[Ernaux, Annie] Les années

 
    • Sia

      Super-Livraddictienne

      Hors ligne

      #1 22 Mars 2012 16:56:27

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      Éditions Gallimard, Collection Blanche, 241 p.
      2008


      ou Collection Folio, 253 p. 2010.



      "La photo en noir et blanc d'une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l'autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde ou la publicité d'Ambre solaire, d'échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille. Les cuisses plus claires, ainsi que le haut des bras, dessinent la forme d'une robe et indiquent le caractère exceptionnel, pour cette enfant, d'un séjour ou d'une sortie à la mer. La plage est déserte. Au dos : août 1949, Sotte ville-sur-Mer".

      Au travers de photos et de souvenirs laissés par les événements, les mots et les choses, Annie Ernaux donne à ressentir le passage des années, de l'après-guerre à aujourd'hui. En même temps, elle inscrit l'existence dans une forme nouvelle d'autobiographie, impersonnelle et collective.


      J'étais partie avec un léger a priori sur ce livre mais je dois l'avouer: j'ai adoré.
      L'autofiction est fondée sur les différentes photos d'elle que l'auteur égrène, depuis son enfance à aujourd'hui, et qui déclenchent le souvenir de l'époque choisie, d'événements marquants à l'échelle nationale, internationale ou personnelle.
      Par le récit, Annie Ernaux fait le portrait d'une époque (et, en filigrane, celui de sa propre vie). Le mode narratif choisi est assez original: c'est le pronom "elle" qui prédomine, donnant un aspect très distancié et presque impersonnel à l'histoire. Mais c'est là tout l'intérêt de ce choix: on se reconnaît dans ce qu'elle raconte, quelle que soit l'époque, dans ses combats d'enfant, d'adulte ou même de femme (le droit à l'avortement, la parité et tutti quanti). Le style est très fluide, et le livre se lit presque tout seul: les quelques listes interposées font effet de pause et d'instantané de l'époque. Même si, sur la fin, le roman perd un peu de l'euphorie initiale, il n'en garde pas moins de saveur, puisqu'il incarne parfaitement notre époque, emprunte de lassitude.
      Une très belle découverte donc, à mi-chemin entre l'autobiographie et le roman vaguement historique, un très beau portrait servi par une plume une efficace, et un ouvrage que je recommande chaudement!
      N.B.: presque un cadeau idéal sous le sapin, d'ailleurs, tant il peut s'adresser aux personnes nées entre 1940 et 2000!



      Bref aperçu du regard d'Annie Ernaux sur 6 décennies:

      Années 1940: «On avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelles de crêpe, la montre en or. Leur possession ne décevait pas.»

      Années 1960: «Le discours du plaisir gagnait tout. Il fallait jouir en lisant, écrivant, prenant son bain, déféquant. C'était la finalité des activités humaines.»

      Années 1970: «L'enregistrement hétéroclite, continu, du monde, au fur et à mesure des jours, passait par la télévision. Une nouvelle mémoire naissait.»

      Années 1980: «L'entreprise était la loi naturelle, la modernité, l'intelligence, elle sauverait le monde.»

      Années 1990: «L'anomie gagnait. La déréalisation du langage grandissait, comme un signe de distinction intellectuelle. Compétitivité, précarité, employabilité, flexibilité faisaient rage.»

      Années 2000: «La recherche du temps perdu passait par le Web. [...] La mémoire était devenue inépuisable, mais la profondeur du temps [...] avait disparu. On était dans un présent infini.


      Dernière modification par Sia (22 Mars 2012 17:04:11)

    • Tiphaine

      Lecteur averti

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      #2 22 Mars 2012 20:58:24

      J'adore Annie Ernaux , son roman Une femme m'avait touché à un point ...
    • misss-bouquins

      Improvisateur de marque-pages

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      #3 24 Mars 2012 12:36:12

      Je comprends ton avis mais je n'ai pas du tout était emballée comme tu l'as été. Du point de vue historique c'est intéressant mais justement ce n'est pas assez personnel. Je trouve que l'on ne s'attache pas aux personnages.
    • Sia

      Super-Livraddictienne

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      #4 24 Mars 2012 13:23:44

      Au début, ça m'a un peu gênée, justement, cette absence de "vrai" personnage. Jusqu'aux 40 premières pages, à peu près, ça ne me plaisait vraiment pas; mais après j'ai apprécié cette espèce d'universalité du personnage parce que, au final, ça pourrait être n'importe quelle femme de l'époque.
      Je ne sais pas si quelqu'un a lu (dans un tout autre registre) Chéri, tu m'écoutes? de Nicole de Buron, où le récit est à la 2de personne du pluriel, et ça donne le même effet un peu distancié (mais moins froid et clinique que certains passages d'Annie Ernaux.)

