Bon alors je sais que j'avais dit que je reviendrais Jeudi, mais le monde réel de la réalité véritable m'a rattrapée.
Comme vous vous en rappelez peut-être parce que j'en ai parlé à une ou deux occasions (l'euphémisme du siècle), j'ai eu de gros problèmes de santé entre Octobre 2019 et Mars 2020. Entre deux séjours à l'hôpital, je suis rentrée chez moi pour y trouver un petit colis-surprise, envoyé par l'adorable @RedPanda. Sous la tablette de chocolat, la bougie et le petit pot de thé, j'ai trouvé le roman Chien du Heaume, choisi par ses soins parce que l'histoire d'une meuf badass me ferait sûrement du bien.
J'étais contente, parce que recevoir un colis c'est toujours chouette, loin devant une relance des impôts ou ta fiche de paye depuis le prélèvement à la source, mais si j'ai fait brûler la bougie, fini le thé et mangé la tablette de chocolat, je n'ai pas lu le roman avant le mois dernier. Faut dire que le confinement a pas mal pourri mon rythme de lecture, entre autres raisons chronophages qui m'ont éloignée des livres ces derniers mois. Et je regrette un peu de ne pas avoir lu Chien du Heaume plus tôt.
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Comme son nom ne l'indique pas, Chien est une femme : elle vend son épée au plus offrant, et dans le monde obscur et violent qui est le sien, Chien n'a jamais de mal à trouver du travail. Incapable de se souvenir de son passé, elle est en quête de son véritable nom grâce au seul indice dont elle dispose : la hache ouvragée qu'elle tient de son père.
Alors autant trancher dans le vif direct : niveau scénario, Chien du Heaume est oubliable. C'est l'énième histoire d'un personnage qui va de point A en B puis en C en quête de la baguette de sureau la Montagne du Destin son passé. Bref, là on est sur du basique de chez basique. Parfois l'histoire stagne car Chien s'installe pendant plusieurs mois dans tel ou tel château, et c'est toujours un peu risqué de montrer des personnages désoeuvrés, parce que la plupart du temps les lecteurices s'ennuient avec eux.
Voilà, c'est tout pour les points faibles du roman, maintenant attaquons le reste. Car ce livre a de grandes qualités.
Quand on s'intéresse à la Fantasy, on peut rapidement se sentir découragé.e par la bibliographie de ses auteurs. Chaque histoire est développée sur une saga de dix tomes, donc si on s'engage c'est pour du long terme, en acceptant de ne pas avoir de réponses à ses questions avant au moins trois tomes d'une qualité souvent inégale, quand l'auteur décide pas carrément de se lancer dans un spin-off plutôt que d'écrire la fin alors qu'il avance doucement vers la mort. Ici, on est sur un one-shot de 200 pages, et ça fait du bien de lire une histoire de fantasy qui se suffit à elle-même. Bon en fait y'a eu un tome supplémentaire, mais ça reste plus jouable que, disons, l'Epée de Vérité...
D'ailleurs tant que j'en suis à planter un peu le cadre : ce roman est labellé Fantasy, mais il tient largement plus de la fiction historique. On est dans un monde médiéval crade, violent et dur comme une trique (y'a quand même plusieurs scènes de combats qui finissent avec de la tête fendue et de la cervelle répandue à même le sol, mais on n'est pas non plus dans une surenchère de gore. Si vous ne sourcillez pas devant un thriller lambda, tout ira bien pour vous), et si le monde contient des éléments féeriques comme trolls et dragons, nulle mention n'en est faite. Donc si vous ne concevez pas votre roman Fantasy sans elfes aux cheveux soyeux, nains amateurs de richesses et autres mages superpuissants, passez votre chemin, Chien du Heaume n'est pas pour vous. Si vous n'êtes pas dérangé.e.s par un monde type Trône de Fer mais sans bébés dragons ni marcheurs blancs... Foncez.
La narration est émaillée d'ellipses, passant volontairement sous silence des périodes qui varient entre des semaines et des mois. Si ça peut sembler perturbant, le fait que l'autrice passe sous silence de longues périodes de temps dépourvues d'action afin de faire évoluer ses personnages à travers les saisons et les années ne m'a pas déplu, parce que le rythme reste assez soutenu. Par contre le double-tranchant de cette stratégie, c'est que lorsqu'elle narre quelques parties de l'histoire qui se déroulent dans une ambiance plus calme que celles des débuts, on a l'impression que les scènes traînent en longueur.
J'en ai déjà parlé lors de ma lecture sur ce suivi, mais la plus grande qualité de ce roman, c'est son style d'écriture. Justine Niogret y révèle une véritable poésie de la violence, en émaillant sa narration d'un phrasé médiéval qui fonctionne divinement sur moi. Bon, déjà parce que j'adore le Moyen-Âge, cette période mésestimée de l'Histoire, mais aussi parce que je suis friande de tournures de phrases désuètes, autant dire que là c'était genre Noël en avance. D'ailleurs l'autrice réussit à rendre le tout digeste et poétique, et on sent une vraie connaissance des termes médiévaux, explicités en fin de livre dans un glossaire hilarant, à des années-lumière de la plume utilisée dans le roman.
Le langage utilisé colle à l'ambiance, je dirais même qu'il lui donne du corps ; l'écriture est au diapason de ce qu'elle décrit, et ça rend tout de suite l'ambiance palpable, faite de brume, du feu des forges et de sang coagulé. Je pourrais lire des pages et des pages d'une histoire qui ne va nulle part tant qu'elles sont écrites avec une telle qualité.
