains sur sa cuisse, sur son ventre, sur son corps.
          - Dégage, me jette un des hommes.
          Il me dit de dégager, il me fait un signe de la main pour que je parte, pour que je m’en aille, pour que je détourne les yeux.
          Alors, c’est ce que je fais.
          Je détourne les yeux.
          Je fais ce que tout le monde fait, ce que je dois faire pour survivre. Et j’ai ce dégout qui monte en moi. Mais je le cache, je le pousse loin loin loin de moi. Parce que c’est ce qu’on fait tous. On détourne le regard. Parce que c’est comme ça que le monde fonctionne. On ferme les yeux sur ce qui nous dérange, sur ce qui nous révulse. C’est si facile de passer son chemin, c’est si facile de vivre les yeux fermés.

          Mes mains inutiles serrent convulsivement les lanières de mon sac à dos par à-coups.
          Mes mains inutiles pendent le long de mon corps, inertes.

          Je continue à marcher. Je ne sais pas où mes pas me mènent. Mais je continue à marcher pour ne pas vomir. Je tire mon frère par la main. Je ne sais pas s’il a vu la femme, les mains des hommes, je ne sais pas depuis quand je lui tire la main, je ne sais plus. Il me dit que je lui fais mal, qu’il a mal à la main, mais je ne l’écoute pas, je n’écoute plus depuis longtemps, et je me contente de lui serrer un peu plus la main, de le tirer un peu plus, vers où, je ne sais pas, mais quelque part, loin, loin de tout ça.
          Je vois le regard de mon frère qui s’éteint, je vois son visage se fissurer, quand il comprend, enfin, ce qu’il a vu. Je vois le regard de mon frère tout à fait éteint, ses yeux qui ne reflètent qu’un vide profond, que le creux de son âme. Mais quel âge as-tu pour voir, pour comprendre ce genre de chose ? A quel âge comprend-t-on l’horreur ?
          Je tremble, je crois.

          La rue est pleine de visages. J’entends les chuchotis autour de moi, cette mer de visage qui me jauge, me juge, ce mot que l’on répète et qui me brule, ce sauvage que l’on me jette au visage. Je veux juste faire taire ce vacarme. Alors je mets mes mains sur mes tempes pour contenir tout ce bouillonnement, tous ces cris, toute cette rancoeur, et je pousse un lent râle.
          Alors un homme pose sa main sur mon épaule. Un homme qui me demande si je vais bien. Un homme qui me sourit, qui me dit « est-ce que ça va ? ». Un homme qui ne fait rien d’autre que s’inquiéter pour moi.
          Mais je ne peux plus. Je ne peux plus. Tout gronde en moi.
          Je repense aux mains de ces hommes, des mains brutales, dures. Je repense à la détresse dans les yeux de cette femme.
          Alors je regarde mes mains. Mes mains si grandes, si laides. Ces mains que je déteste. Je regarde mes mains et je frappe cet homme de toutes mes forces avec toute la rage que le monde a pris soin de distiller en moi jour après jour.
          Je ne vois plus rien si ce n’est le rouge de ma haine.
          Je frappe cet homme. Sans aucune raison.
          Personne ne me retient, personne ne m’en empêche. Je les vois tous, autour de moi, qui me regardent la bouche ouverte, des poissons manquant d’eau, des poissons qui savent que, de toute manière, ils oublieront un jour, ils vivront toujours, pourvu qu’ils aient les yeux fermés. Je vois leurs mains inutiles qui s’agitent pour tenter de faire quelque chose, incapable de comprendre qu’ils ne font rien, qu’ils n’empêchent rien, incapable de comprendre qu’ils n’empêcheront jamais rien, car il faudrait ne plus détourner le regard, faire face à la laideur de nos propres mains, et ça, nous n’en sommes pas capables.
          J’ouvre les yeux.
          Et je le frappe.
          Encore et encore.
          Jusqu’à que -
          Jusqu’à que -
          Jusqu’à qu’il n’y ait plus qu’un corps disloqué par terre.
          Jusqu’à ce que je devienne le sauvage que l’on voulait que je sois.
          Je regarde mes mains tachées de sang. Je pleure, je crois. Je regarde toutes nos mains, et je ne vois plus que du sang qui dégouline, qui goutte, goutte, qui m’étouffe. Je pleure et mes larmes se mélangent au sang que nous avons tous sur nos mains.

      Dernière modification par cecile-tte (02 Mai 2017 16:18:49)