    • luCa

      Lecteur assidu

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      #5 30 Avril 2012 22:08:53

      J'adore Annie Ernaux !! Son écriture simple est tellement forte et juste, et ses thèmes sont toujours touchants car sincères ^^ En plus, l'auteur est géniale, j'ai eu l'occasion de la rencontrer sur un salon du livre et de discuter avec elle !
    • Plumisa

      Chercheur de mots

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      #6 01 Mai 2012 20:47:20

      Je n'accroche pas trop avec Annie Ernaux en général, sauf pour "Les années" que j'ai beaucoup apprécié. Mais je me pose une question : cette autobiographie collective  qui est très bien faite et retrace la vie en France sur 3 générations il faut, peut-être, avoir des vrais souvenirs d'au moins l'une de ces périodes pour apprécier pleinement ??? Vous qui êtes beaucoup plus jeunes (ben oui, il faut se rendre à l'évidence ;)!) êtes vous touchées par l’évocation certains évènements ou publicités ? Qu'est-ce que cela évoque pour vous ?
      Sinon, d'Annie Ernaux, j'ai adoré sa lettre publiée chez Nil "L'autre fille" qui est un petit bijou...
    • Sia

      Super-Livraddictienne

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      #7 01 Mai 2012 22:25:55

      Plumisa a écrit

      Mais je me pose une question : cette autobiographie collective  qui est très bien faite et retrace la vie en France sur 3 générations il faut, peut-être, avoir des vrais souvenirs d'au moins l'une de ces périodes pour apprécier pleinement ??? Vous qui êtes beaucoup plus jeunes (ben oui, il faut se rendre à l'évidence ;)!) êtes vous touchées par l’évocation certains évènements ou publicités ? Qu'est-ce que cela évoque pour vous ?


      C'est une question intéressante! Même si on ne peut pas être touché de la même façon quand on n'a pas vécu les événements, entre les cours d'histoire et les histoires de mes parents/grands-parents, je m'y suis retrouvée.
      Mais avec l'idée que, quand même, il y a des choses que j'aurais trouvées bien plus évocatrices si je les avais moi-mêmes vécues ou si j'en avais de vrais souvenirs, pas des souvenirs fabriqués!  D'autres personnes dans le même cas?
      Étonnamment, j'ai d'ailleurs trouvé la partie post-années 2000 moins bonne que les précédentes alors que c'était celle dont je me souvenais (réellement) le mieux (car la plus récente).

    • Well-read-kid

      Super-Livraddictienne

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      #8 01 Mai 2012 22:27:22

      ça m'a vraiment plu, mais sur la fin, ça m'a mis mal à l'aise et ça m'a rendue un peu déprimée...
    • Plumisa

      Chercheur de mots

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      #9 05 Mai 2012 21:29:14

      Sia a écrit

      Plumisa a écrit

      Mais je me pose une question : cette autobiographie collective  qui est très bien faite et retrace la vie en France sur 3 générations il faut, peut-être, avoir des vrais souvenirs d'au moins l'une de ces périodes pour apprécier pleinement ??? Vous qui êtes beaucoup plus jeunes (ben oui, il faut se rendre à l'évidence ;)!) êtes vous touchées par l’évocation certains évènements ou publicités ? Qu'est-ce que cela évoque pour vous ?


      C'est une question intéressante! Même si on ne peut pas être touché de la même façon quand on n'a pas vécu les événements, entre les cours d'histoire et les histoires de mes parents/grands-parents, je m'y suis retrouvée.
      Mais avec l'idée que, quand même, il y a des choses que j'aurais trouvées bien plus évocatrices si je les avais moi-mêmes vécues ou si j'en avais de vrais souvenirs, pas des souvenirs fabriqués!  D'autres personnes dans le même cas?
      Étonnamment, j'ai d'ailleurs trouvé la partie post-années 2000 moins bonne que les précédentes alors que c'était celle dont je me souvenais (réellement) le mieux (car la plus récente).


      Merci de ta réponse, je trouve que c'est intéressant d'avoir un avis "générationnellement" différent ;)

    • Ksatriah

      Livraddictien débutant

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      #10 06 Mai 2012 03:13:42

      Bonjour à toutes et à tous !
      Je fais partie de celles et ceux qui ont eu l'occasion de lire les écrits de Annie Ernaux. Pour ma part, il y aura certainement un manque accru d'objectivité, mais je l'avoue, j'ai beaucoup aimé !!! Je trouve qu'il y avait certaines résonances avec ma vie (peut-être suis-je trop jeune mais ...) rien n'empêche cela.
      Elle a su mettre en mots, de façon tranchée certes, ce qu'on n'ose pas ou peu dire.
      Concernant Les Années, j'ai été surprise de cette autobiographie collective, que l'auteure appelle "autobiographie impersonnelle". il y a eu ici, il me semble, un parti pris  "collectif" en retraçant de façon assez particulière, les 60 dernières années passées, que la plupart d'entre nous (ayant mon âge) n'ont pas vécu.
      J'ai donc beaucoup aimé cette idée de retracer ces années, sans doute imprécise ou ayant un caractère trop historique pour certains, mais valable. Son écriture simple, sans fioriture, est malgré tout très recherchée, très travaillée --> elle est quand même agrégée de lettres :p bon vous allez me dire, qu'on peut être agrégée et ... j'accepte volontiers vos critiques ;)

      D'ailleurs, elle parle d'elle mais personne ne s'en est vraiment rendu compte, elle fait état de sa vie au travers de photographies qui ne sont pas jointes au livre, sur lesquelles sont faites des descriptions précises de l'auteure, mais je vous assure qu'elle parle d'elle --> à la troisième personne du singulier. Cela fait partie de son style. Elle l'a fait dans La Place; de plus, selon les critiques que j'ai pu lire, elle ne se met pas en avant. Il s'agit certes d'autobiographie, mais pas cette autobiographie plate et morne (pas toutes les autobio' sont comme ça, je précise) où nous pouvons lire la vie de l'auteur(e) en long, en large et en travers.

      J'ai appris à lire du Annie Ernaux, ce n'était pas évident, mais maintenant, "elle" fait partie de mes livres de chevet.