Les ombres de Malévie : Le renégat

 
    • Cyrlight

      Apprenti Lecteur

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      #1 29 Décembre 2017 00:49:11

      Bonjour/Bonsoir,

      Depuis un moment, je me disais qu'il fallait que je poste quelque chose ici, et j'ai fini par sélectionner un extrait que j'affectionne tout particulièrement, tiré de mon nouveau roman, car il s'agit de l'apparition de mon personnage préféré. J'espère que ça vous plaira :)



      — Tu abandonnes ?

      Katerina pâlit. Ayant utilisé la seule seringue qu’elle avait à sa disposition, elle se retrouvait démunie et ne pourrait plus compter sur rien d’autre que sur son ingéniosité pour la tirer d’un mauvais pas, ce qui était bien peu. Elle prit sur elle pour rester aussi calme que possible, tandis qu’elle cherchait des yeux la personne qui s’était exprimée.

      Les environs étaient déserts. Le timbre que Katerina avait entendu semblait provenir de l’autre côté du mur devant lequel elle s’était arrêtée, et auquel elle n’avait pas accordé un regard. Il s’agissait d’une immense enceinte, haute de plus de deux mètres cinquante. Les briques qui la composaient étaient sales, couvertes d’auréoles immondes qui ressemblaient à s’y méprendre à de l’urine.

      L’adolescente remarqua une ouverture, non loin de là. Elle était condamnée par un portail en fer forgé, dont la peinture écaillée révélait la rouille dissimulée en dessous. Dans le lointain, Katerina distinguait une grande construction. Sa façade était blanche et sa forme rectangulaire. C’était tout ce qu’il était possible de déduire à cette distance, car un terrain pentu et herbeux séparait le bâtiment de la route. Il était relié à l’entrée par un petit chemin de terre que le dégel avait rendu boueux.

      Une fillette se tenait derrière la grille, la plus singulière que Katerina ait jamais vue. Ses cheveux étaient noirs, filandreux, et ses yeux avaient une teinte grise, tirant sur le bleu marine. Sa peau était olivâtre, presque verte. Même chez un malade, il était rare de croiser un épiderme d’une couleur aussi étrange.

      Elle paraissait très jeune et ne devait pas avoir plus de neuf ou dix ans. Son regard, en revanche, était tout sauf celui d’une enfant. Il exprimait un sentiment blasé, comme celui de quelqu’un qui serait revenu de tout, et fixait Katerina d’une manière si pénétrante que la jeune fille se sentit rapidement mal à l’aise. Elle n’avait aucune raison d’avoir peur d’une simple fillette, mais celle-ci la troublait.

      — C’est… Est-ce que c’est toi qui viens de parler ? demanda Katerina, hésitante.

      La question était stupide. Il n’y avait personne aux alentours et les prunelles de la petite ne lâchaient pas les siennes. Elle le confirma par un clignement de paupières appuyé.

      — Qu’est-ce que tu as voulu dire par « tu abandonnes » ?
      — Ce n’est pas ce que tu t’apprêtes à faire ? lança l’autre.

      Sa voix était aussi déconcertante que son physique. Monocorde, elle paraissait robotisée, comme si l’enfant récitait un texte plat. Quant à ses paroles, elles étaient encore plus perturbantes. Comment pouvait-elle savoir cela ? Avait-elle prononcé cette phrase au hasard ? Katerina était convaincue que non.

      — Qui es-tu ? murmura-t-elle.
      — Mon nom est Mira. Je peux t’appeler Kat ? C’est plus joli, je trouve.
      — Tu sais qui je suis ?

      La fillette acquiesça d’un hochement de tête et l’adolescente fut abasourdie. Que lui arrivait-il ? Rêvait-elle ? Comment cette enfant pouvait-elle disposer d’informations à son sujet ? Katerina était presque sûre de ne l’avoir jamais vue.

