Attrape-moi si tu peux

 
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      Livraddictien débutant

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      #1 20 Octobre 2015 20:04:47

      Je me lance et je vous livre une ancienne nouvelle steampunk que j'ai écrite en 2009 et qui m'a servie de base (avec une autre, composée la même année) pour rédiger mon roman "Un Air de Liberté".
      En espérant partager avec vous une petite part de l'univers qui m'habite.


      Attrape-moi si tu peux...
      © Link 2009




      Il se tenait debout, près de cette fenêtre dont le carreau n’avait plus qu’une transparence trouble et brumeuse, envahi par la fumée qui se collait avec la poussière entre chacune des fibres du verre. Prisonnière.
      Il était nu encore. Le corps moite de cette nuit sans sommeil imprimée sur sa peau empreinte de cette culpabilité, cette fièvre. Cette odeur. Il pressa plus fort le papier qu’il tenait entre ses doigts, à le déchirer.
      La fumée s’échappait des lourdes cheminées qui encombraient le sol, dissimulant sous la vapeur les dernières couleurs d’un ciel que l’on ne pouvait deviner qu’à cette heure de la journée.
      Entre l’éveil et la vie.
      Une vie faite de poursuites. Une vie menée dans le but de maîtriser ce qui ne pouvait que continuellement le fuir.
      Bryce esquissa un sourire léger. Presque un rictus. De son visage d’ange, qui gardait la candeur trompeuse des traits de l’enfance, brillait un regard noir qu’il jeta une dernière fois au-delà des nuages.
      Il déposa un baiser sur la boule de papier que la moiteur de sa main désagrégeait mollement. Mais, un enfant, cela faisait des années qu’il n’en était plus un. D’un geste vif et routinier, il la lança dans les braises rougeoyantes de la cheminée.
      Ce fut là qu’il empoigna son pantalon, à moitié englouti sous les coussins abandonnés au bas du lit. Et ce fut là qu’il saisit sa veste, égarée au sommet d’une armoire, sans qu’il se souvienne véritablement du geste qui l’avait projetée à cet endroit. Il reconstitua ainsi pendant plusieurs minutes les pièces d’un puzzle vestimentaire éparpillé dans des endroits parfois si saugrenus que certains d’entre eux lui arrachèrent un sourire.
      Il achevait tout juste de s’habiller, lorsque des coups retentirent vivement à sa porte.
      - Capitaine ! Capitaine ! hurlait un homme, elle a recommencé !
      - Patientez une minute, Second Maître Fécamp, je suis presque prêt. Quoi donc ? Qu’a-t-elle recommencé ?
      - La Comtesse des Aiglefins. On raconte qu’elle irait revendre sa marchandise de contrebande à la taverne du Moussaillon vers 15 heures...
      Il ouvrit la porte à la volée. Un jeune homme brun, de belle allure, pénétra dans la cabine du Capitaine Bryce des Jardins aux Oiseaux.
      - Qui t’a informé, Elros ? Interrogea Bryce d’un ton distant.
      - Vous n’étiez pas seul, Capitaine... ‘Scusez de mon intrusion... s’esclaffa le jeune homme d’une voix coquine qui rendait son visage piqueté de tâches de rousseur plus malicieux encore, je ne voulais pas vous déranger. Vous exprimerez auprès de la lady qui vous accompagnait tous mes plus profonds...
      - Je suis seul Elros, coupa Bryce agacé, qui t’a informé ?
      - Ankor. J'ai pu être engagé sur l’Albatros. Il doit la rencontrer pour l’échange cet après-midi.
      - Comment as-tu réussi à te défaire de sa surveillance ? Ankor est prudent. Et méfiant.
      - Je suis plus malin que vous ne le pensez, Capitaine.
      Bryce détailla quelques instants le visage espiègle de son jeune acolyte. Une lumière tranquille flottait au fond de son regard sombre, avant qu’une flamme ne l’éclaire subitement d’une étincelle malicieuse. Presque mutine.
      - Vous allez vous y rendre ?
      - Ne te fais pas repérer. J’ai encore besoin de tes informations, Elros. Je t’ai mandaté pour infiltrer l’un de ces vaisseaux pirates. Et je suis mandaté par le gouvernement pour interrompre ces actes de piraterie. Evidemment que je vais m’y rendre.
      - Vous arrêterez Madame la Comtesse des Aiglefins ?
      Quelque chose d’étrange vibra dans les iris clairs de Bryce des Jardins aux Oiseaux. Un sentiment indescriptible qui mêlait autant de détermination que de tension. De résignation. Tout se bousculait en lui, scellé en une seule et même émotion.
      - Sortez, Elros. Je vous retrouve à 15 heures à la taverne des Moussaillons.
      Le jeune homme s’inclina rapidement avant de s’envelopper dans une lourde écharpe de laine élimée pour quitter la cabine du chef de la police.
      - Arrêter la Comtesse des Aiglefins ?
      Bryce secoua la tête avec un rire amusé. Il se servit un verre de vin du fond d’une bouteille oubliée au coin de son bureau. Il observa le jeu de lumières qui se formait à sa surface en le faisant tournoyer à la lueur des bougies. Le regard pétillant des songes qui étaient en train de le peupler. Il le but d’un trait. Comme un hommage. Une trinque à laquelle il se préparait.
      - Non... T’arrêter gâcherait le plaisir que j’ai à te poursuivre, Carolyn des Aiglefins... murmura-t-il les yeux fixés sur la porte qui venait de se refermer.

