Ces petits bouts d'imaginaire

 
    • Matea

      Commence à sentir l'encre qui colle aux doigts

      Hors ligne

      #1 13 Avril 2018 20:22:49

      Ils nous prennent au dépourvu. Qu'on soit littéraire ou non, qu'on bouquine ou non, qu'on ait ou non l'âme d'un écrivain, amateur ou emphatique, ils surviennent sans qu'on les attende. Un beau jour, on se retrouve tout seul avec des mots plein la tête et un besoin pressant d'en faire quelque chose. Alors on attrape le premier support venu, et on écrit. Souvent, ça n'a ni queue ni tête. Après coup, on se sent bizarre. On ne sait pas si ça nous a fait du bien ou non. On ne sait pas quoi en faire. Moi, ça m'arrive souvent.

            « Les rares initiés à avoir tourné les pages en sont ressortis changés. Transformés. Ils avaient à peine effleuré les mots des yeux qu’ils étaient déjà perdus. Ou retrouvés. Tout est question de perspective. Mais quel que soit le point de vue, ils avaient quitté le chemin habituel. La route de leurs semblables. Les voilà maintenant différents. Et ce n’est pas leur jour de chance. Ils errent, s’interpelant de loin en loin. D’une voix de plus en plus faible. Ils s’effacent. S’éteignent. Et meurent. Disparus dans les ombres. »

          Voyez comme c’est aisé, de parler pour ne rien dire. Parfois, les mots viennent, s’enchaînent, mais n’ont pas de sens, pas de but, et ne mènent nulle part. Ils peuvent retranscrire une émotion fugace, une ambiance passagère, une atmosphère originale, un événement particulier. Ces mots-là se suivent, se précipitent à toute allure, leur flot vous submerge soudain, et se tarit aussi vite qu’il est venu. Votre esprit fourmille de mots, vous les étalez sur une page à toute vitesse, au point que vos mains en tremblent, que vos doigts en bafouillent, s’engourdissent, vous trahissent. Et puis, pouf, plus rien. C’est fini, c’est passé. Tout est dit. Il n’y a plus rien, votre sac est vide, votre imagination lessivée comme après une violente averse. Même en l’essorant de toutes vos forces, il n’y a plus rien. Souvent, vous en ressortez frustré. Vous essayez, péniblement, de continuer. Mais chaque nouvelle lettre vous pèse, vous étirez les mots et les phrases avec l’énergie du désespoir, vous tentez vainement de combler les blancs.

          Ah, c’est terrible ! Car si vous vous relisez – on se relit toujours, on ne peut pas s’en empêcher – vous réalisez vite que cette vaine tentative de continuer a lamentablement échoué. Ces mots factices, artificiels, contraints et forcés, n’ont rien à voir avec le jaillissement pur et virulent qui a précédé. C’est comme planter des fleurs en plastique dans un champ verdoyant après une belle averse d’été, lorsque les végétaux scintillent dans le soleil retrouvé, avec cette intensité singulière. Et vous, vous avez l’audace de venir planter à la va-vite vos immondes fleurs artificielles, aux couleurs fades et à la texture rude et laide, au milieu de ces merveilles ? Ah non, ça ne va pas. Cela détonne, c’est criard, c’est faux, c’est une insulte au monde et à sa spontanéité.

          Comment pouvez-vous laisser ces mots grinçants et branlants écorcher la fin d’un texte aussi fluide, beau et fringuant ? Il faut vous rendre à l’évidence : ce qui devait être écrit l’a été. Il n’y a rien à ajouter. Si rien ne vous vient, alors inutile de chercher plus loin. Mais ce petit texte si enthousiaste vous laisse nécessairement un goût d’inachevé. Il était si vif, il dégageait quelque chose d’extraordinaire, il avait une âme, un sens. Il appelait une suite, il appelait l’imaginaire, il demandait ardemment à être poursuivit, enrichi, développé, continué. Lui mettre le point final maintenant, ce serait fermer une porte qui s’ouvre sur un univers vaste et superbe ! C’est toujours difficile, de devoir abandonner cet ouvrage à ce qu’il est.

          Mais ces accès d’inspiration sont fugaces. Ils ne sont rien de plus que l’expression momentanée de votre esprit en effervescence. Ils ne sont qu’un exutoire à votre imagination bouillonnante. Ils vous soulagent un temps de ce fourmillement qui vous agace et vous pousse à aligner quelques mots pour vous soulager. Souvent, ce n’est même pas très bon. Ça ne reflète rien, ça ne veut rien dire, ne mène à rien. Mais c’est vous. Ces petits accès qui vous prennent, et finissent griffonnés sur une page d’agenda, dans un mémo sur votre portable, dans un dossier sans nom perdu dans les profondeurs abyssales de votre ordinateur, ces petits bouts de vous qui exigent de sortir, et qui, une fois à l’air libre, s’éteignent et se fanent prestement.