      — D’où me connais-tu ? Nous sommes-nous déjà rencontrées ?
      — Non, c’est la première fois. Je ne te connais pas, mais je t’aime bien.
      — Tu… Tu m’aimes bien ? bredouilla Katerina, totalement désemparée.
      — Il y a beaucoup de bonté en toi, ce qui n’est pas courant. Malgré ça, je sens que de terribles dangers te guettent et ça ne va pas aller en s’arrangeant. Il faut que tu te mettes à l’abri.
      — Serais-tu… Serais-tu médium ? s’enquit la jeune fille qui ne voyait que cette explication, aussi absurde soit-elle.
      — Pas vraiment. C’est plus compliqué que ça.

      La maturité avec laquelle Mira s’exprimait était tout aussi désarmante que le reste. En dépit de son apparence juvénile, elle semblait posséder un cerveau aussi affuté que celui d’un adulte, voire davantage. Ce trait de caractère allait de pair avec la dureté de ses iris.

      — Tu as eu de la chance de tromper la Vojska si longtemps, mais ils ont fini par découvrir ton subterfuge. Ils savent que tu n’es pas là où tu es censée être et ils sont sur ta piste. S’ils te mettent la main dessus, jamais tu ne trouveras ce que tu cherches.
      — Que me feront-ils ? interrogea Katerina, anxieuse.
      — Rien. Ce n’est pas moi qui vais t’apprendre qu’ils ont besoin de toi vivante. Simplement, Nikolaï ne se présentera pas à toi s’il s’aperçoit que des soldats te suivent.
      — Nikolaï ? Est-ce que tu saurais me dire où je peux le trouver ?

      Le visage de Mira, jusqu’alors froid et impassible, se fendit d’un sourire qui n’avait rien de rassurant. Le malaise de Katerina s’intensifia. Cet échange dépassait son entendement et elle avait presque du mal à croire que tout ceci était réel, tout en sachant au fond d’elle que c’était bien le cas.

      — Tu n’es pas très loin du but, mais il faut que tu te dépêches avant que la Vojska ne t’ait rattrapée. Si tu ne les devances pas, tu échoueras.
      — D’accord, mais est-ce que tu pourrais te montrer un peu plus précise ? la pria l’adolescente. Comme… Je ne sais pas… M’indiquer la direction à suivre, peut-être ?

      Mira pointa un doigt vers l’ouest au moment où quelqu’un criait son nom, derrière elle. Si Katerina sursauta à cause de cette brutale interruption, la fillette n’afficha pas la moindre surprise. Elle se contenta de se retourner calmement pour accompagner du regard la femme qui dévalait le chemin jusqu’au portail.

      Corpulente, elle portait une blouse blanche identique à celle des médecins. Ses cheveux blonds, presque blancs, formaient un chignon sur sa nuque, duquel s’échappaient quelques mèches folles. Son visage était marqué par un hématome au niveau de la joue et elle avait une trace de morsure sur la partie charnue de sa main. Ce fut essoufflée qu’elle arriva à leur hauteur.

      — Mira ! Tu sais très bien que tu n’as pas le droit de parler aux inconnus. Tu ne devrais même pas être ici. Je suis désolée qu’elle vous ait importunée, madame.
      — Oh non, ce n’est rien, je vous assure, affirma Katerina. Nous avons juste discuté.

      Elle ne voulait pas que l’enfant ait des ennuis par sa faute, aussi tenta-t-elle de minimiser la situation. La femme, qui l’étudiait à travers la grille, fronça les sourcils, avant de saisir la paume de Mira. Elle l’entraîna à sa suite, sans ajouter un mot, pour la reconduire vers le bâtiment. La fillette se laissa mener docilement, mais se retourna à plusieurs reprises pour observer Katerina.

      Cette dernière frissonna. Quelle étrange petite fille… Il y avait quelque chose d’effrayant en elle, néanmoins elle ne s’était pas montrée désagréable. Au contraire, si ses informations s’avéraient exactes, elles seraient d’une aide précieuse pour permettre à Katerina de retrouver Nikolaï.

      L’adolescente allait tourner les talons pour s’éloigner vers l’ouest, comme Mira le lui avait conseillé, lorsque son attention fut attirée par la plaque en cuivre qui ornait le mur d’enceinte. Elle se raidit en découvrant devant quel genre d’établissement elle se tenait.