      *
      **


      La Comtesse Carolyn des Aiglefins.
      La plus tenace, la plus dure, la plus féroce de la bande de pirates qui peuplait les airs de leurs dirigeables corsaires. Ils flottaient au dessus de cette atmosphère plombée. Noire. Étouffante d’une modernité que l’Homme n’avait pas su maîtriser et dont le développement incessant se répandait, tel un mycélium, sur l’ensemble des terres, annihilant tout.
      Malgré la volonté de l’humanité de se percher chaque fois plus haut, le réseau obscur de vapeur, de charbon, s’étendait... Divisant ce monde en une terre du haut... Une terre du bas... Et rien ne devenait alors plus précieux que l’eau. L’air... Ces éléments qui se raréfiaient et que quelques uns avaient eu la présence d’esprit de recueillir, les rechercher à leur source, chaque jour plus haut encore... Dans ces ballons de contrebande où chacun s’alliait pour mieux se détruire...
      Carolyn des Aiglefins avait été plus que la première à exercer cette revente d’oxygène et de pluie qu’elle fournissait à prix d’or à ceux qui vivaient encore en bas. Carolyn des Aiglefins était la meilleure. Elle maîtrisait le ciel comme d’autres cherchaient à maîtriser le monde. N’ayant pour seul homme de confiance qu’un robot dont l’identité était définie par deux lettres et un numéro. RV12/55. Des engrenages qu’elle préservait de la rouille avec une attention qui parfois frisait l'ambiguïté. Plus qu’une machine, presque un compagnon.
      Tels étaient les éléments de sa légende. Celle d’une femme. Une femme rebelle. Une femme qui avait sacrifié sa beauté au service de la piraterie. Une femme dont la noblesse transpirait chacun des pores de sa peau... Dont la seule vue inspirait d’elle-même le respect. La soumission... Selon les dires de ceux qui prétendaient l’avoir rencontrée.
      Un parfum de mystère l’enveloppait, comme la fumée des cigares dont l’odeur l’imprégnait jusque dans les boucles noires de sa chevelure.
      Capitaine des Inconscients...
      La Lady borgne...
      La défigurée...
      La Comtesse des fous...
      Il ne se comptait plus de surnoms qui ne lui avaient été donnés pour définir ce qu’elle était. Mais qui pouvait encore se gausser de l’avoir réellement vue ? De l’avoir réellement connue ?
      Aussi insaisissable que l’air dont elle avait fait son élément... Aussi éphémère que la fumée du tabac qu’elle laissait se consumer sur ses lèvres. Elle s’évaporait. Pour mieux recommencer...
      Bryce se souvenait clairement de la première fois où il avait vu Carolyn.
      Cette rencontre qui devait le changer à jamais. Elle l’avait façonnée. Elle avait fait de lui ce qu’il était. Plus encore, elle était une véritable raison de vivre. La seule.
      Il venait d’être nommé Capitaine de la police des airs et des frontières.
      Il venait d’effectuer sa première descente dans les bas fonds.
      Il venait de vivre sa première poursuite au milieu de ces pirates qui s’étaient éparpillés comme une volée de moineaux en le voyant débarquer avec ses hommes.
      C’était elle qu’il avait suivi.
      Il ignorait encore qui elle était.
      Il lui avait juste semblé, lâchement, que comme elle était une femme, il lui serait plus facile de l’attraper.
      Mais la suite lui prouva qu’elle s’était laissée prendre. Pour mieux le fuir. Se l’attacher.
      Elle s’était arrêtée devant ce bâtiment. Au milieu de cette place. Elle l’avait regardé. Toisé même. A peine essoufflée. Avec ce regard pénétrant qu’il ne devrait plus jamais oublier. Sans doute curieuse de découvrir le visage de son poursuivant. Celui dont elle n’avait entendu encore que le nom.
      Elle était le vent. Le vent qui se laisse capturer l’espace d’un instant pour mieux vous enivrer. Pour mieux vous échapper.
      De sa bouche balafrée, elle fit naître un sourire.
      - Bonsoir, Bryce des Jardins aux Oiseaux.
      Ce furent là ses seuls mots.  Ces mots qui se ritualiseraient. Bientôt. Entre eux. Comme un code qui se garde en secret pour préserver un instant à la fois tendu et précieux. L’appel à l’intimité.
      Alors elle s’était approchée de lui. Si près qu’il avait pu sentir le parfum qui imprégnait sa peau. Celui de son souffle qui avait caressé sa bouche. Avant de s’enfuir au moment où il avait senti ses mains courir le long de son corset brun. Sans pouvoir les retenir.
      Il y avait dans son œil unique quelque chose qui lui avait fait comprendre à cette seconde la seule chose qui désormais les attachait l’un à l’autre.
      Il était devenu sa raison de vivre.
      Il n’existait que parce qu’il était destiné à la pourchasser.
      Elle n’existait que parce qu’il allait la rechercher.
      Leurs destins venaient de se lier.
      Et ils savaient tous deux que le jeu ne faisait alors que commencer.