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Je n'ai plus de famille, je l'ai perdue avec mon nom ; qui me pleurera lorsque je serai passée ? Je ne survivrai ni dans le regard ni dans les rêves de ceux que je laisse derrière moi ; je suis seule. Alors ne me reste que la chanson des armes et du fer pour me faire entendre. Mais comment raconter mes faits d'armes et mes combats, si je n'ai pas un nom à poser en souvenance de ma vie ? La survie par les histoires, c'est le seul nerf de celui qui tient une épée, belle dame ; il n'y en a pas d'autre. Vivre encore après son trépas, tout auréolé de gloire et de furie. Qui serait assez fol pour s'en aller se faire trouer la panse si personne, une fois mort, ne composait sa chanson ?
Chien est une héroïne comme j'aimerais en croiser davantage. À des kilomètres de l'immense majorité des personnages féminins qui peuplent la littérature de l'imaginaire, on pourrait la comparer à une Brienne de Torth qui ne se serait jamais embarrassée des codes de la chevalerie. Représentante fidèle du monde qui l'a vue naître, elle est petite, laide, trapue et pleine de muscles : dure, violente et hargneuse, elle n'hésite pas à se frayer un chemin dans la vie à coups de hache et tant pis pour les dommages collatéraux. On parle d'un personnage bourrinos++ qui porte une armure intégrale, rien à voir avec une elfe sexy engoncée dans une armure de cuir au design étrangement peu judicieux. Le piège avec des personnages comme Chien, c'est que l'autrice en fasse tellement des caisses pour nous faire comprendre à quel point elle est badass qu'on en finit par ne plus trouver ça crédible, car le personnage semble trop monolithique pour être attachant... et c'est un piège dans lequel Justine Niogret n'est pas tombée. Elle a eu l'intelligence de compenser les moments de violence avec des phases d'introspection aux teintes mélancoliques qui rendent Chien touchante : plus bourrue qu'antipathique, elle n'est pas souriante, encore moins bavarde, mais on sent l'humanité derrière chaque silence.
Et elle n'est d'ailleurs pas le seul personnage intéressant dans ce petit roman. On y croise Bruec, le Chevalier-Sanglier qui accueille Chien pendant quelques années dans son château des brumes : relique d'une époque sur le point d'être révolue, il assiste, impuissant, à la mort de son monde et tente d'accepter que son destin n'est pas de mourir l'arme à la main. Le château de Bruec est d'ailleurs un personnage à part entière : c'est lui qui révélera aux lecteurices patient.e.s l'étrange douceur présente chez Chien. Dans cette maison de fortune, on trouve un refuge, une protection contre la cruauté de l'hiver, et un abri contre l'implacable soleil d'été : autour d'elle gravitent des hommes recouverts de fer, des mercenaires sans visage, de jeunes épousées tout juste pubères et déjà intrigantes, un forgeron qui travaille sans relâche dans les ténèbres de sa forge, en contant cette lointaine époque où il avait arrêté le travail du fer afin que ses mains s'adoucissent car, ainsi, il apprécierait mieux le contact de la peau de la femme qu'il aimait.
"J'aime cet outil. Je l'ai toujours aimé, encore plus maintenant que je sais que le cœur des amoureux y est semblable. Les amoureux que le temps ronge. Ceux qui s'aiment et n'osent pas s'ouvrir les bras l'un à l'autre pour s'y accueillir. C'est toute l'image de leur souffrance et de leur envie qui tient dans ces éclatements, toute la douleur de l'acier si tant et tant tordu qu'il s'en brise. Mais sais-tu le secret des forgerons ? C'est que nous savons la force des coeurs."
J'ai particulièrement aimé le personnage de la Salamandre, guerrier mystérieux dont personne n'a jamais vu le visage et dont on prétend qu'il est immortel : il est le seul relief réellement fantasy que j'ai pu croiser dans le roman, même s'il m'apparaît davantage comme un personnage métaphorique qu'une véritable créature fantastique. Sorte d'incarnation de la Mort, il est l'antagoniste du roman, mais n'est pas là pour Chien : c'est d'un autre personnage qu'il est à la fois la nemesis et le désir le plus ardent. J'ai adoré que notre héroïne se retrouve témoin de la grandiose destinée d'autrui, un changement bienvenu après des tonnes de romans qui sur-usent le trope de l'élu.
Ce roman n'est pas parfait, loin s'en faut : le scénario tient sur un timbre, certaines scènes ou situations sont à peine ébauchées, la fin n'est pas à la hauteur du reste, le rythme est plutôt inégal et on l'a marketé d'une manière qui, à mes yeux, ne peut que porter préjudice au livre, mais RIEN DE TOUT CA N'A D'IMPORTANCE. Il n'est pas calibré pour la perfection, et son format court permet à ces défauts de s'effacer au profit de ses grandes qualités. Cette chronique médiévale crasseuse qui fait la part belle aux mâchoires brisées est un très bon premier roman, sincère, prenant, qui ouvre plus de portes qu'il ne suit de chemins, avec dans son écriture une musique qui n'appartient qu'à lui. Justine Niogret a gagné un certain nombre de récompenses nationales avec son premier opus et on a même mentionné Chien du Heaume pour le prestigieux prix Locus. Quand on se dit qu'un premier roman est toujours un pas maladroit sur la route de la littérature, ça présage le meilleur pour l'autrice.
J'ai pas encore terminé de poser mon avis sur Circé, mais ça ne saurait tarder, en attendant je vous laisse avec l'indécent étalage de ce que j'ai emprunté en médiathèque (j'ai mis qu'un seul tome par saga pour les mangas sinon j'en avais pour la nuit)... Y'en a 49 et heureusement que la durée des prêts a été étendue jusqu'à la fin de l'été parce que j'ai franchement abusé...