      Centre Jacobski
      Hôpital psychiatrique

    • Cyrlight

      Apprenti Lecteur

      Hors ligne

      #2 15 Janvier 2018 17:43:08

      Puisque le roman est maintenant paru, voici un extrait nettement plus long. En réalité, il s'agit du premier chapitre, dans son intégralité.

      Spoiler (Cliquez pour afficher)

      ​Le ciel était gris et morne, au-dehors. Exactement comme la vie qui régnait ici. C’était du moins ce que songeait Katerina Masaryk en regardant par la fenêtre, à côté de laquelle elle était assise. Le cours d’Histoire auquel elle assistait ne l’intéressait pas, pas plus que la matière en elle-même.

      ​La jeune fille de dix-sept ans était pourtant une élève brillante et studieuse, appréciée de ses professeurs, et qui obtenait toujours d’excellents résultats scolaires. Malgré cela, elle ne supportait pas de s’entendre narrer les bouleversements que son pays avait subis durant les dernières décennies.

      ​La Malévie était un petit État situé dans les Balkans. Il s’agissait autrefois d’une république florissante, mais sa prospérité avait pris fin une quarantaine d’années plus tôt lorsqu’un président, Filip Kovalenko, avait décidé de gouverner non plus pour le peuple, mais pour lui seul.

      ​Cette période tristement célèbre était celle d’une dictature. Les libertés citoyennes avaient toutes été bafouées et les braves qui avaient tenté de renverser ce nouveau régime avaient été pour la grande majorité tués ou incarcérés. Katerina n’avait pas connu cette époque, mais sa mère lui en avait assez parlé pour qu’elle se fasse sa propre idée.

      ​Alors que nul n’osait plus l’espérer, Kovalenko avait fini par être renversé, vingt-cinq ans auparavant. Un grand nombre de militaires avaient décidé de se ranger aux côtés de la population opprimée et de prendre sa défense, ce qui avait donné lieu à une véritable révolution, conduisant à l’exécution du chef de l’État.

      ​Les Maléviens avaient cru que tous leurs problèmes étaient terminés et s’en étaient réjouis. Ils ignoraient que le pire ne faisait que commencer. Le général Piotr Sezlak, considéré comme le héros qui avait libéré le pays du joug de la tyrannie, avait rapidement été réclamé à sa tête. Une erreur.

      ​La république et la démocratie étaient devenues des termes que plus personne n’employait. La Malévie était soumise à un pouvoir totalitaire et la chute de la dictature, qui avait d’abord été perçue comme une bénédiction, n’avait finalement rien apporté de bon.

      ​Sezlak et son armée, la Vojska, avaient la mainmise sur l’État, ainsi que sur le peuple. Ils régissaient absolument tout et les lois étaient encore plus rigides que sous la gouvernance de Kovalenko. Le général était devenu paranoïaque après son ascension politique.

      ​Il voyait des ennemis et des menaces partout, qu’il était déterminé à combattre. Sa folie l’avait même poussé à construire un mur immense, qui entourait la frontière, de manière à protéger le pays des attaques extérieures. Cela permettait non seulement à la Vojska de contrôler plus facilement toutes les entrées sur le territoire, mais également d’empêcher les Maléviens de fuir.

      ​Katerina se disait parfois qu’elle aurait aimé connaître sa patrie avant tout cela. Sans doute l’aurait-elle appréciée, mais en l’état actuel, elle en était incapable. Tout allait beaucoup trop mal pour qu’il puisse en être autrement.

      ​La sonnerie retentit, la faisant sursauter. Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas prêté attention au cours qui était sur le point de s’achever. Elle repoussa sa chaise dans un raclement métallique et se leva.

      ​De taille moyenne, Katerina était très mince et son corps manquait de formes. Elle était dotée d’une épaisse chevelure orangée, nouée en queue-de-cheval derrière son crâne. Quelques taches de rousseur ornaient la peau diaphane de ses joues, ainsi que son nez fin. Sa bouche, timide, ne souriait presque jamais. Elle exprimait la même mélancolie que ses yeux noisette.