      *
      **


      Il était 15 heures précises lorsque Carolyn entra dans la taverne des Moussaillons. Seule. Elle jeta un regard bref. Suspicieux. Balayant rapidement la salle d’un air faussement distrait.
      Ankor était là déjà, près de la bibliothèque, dans un coin retiré des affres bruyantes et bourdonnantes des tables d’ivrognes et des rires saouls. Assis sur une banquette avec cet air arrogant et tellement sûr de lui qu’il aimait afficher.
      - Avez-vous apporté la marchandise, Comtesse ?
      Un rictus tordit la cicatrice qui barrait la joue de Carolyn. Sans un mot, elle sortit de sa besace quelques tubes de métal doré et rouillés, grossièrement assemblés à l’aide de clous de tapissier. Ankor, observa le contenu de chacun d’entre eux sous la surveillance des hommes qu’il avait emmené.
      - Votre prix, Madame ?
      - A celui habituel, j’y ajouterai un baiser, confia Carolyn, une aura narquoise écumant au fond de son iris.
      Ankor étouffa un rire. Son œil aveugle ne vit pas un fauteuil se retourner devant la cheminée. Il allait payer le tribut que la Comtesse venait de lui imposer lorsqu’une voix par trop familière résonna à son côté.
      - Bonsoir, Carolyn des Aiglefins.
      Bryce se tenait dans une posture tranquille. Victorieuse.
      Les pirates filèrent rapidement à travers les pièces ouvertes de la taverne, comme une traînée de poussière soulevée par les vents.
      Ankor, n’était nullement effrayé, nullement inquiet. Il se courba galamment vers Carolyn et déposa un baisemain sur les doigts raffinés de la Comtesse...
      - Je réglerai ma dette, Madame... En son temps, soyez-en sûre...
      Il lui envoya un dernier regard empli d’un certain mystère avant de s’enfuir.
      Carolyn commença alors à décamper. A l’affût des pas de Bryce qui la poursuivait. Plus proches. Elle s’engouffra dans un couloir sombre qui débouchait sur une sorte de boudoir...
      Il apparut. Derrière elle. Elle ferma les yeux, se laissant envahir par la sensation de sa présence silencieuse. Dans l’encadrement de cette porte unique. Au bout du corridor. Au bout de la course.
      Elle s’était arrêtée de courir. Une impasse. Une telle erreur ne lui ressemblait pas. Mais l’avait-elle réellement commise ?
      Elle se retourna avec un calme et une sérénité désarmants.
      Un sourire naquit au coin rapiécé de sa bouche. Le regard pénétrant, sauvage dans sa capitulation, encore prête à fuir au-delà de ce corps immobile. Mais fuir à présent dans la direction qu’elle avait choisie de lui donner.
      - Bonsoir, Bryce des Jardins aux Oiseaux, glissa-t-elle.
      Sa voix était feutrée. Sensuelle. Les mots habituels se répandirent en Bryce comme une vague de vapeur.
      Il s’approcha. Comme à chaque fois... Il fit glisser ses mains autour de son visage. Lentement. Comme à chaque fois... Les enroulant autour de sa nuque pour mieux la conquérir. Garder sur ses paumes la sensation de son parfum.  De sa peau. Comme à chaque fois...
      - Je t’ai attrapée, murmura-t-il, mêlant son souffle à celui de la jeune femme qui restait obstinément immobile.
      Elle le fixait. De son œil unique et clair, quasi translucide, à travers lequel elle était capable de se livrer autant que de se fermer. Se livrer. Uniquement à lui. Parce qu’on est toujours rattrapé par son destin... Par sa raison de vivre... Et que c’est à travers cette vie qui s’insuffle que l’on respire. Que l’on se sent vivant. L’un comme l’autre. L’un pour l’autre. Bryce à Carolyn. Carolyn à Bryce.
      Les mains du capitaine l’enveloppaient maintenant entièrement. Avec une douceur et une puissance qui hésitaient entre la caresse et la brisure. L’amour et la mort. Le début et la fin.
      Mais tout ne devait être qu’un éternel recommencement. L’étau se resserra autour du cou de la Comtesse des Aiglefins. Il l’attira d’un mouvement sec et précis contre son visage. Et comme à chaque fois, Bryce posa un baiser qu’il ne pouvait contenir sur les lèvres de la Lady borgne.
      Parce qu’il ne restait après la traque que l’excitation de l’avoir vécue.
      Il ne restait que le désir de se chasser.
      De se fuir.
      De se trouver.
      De se séparer.
      Sublimé par l’instant particulier où, chaque fois, il lui murmurait « je t’ai attrapée ». Encore...
      Où chaque fois elle s’offrait. Docile. Lui faire croire qu’il avait gagné. Cette nuit. Car il n’y a de plaisir à s’échapper que lorsque l’on sait la capture possible. Et s’il y avait une chose qui intéressait Carolyn, une seule, c’était d’être capturée par Bryce. Encore et encore. Jusqu’à l’épuisement...