          Écrire ce genre de petit texte, c’est un peu comme perdre une dent. Un jour, il se met à remuer en vous, il vous agace, il remue un peu, mais vous n’en êtes pas sûr. Vous jouez avec, vous le titillez, pour voir s’il va vraiment bouger. Plus il remue, plus il est proche de se libérer, et plus il vous obsède. Vous y pensez toute la journée, et surtout le soir, avant de vous endormir. Un jour, vous allez un peu plus loin que d’habitude.

          La dent se met à saigner. Les mots se mettent à s’aligner.

          Vous tirez sur la dent. Vous vous mettez à écrire.

          Elle vient d’un coup, toute seule, dans un petit bruit de succion, et hop, elle est dans votre paume, encore chaude et mouillée de sang et de salive. Le texte prend vie, soudain, et le voilà sur votre page, encore brûlant de ce qu’il signifie, de l’émotion fugace qu’il représente.

          Vous avez la dent dans la main, et dans votre bouche, il y a un petit trou. Vous y passez la langue, vous avez mal, et vous regrettez un peu. Quelque part, maintenant, elle vous manque, cette petite dent. Dans votre esprit soulagé, il y a maintenant un vide. Vous n’avez plus rien à penser. Vous essayez d’explorer le recoin prodigue de votre imagination, d’où ont jailli ces mots en bataille. Mais chercher vous fait mal. Il n’y a plus rien à dire. Et vous vous sentez vide, triste.

          Mais cette dent, vous la trouvez si jolie, que vous la gardez précieusement. Vous la rangez dans une jolie petite boite, comme un trésor. Et votre texte, vous le trouvez si beau, si franc, si plein de poésie, que vous le mettez quelque part, vous l’archivez, et vous le gardez.

          Un jour, dans un an, dix ans, un siècle, vous ressortez la petite boite. Vous retrouvez la dent, vous la regardez. Vous retrouvez la page d’agenda, la note de smartphone, le dossier dans l’ordinateur. Vous le relisez.

          Mais votre dent n’est plus la même. Et le regard que vous posez sur elle non plus. La dent a séché, elle a jauni, elle a vieilli. Votre texte n’a plus la même force, plus la même émotion. Il ne dégage plus rien, il est devenu fade et terne.

          Pourtant, vous gardez la dent. Et de la même manière, vous gardez ce texte.

          Vous la regardez encore, vous le relisez encore.

          Et là, vous vous rappelez. Vous vous souvenez de ce jour où vous avez perdu cette dent, de l’anniversaire de votre amie, où le beau Thomas vous avait enfin fait un bisou sur la bouche. Ce jour où vous avez croqué dans un bonbon un peu trop dur, ce jour où votre dent est tombée. Ce jour où vous avez trouvé cet événement incroyable. Vous vous souvenez de ce jour où vous avez écrit ce texte. De ce qui s’est passé, des émotions qui vous animaient alors.

          Et c’est à ce moment-là qu’à vos yeux, la dent retrouve un peu de son éclat. Pas pour ce qu’elle est. Mais parce qu’elle est une partie de vous, qui porte en elle son lot de souvenirs et d’émotions. Quand vous relisez votre texte, sans valeur littéraire, sans grandeur de style, vous y retrouvez simplement un morceau de vous-même.

          C’est cela, la valeur de ces petits emportements, de ces bouts de textes, de ces poignées de mots jetées à la va-vite sur une feuille, puis archivés et oubliés pour un temps. Ils ont le pouvoir de vous forcer à vous rappeler.
    • FloXy

      Empereur des pages

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      #2 13 Avril 2018 20:32:44

      Et bien dis donc, petits mais costauds ces bouts d'imaginaires !  :pouceleve:
    • Matea

      Commence à sentir l'encre qui colle aux doigts

      Hors ligne

      #3 13 Avril 2018 21:17:19

      J'en ai tellement, je ne sais jamais quoi en faire. Et puis, j'ai réalisé qu'ils étaient importants pour moi. Et en parlant avec d'autres personnes, j'ai aussi compris qu'on en avait tous, ou presque. Alors j'y ai beaucoup songé, et je me suis dit que s'il y avait un endroit où en parler, c'était ici. =)