      ​La jeune fille ramassa dans son classeur une feuille sur laquelle elle n’avait noté que deux ou trois phrases, avant de glisser celui-ci à l’intérieur de son sac déjà bien rempli. Il débordait de livres usés par les années. Katerina avait dû les acheter d’occasion, n’ayant pas les moyens de s’en offrir des neufs.

      ​Le manque d’argent faisait partie des difficultés quotidiennes auxquelles les Maléviens étaient confrontés. Ils travaillaient cinquante à soixante heures par semaine et effectuaient des tâches souvent pénibles, le tout pour une paye misérable. Les salaires permettaient à peine à une famille d’acheter le nécessaire pour subvenir à ses besoins.

      ​C’était d’autant plus dur pour Katerina, car elle vivait seule avec sa mère, Nadia. À l’époque où son père était encore avec elles, ils parvenaient à joindre les deux bouts, mais depuis qu’il les avait quittées, leur situation n’avait fait qu’empirer.

      ​Boris Masaryk avait été injustement accusé de vol par son employeur et la Vojska l’avait jeté en prison, après un procès expéditif où il avait été condamné sans la moindre preuve, juste sur des témoignages qui, pour la plupart, n’avaient aucune valeur. Il était mort huit mois plus tard, dans sa cellule, à cause des mauvais traitements infligés par les autres prisonniers et des ignobles conditions de détention.

      ​Katerina n’avait que treize ans lorsque cela s’était produit et elle ne s’en était toujours pas remise. Depuis ce jour, elle vouait à la Vojska une haine farouche, mais discrète. Quiconque manifestait ouvertement de l’hostilité à l’égard de l’armée devait s’attendre à voir les ennuis frapper à sa porte, or sa vie, tout comme celle de sa mère, était suffisamment compliquée ainsi.

      ​Son sac sur les épaules, l’adolescente quitta le lycée. Il s’agissait d’un bâtiment laid, crasseux, dont la façade était rongée par l’humidité. Son apparence n’incitait personne à pénétrer à l’intérieur, mais Katerina avait toujours été ravie de s’y rendre. Elle trouvait dans les études une échappatoire à sa triste existence.

      ​Rares étaient ceux qui continuaient leur scolarité comme elle l’avait fait. La majeure partie des enfants cessaient généralement de se rendre en classe après le collège pour chercher un travail et soutenir financièrement leur famille. Katerina avait également envisagé cette possibilité, mais sa mère avait refusé tout net.

      ​L’intelligence de sa fille était le seul réconfort de Nadia Masaryk. Elle était convaincue que Katerina était promise à un brillant avenir. Elle la voyait déjà devenir médecin, une profession pour laquelle l’adolescente n’avait jamais masqué son intérêt, et qui permettait à ceux qui la pratiquaient de s’en sortir un peu mieux que les malheureux éreintés par des emplois laborieux.

      ​C’était ce que Katerina pouvait espérer de meilleur pour sa vie future, mais son pessimisme l’empêchait d’y croire pleinement. Dans ce pays, tout pouvait basculer en une fraction de seconde, sans même un signe avant-coureur. Son père en était l’exemple, aussi refusait-elle de tirer des plans sur la comète.

      ​La jeune fille parcourait à pied le chemin qui séparait le lycée de chez elle, long de deux kilomètres. Elle n’avait pas de moyen de transport et si quelques bus circulaient de temps en temps dans Bivus, la capitale malévienne, elle préférait économiser son maigre pécule en optant pour la marche.

      ​Afin de s’épargner d’inutiles détours, Katerina coupait par des venelles insalubres, où se tapissaient des vagabonds. L’air empestait la pourriture et les miséreux faisaient peur à voir, mais ils n’étaient pas méchants. Ils se contentaient de lui accorder un regard distrait lorsqu’elle passait devant eux.

      ​Katerina les plaignait beaucoup. En plus de vivre dans l’indigence, ils étaient châtiés pour cela par la Vojska. Un couvre-feu était en vigueur de vingt-deux heures trente à six heures, horaire durant lequel les patrouilles militaires, chargées de faire régner l’ordre, étaient doublées.