      *
      **


      Il dormait toujours lorsqu’elle se réveilla. Leurs corps encore collés par la sueur et leurs odeurs qui s’étaient mélangées. Ce temps où la loi et le crime n’avaient fait plus qu’un. Elle se pencha. Silencieusement. Admirant ce visage d’ange qui respirait paisiblement. Bryce au visage si parfait. Carolyn au visage abîmé.
      Elle s’approcha afin de déposer ses lèvres sur les siennes pour s’imprégner de l’arôme qui s’exhalait de sa peau. Le conserver à travers un baiser. Jusqu’à la prochaine fois.
      Il ouvrit vivement les yeux. Il tira l’épaisse chevelure noire en arrière. Elle détestait cette seconde. Celle où il lui révélait qu’il ne dormait pas. A l’affût. Lui prouvant que c’était lui qui prenait et non elle qui choisissait. Elle le redoutait autant qu’elle le désirait. Car dans les prunelles de Bryce, rien jamais ne brillait avec autant de détermination qu’en cet instant. Ce regard froid et dur, implacable, perdu au milieu de l’infinie douceur des traits de son visage.
      Lui non plus ne se laissait pas capturer. C’était toujours au moment où elle s’interrogeait sur le fait qu’elle pouvait peut être l’aimer qu’il la ramenait face à la plus stricte réalité.
      - Pars.
      - Bryce...
      - Va-t-en.
      Elle se redressa sans chercher à cacher les courbes de sa nudité, éclairée par la pâle lueur de la Lune. Et celle encore un peu orangée des bougies qui finissaient de fondre sur la table de chevet.
      - Donne-moi une raison de te retrouver, Carolyn. Donne-moi une raison d’exister.
      Elle noua ses doigts entre les siens. Une expression oscillant entre nostalgie et plaisir sur ses lèvres. Elle joua quelques minutes avec la main qu’il avait consenti à lui abandonner.
      Elle se leva.
      Il s’était rendormi.

      *
      **


      Il se tenait debout. Près de cette fenêtre dont le carreau n’avait plus qu’une transparence trouble et brumeuse. Envahi de la fumée qui se collait avec la poussière entre chacune des fibres du verre. Prisonnière.
      Il était nu encore. Le corps moite de cette nuit sans sommeil imprimée sur sa peau empreinte de cette culpabilité, cette fièvre. Cette odeur. Il pressa plus fort le papier qu’il tenait entre ses doigts, à le déchirer.
      Bryce esquissa un sourire léger. Presque un rictus. De son visage d’ange, qui gardait la candeur trompeuse des traits de l’enfance, brillait un regard noir qu’il jeta une dernière fois au-delà des nuages.
      Il déposa un baiser sur la boule de papier que la moiteur de sa main désagrégeait mollement. Mais, un enfant, cela faisait des années qu’il n’en était plus un. D’un geste vif et routinier, il la lança dans les braises rougeoyantes de la cheminée. Effaçant les quelques mots qu’elle avait griffonnés. Les mêmes. Toujours. En attendant que l’on vienne cogner à sa cabine... En attendant de retrouver les restes épars de ses vêtements que la veille avait égarés... En attendant une nouvelle taverne... Une nouvelle descente...

      « Attrape-moi si tu peux,
      Bryce des Jardins aux Oiseaux... »

      Dernière modification par Lindsay Dole (21 Octobre 2015 11:13:08)