#3 12 Février 2011 11:49:19
et pour que vous ayez une idée de mon ressenti perso face à cette lecture, ma chronique : Parle-leur à la lueur d’un pont
Quand l’ébauche d’un pont devient le sujet d’un roman abouti de pages en pages et de rives en rives, l’édifice surplombant le récit permet de voir celui-ci de plus haut et, sans doute, de contempler un paysage plus vaste qu’on ne l’aurait cru. Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants nous éblouit de cette manière : alors que Michel-Ange part à Constantinople pour répondre à la commande d’un pont sur la Corne d’Or, Mathias Enard préfère nous embarquer vers d’autres rives.
Au-delà de la simple élaboration d’une passerelle, le récit se prolonge en pont des soupirs, pour devenir une histoire d’amour tragique où les personnages ne font que se rejeter, se sacrifier et s’éloigner d’une rive à l’autre. Relations charnelles impossibles, distance entre les personnages : l’homosexualité refoulée de Michel-Ange va entraîner des séparations et des larmes, des scènes d’amour et de dérive.
De même que la danseuse androgyne susurre des légendes perses au cœur de la nuit à l’oreille de Michel-Ange, Mathias Enard nous murmure une magnifique histoire qui nous parle « de rois, de batailles et d’éléphants ». Ils incarnent des existences, des rêves et des réalités que rencontre l’artiste dans des récits contés au creux de son oreille. Des récits orientaux, mais surtout universels, rappelant la poésie persane, tout en touchant les occidentaux à travers leur lyrisme ; textes écrits qui pourtant semblent oraux. C’est dans ces paradoxes et ses infinies variétés que ce récit prend forme, s’étirant en un long poème en prose qui nous transporte et nous éblouit.
L’auteur s’est donc éloigné du pont pour nous parler, nous toucher et nous surprendre. De même, la quête artistique de Michel-Ange au travers de la ville va se convertir en découverte de lui-même. L’âme de la ville va le toucher profondément pour le transformer à tout jamais, l’influencer dans son œuvre et dans le reste de sa vie. Ce livre a la même fonction que la ville : provoquer en nous un changement qui nous fait ouvrir tous nos sens et nous permet de ressentir des émotions fortes, douces, belles ou tragiques. Notre humanité est alors embarquée vers des parfums exotiques et nous voguons à fleur de peau le temps d’un rêve de 140 pages.
Le pont illumine également l’âme d’Istanbul : une ville internationale dont l’édifice au-dessus du Bosphore dévoile son alliance entre l’Occident et l’Orient. Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants nous révèle le cosmopolitisme et la tolérance intemporels de la capitale de la Turquie en nous plongeant dans la ville au XVIe siècle, alors même que le symbole de l’union entre les deux continents, au cœur de Constantinople, n’a pas encore été construit.
Le style de Mathias Enard, lui aussi, se révèle sous l’éclat du récit. Le projet de jonction entre deux rives éclaire des phrases délicatement ciselées et une puissance évocatrice donne au récit une rare beauté, une majesté dans les détours et dans les raccourcis que peu d’auteurs parviennent à franchir. Chaque mot est mis en valeur, illuminé et lumineux à la fois. La musique douce qu’ils produisent est en harmonie avec le récit.
A la lueur d’un pont s’éclaire donc un récit de toute beauté mêlant romance et poésie, présent et passé, douceur et dureté, art et humanité. Le pont, inexistant, est pourtant bien réel sous la plume magique de Mathias Enard. Un très bel acte d’écriture. Un immense plaisir de lire.