      ​Tout individu surpris dans les rues à ce moment-là était sévèrement puni. Comme la Vojska ne pouvait jeter en prison tous les mendiants qui n’avaient pas les moyens de s’offrir un toit, ni exiger d’eux le paiement d’une amende, ils se contentaient de les rouer ponctuellement de coups, afin de montrer au peuple que nul n’était au-dessus des lois.

      ​Sezlak contrôlait non seulement le pays, mais aussi la vie de ses habitants. Toutes ces règles qu’il imposait avaient surtout pour but de permettre à ses hommes de surveiller chacun des faits et gestes des Maléviens, et ainsi contrecarrer toute vague de rébellion potentielle. Puisque c’était par ce biais que lui-même avait accédé au pouvoir, il connaissait toutes les ficelles.

      ​Après une demi-heure de trajet, Katerina déboucha enfin sur le boulevard qui était le sien. La route était flanquée par de hauts immeubles délabrés, comptant en moyenne cinq à six étages. Quelques-uns possédaient des balcons, mais ils n’étaient pas nombreux. Qui aurait eu envie de mettre le nez dehors, de toute façon ? Il n’y avait rien d’agréable à voir.

      ​En passant devant un lampadaire tordu, l’attention de Katerina fut attirée par une affichette qui y était collée. Elle s’arrêta afin de l’examiner de plus près.

      ​La photo d’un homme était imprimée dessus, en noir et blanc. Avec ses orbites creuses, ses joues émaciées et son crâne rasé, il faisait peur à voir. Ses yeux étaient sombres, pénétrants, et Katerina eut presque l’impression de les sentir se poser sur elle à travers le papier.

      ​Le cliché était accompagné d’un nom, sans plus d’explication. Sergei Grekov. C’était la première fois que Katerina l’entendait. C’était aussi la première fois qu’elle voyait cet individu. Elle tenta d’ignorer le malaise qu’il lui inspirait et reprit son chemin, tout en se demandant pourquoi quelqu’un avait pris la peine d’accrocher une telle affiche.

      ​S’agissait-il d’une personne disparue ? La Malévie n’était pas un pays très vaste et le mur qui l’encerclait confinait tout le monde à l’intérieur de ses frontières. Où que soit cet homme, il serait forcément retrouvé tôt ou tard. Personne ne pouvait se volatiliser indéfiniment, ici.

      ​Katerina avait atteint la porte d’entrée de son immeuble. Elle se déverrouillait naguère avec un digicode, mais l’appareil ne fonctionnait plus depuis quatre mois, sans que nul ne songe à le faire réparer. À cause de cela, la fermeture électronique avait dû être désactivée et le battant demeurait toujours ouvert.

      ​Katerina le poussa d’un coup d’épaule. Le seuil franchi, elle se retrouva dans un hall inhospitalier. Le sol, qui ne voyait une serpillère qu’une fois par trimestre en moyenne, était couvert de boue, et quelques toiles d’araignée pendaient au plafond. Au-dessus de sa tête, un néon grésillait. Il allait bientôt rendre l’âme et ne serait sans doute pas remplacé de sitôt.

      ​En passant devant les boîtes aux lettres, pourvues de serrures rouillées, Katerina jeta un œil à celle qui portait le nom de sa famille. À première vue, elle était vide. Cela signifiait donc que sa mère était rentrée du travail, ou que les factures avaient pour une fois décidé de les épargner.

      ​Juste à côté, il y avait une épaisse porte close, dont la peinture verte commençait à s’écailler. Elle donnait sur des escaliers obscurs qui descendaient dans les entrailles du bâtiment, où se trouvaient les caves. Katerina s’y rendait parfois, lorsque Nadia lui demandait de lui rapporter quelque objet entreposé en bas.

      ​Elle alla se poster devant l’ascenseur, qu’elle appela en pressant le bouton prévu à cet effet. L’appareil émettait un vacarme assourdissant lorsqu’il se déplaçait d’un étage à l’autre, auquel s’ajoutaient des grincements stridents très désagréables.

      ​Le compartiment eut besoin d’une minute entière pour rejoindre le rez-de-chaussée. Il était si exigu qu’il en paraissait presque étouffant. Bien que sa charge maximum soit destinée à supporter le poids d’une demi-douzaine de personnes, il était inconcevable de songer à rentrer là-dedans à plus de trois à la fois.

      ​Heureusement, Katerina n’était pas claustrophobe. Dans un pays comme le sien, où elle n’avait rien de mieux à faire que de se cloîtrer à longueur de temps, que ce soit chez elle ou dans une salle de classe, ç’aurait été un comble.

      ​L’ascenseur tremblait et elle sentait ses vibrations se propager jusqu’à son corps. Comme il était vieux et mal entretenu, elle appréhendait toujours qu’il finisse par tomber en panne, mais étonnamment, cela n’était encore jamais arrivé. Une chance, d’ailleurs, car elle l’empruntait chaque jour, ce qui lui évitait d’avoir à gravir les marches jusqu’au cinquième étage, où elle résidait.

      ​L’appareil s’immobilisa et les portes s’écartèrent en crissant pour libérer l’accès à un minuscule palier. L’obscurité régnait aux alentours, car il n’y avait ni fenêtre ni interrupteur. La seule source lumineuse provenait de la cage d’escalier et parvenait difficilement jusque-là.

      ​Deux appartements se faisaient face. Katerina se dirigea vers celui de droite, fermé à clé. Elle sortit un trousseau de sa poche tout en s’essuyant les pieds sur le paillasson, puis pénétra à l’intérieur.

      ​Il n’y avait pas de vestibule. En passant le chambranle, l’adolescente se retrouva directement dans une salle à manger au mobilier restreint. Une table en bois, assez grande pour accueillir quatre personnes, occupait le centre de la pièce. Un buffet était accolé au mur et l’une de ses portes, qui fermait mal, était maintenue en place par un morceau de papier.

      ​Dessus, trois cadres s’alignaient, renfermant des photos de famille. Katerina s’abstenait de les regarder. Nadia avait tenu à les conserver en évidence et sa fille avait choisi de ne pas s’opposer à cette volonté, mais les voir la faisait souffrir. Le visage souriant de son père, sur ces clichés, ne faisait que lui rappeler à quel point la vie était injuste.

      ​— Maman ? appela-t-elle.

      ​Une réponse étouffée lui parvint du salon adjacent, relié à la salle à manger par une simple trouée. Nadia se redressait sur le canapé lorsque Katerina la rejoignit, après avoir abandonné son sac dans un coin.

      ​Une couverture étalée sur ses jambes, un oreiller placé à côté d’elle, Nadia était vraisemblablement en train de faire une sieste, jusqu’à ce que Katerina la réveille. Femme de ménage, elle avait un métier particulièrement éprouvant et commençait le plus souvent dès la levée du couvre-feu.

      ​Les paupières gonflées par le sommeil, le visage un peu pâle, elle adressa un sourire à Katerina, qui le lui rendit sans entrain. Nadia passa ensuite une main dans ses cheveux mi-longs, d’un roux plus sombre que celui de sa fille, pour aplatir les mèches qui formaient des épis.

      ​Ses traits étaient tirés et elle avait les yeux cernés, en dépit du bref repos qu’elle venait de s’accorder. Elle rajusta son chemisier, car elle n’avait pas pris la peine de se déshabiller pour dormir, puis se mit debout. Elle était légèrement plus petite que Katerina, de quelques centimètres seulement.

      ​— Bonjour, ma chérie. Comment se sont passés tes cours ?

      ​Nadia déposa un baiser sur la joue de sa fille et l’étreignit avec tendresse. En général, lorsque Katerina se préparait pour se rendre au lycée, sa mère avait déjà quitté l’appartement. Elles ne se voyaient que le soir, et toujours brièvement, car Nadia repartait ensuite pour effectuer quelques corvées supplémentaires.

      ​— Bien, affirma Katerina. Comme toujours. Maman, je…
      — Tant mieux. C’est tout ce qui compte.

      ​L’adolescente se sentait coupable de passer son temps assise sur une chaise à prendre des notes quand Nadia se tuait au travail pour assurer leur subsistance, mais sa mère ne voulait rien entendre. Malgré leurs difficultés financières, elle interdisait à Katerina de se sacrifier pour lui venir en aide.

      ​— Veux-tu une tisane ? proposa Nadia après avoir replié sa couverture et l’avoir déposée sur l’un des accoudoirs du canapé.
      — Non, merci. J’ai quelques exercices de maths à faire pour demain. Je crois que je vais m’y mettre tout de suite.
      — Est-ce que ça te dérange si j’écoute la radio ?

      ​Katerina secoua la tête en signe de dénégation. Le son émis par l’appareil ne troublerait pas sa concentration. Ce qui la gênait, en revanche, c’était que Nadia prenne la peine d’écouter les nouvelles, si du moins il était encore possible de les nommer ainsi, car elles étaient toujours les mêmes.

      ​La Vojska filtrait avec soin les informations qui étaient communiquées à la population, de façon à leur laisser entendre que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Comment cela pouvait-il être vrai quand ils devaient endurer les privations et se contenter d’un piètre simulacre de liberté ?

      ​Nadia avait déjà disparu derrière une petite porte qui donnait sur la cuisine lorsque Katerina regagna la salle à manger. Elle récupéra son sac et s’installa à table, où elle sortit son matériel. Son livre ouvert devant elle, elle commença à lire l’énoncé du premier problème qu’il lui fallait résoudre.

      ​Elle aimait les chiffres bien plus que les lettres. Eux ne pouvaient mentir, contrairement à elles. Les mots, les phrases étaient des armes redoutables aux mains des politiciens, surtout de Sezlak, qui était considéré comme l’un des plus grands orateurs de Malévie.

      ​Le timbre nasillard de la radio s’éleva dans la pièce voisine, tandis que Katerina effectuait un premier calcul. Comme Nadia avait été contrainte de vendre la télévision, deux ans plus tôt, il s’agissait de leur seule fenêtre sur l’extérieur, un extérieur dont la jeune fille préférait oublier l’existence, même si elle ne le pouvait pas vraiment.

      ​— Un avis de recherche a été lancé par la Vojska. Il concerne un homme répondant au nom de Sergei Grekov.

      ​Katerina, focalisée sur ses exercices, ne réagit qu’à la mention de ce nom. C’était celui que portait l’individu dont la photographie était accrochée au lampadaire, dans la rue. Elle fronça les sourcils et tendit l’oreille. La Vojska lançait un avis de recherche ? Cela ne ressemblait pas à leurs méthodes habituelles.

      ​D’ordinaire, lorsque les soldats de Sezlak décidaient de capturer ou d’éliminer quelqu’un, ils s’arrangeaient pour le faire dans la plus grande discrétion. Ils évitaient ainsi la panique et le mécontentement au sein du peuple. Le plus souvent, les victimes étaient des opposants qui n’hésitaient pas à clamer ouvertement ce qu’ils pensaient du régime actuel, ou des personnes que l’on soupçonnait de rébellion.

      ​— Cet individu est dangereux. Nous vous recommandons de faire preuve de prudence. Si vous l’apercevez, prévenez immédiatement la Vojska avec le numéro d’urgence. Ne tentez pas d’intervenir vous-même.

      ​Katerina s’était détournée de ses calculs pour ne pas perdre une miette de l’avertissement radiodiffusé. Quand il prit fin, Nadia éteignit l’appareil et rejoignit sa fille, une tasse entre les mains, d’où s’échappaient quelques volutes de fumée. Elle soufflait sur son contenu pour le refroidir un peu.

      ​— Tu as entendu ça ? demanda-t-elle.

      ​Katerina acquiesça, puis saisit son stylo qu’elle avait abandonné sur son cahier le temps pour elle d’écouter. Elle acheva une opération interrompue en cours de résolution et était sur le point d’en réaliser une seconde quand sa mère décida de reprendre la parole :

      — Je me demande ce que cet homme a pu faire de si grave pour que la Vojska soit déterminée à le capturer au point de faire passer le message.
      — C’est la question que je me posais à l’instant.
      — Tu as une hypothèse ?
      — Je crois que oui, répondit Katerina. Cette annonce a pour but de nous effrayer en nous ordonnant de nous tenir à distance de ce Grekov, sous prétexte qu’il représente une menace. Une menace pour qui, cependant ? Pour nous ou pour la Vojska ? Il s’agit sûrement d’un rebelle.
      — Ce ne serait pas le premier, fit remarquer Nadia après avoir bu une gorgée de tisane. La plupart du temps, le gouvernement essaye de régler le problème en secret, et non d’en faire étalage.
      — Ils sont peut-être tombés sur plus malin qu’eux, pour une fois. S’ils sont obligés de lancer un avis de recherche, ça signifie forcément que cet homme a réussi à leur échapper, ce qui ne se produit pas tous les jours.
      — Si tu le dis… Ça ne m’empêchera pas de rester sur mes gardes jusqu’à ce qu’ils l’attrapent, au cas où il s’agisse réellement d’un dangereux criminel.
      — Un dangereux criminel ? répéta Katerina. Depuis quand la Vojska se préoccupe-t-elle sincèrement de ce qui peut nous arriver ? Elle fait régner l’ordre et jette ceux qui font le moindre faux pas en prison, mais uniquement dans le but d’inspirer la terreur, non celui d’assurer notre sécurité. Tout ce que Sezlak veut, c’est nous contraindre à la soumission. Il se moque que nous restions en vie ou non.
      — Tu penses vraiment que cet homme est susceptible d’intimider le gouvernement ? interrogea Nadia avec le plus grand sérieux.
      — J’en suis presque sûre. Je te concède tout de même que je n’aimerais pas me retrouver face à face avec lui dans la rue. Il me fait froid dans le dos.
      — Alors que tu as entendu la radio n’en faire mention que l’espace de trois minutes ?

      ​Katerina remua la tête. Apparemment, sa mère n’avait pas vu l’affiche suspendue au lampadaire, à moins que le document n’ait pas encore été accroché au moment où elle était rentrée du travail.

      ​— Sa photo se trouve en bas de l’immeuble. Au début, j’ai cru qu’il s’agissait simplement d’une personne disparue. Je comprends mieux, à présent.
      — Je regarderai ça en passant. D’ailleurs… Oh ! Il va bientôt falloir que je parte.

      ​Nadia consulta sa montre à deux reprises pour vérifier qu’elle ne lui jouait pas des tours et se dépêcha de finir sa tisane. Une grimace lui tordit la bouche lorsqu’elle avala le reste de sa tasse. Le breuvage était encore chaud et elle se brûla la gorge en l’ingurgitant aussi vite.

      Pendant qu’elle se hâtait d’aller déposer le récipient dans l’évier et de revenir décrocher sa veste du portemanteau, Katerina se replongea dans ses exercices de mathématiques.

      ​— Travaille bien, ma chérie, lui souhaita Nadia en lui envoyant un baiser avec la main.
      — Compte sur moi, Maman.

      ​Katerina lui adressa un sourire et l’accompagna du regard jusqu’à la porte. Quand le battant eut claqué derrière sa mère, elle ramena son attention sur ses devoirs. Comme elle les jugeait d’une facilité déconcertante, elle osait espérer ramener bientôt une excellente note.

      ​Nadia en serait ravie, et Katerina aimait lui faire plaisir. Avec la vie qu’elles menaient, elles avaient si peu de raisons d’être heureuses que lorsqu’une occasion de se réjouir se présentait, elles la saisissaient, aussi insignifiante soit-elle.

    • Matea

      Commence à sentir l'encre qui colle aux doigts

      Hors ligne

      #3 15 Janvier 2018 19:07:05

      Ah les sonorités slaves, elles donnent une ambiance à la fois rude et douce que j'adore.

      Tu m'as donné envie de lire ton bouquin ! =)
    • Cyrlight

      Apprenti Lecteur

      Hors ligne

      #4 15 Janvier 2018 22:51:15

      Merci :)
      C'est vrai que les sonorités slaves sont assez plaisantes, une fois qu'on s'y habitue.