Expérience de lecture, expérience d'écriture : roman en cours.

 
    • Santaiide

      Livraddictien débutant

      Hors ligne

      #1 18 Août 2010 01:07:10

      Bonjour à toi, lecteur.

      Je te propose ici de faire une expérience. Dans ces pages, un roman, que j'ai débuté il y a quelques semaines. Je poste ici les pages que j'écris au fur et à mesure.
      Si le lieu est aux critiques (que j'accueillerai avec plaisir), je publie ici plutôt dans le but d'écrire pour le lecteur, de tenir compte de ses avis et de ses envies tout au long du déroulement de l'intrigue.

      J'ai exposé l'origine de cette idée dans les présentations des petits nouveaux du forum : n'hésitez pas à visiter le post!

      Voici donc les premières pages : la suite reste dans mon disque dur, pour le moment. Surprise? L'idéal serait qu'elle ne colle pas à vos attentes!

      Libre à vous de critiquer, imaginer, spéculer, etc etc...

      Je vous en remercie d'avance!
    • Santaiide

      Livraddictien débutant

      Hors ligne

      #2 18 Août 2010 01:08:49

      Accoudée à la fenêtre, Ana contemple l’étendue de toits. La ville s’endort sous ses yeux. Les fenêtres s’éteignent une à une, elle finit par les compter. Ces gens normaux, pense-t-elle, qui vont se coucher en silence, pour ne pas réveiller les enfants, après le film de la soirée, pour récupérer avant la journée de travail qui les attend demain. Elle repère dans le noir un voisin assis sur une chaise longue, sur son balcon. Il profite encore de quelques temps au frais de la nuit. Elle est gênée, contrariée par cette découverte, elle voit son ombre, mais pas son regard : est-ce que, lui aussi, observe la nuit ? L’a-t-il vue ? L’observe-t-il elle ? La nuit est son royaume, il n’a pas le droit d’être là. Ana retourne s’assoir.
      Encore une nouvelle nuit d’insomnie ! Ana les redoutait au début, elle comptait les heures pendant lesquelles elle restait désespérément éveillée, celles qui lui restaient pour dormir avant sa journée de travail à elle. Elle a tout essayé : la relaxation comme elle avait apprit à l’école, le verre de vin, le lait chaud et les infusions de grand-mère, même le pétard sur conseil d’une connaissance… rien à faire. Son corps était fatigué, mais son esprit refusait de se détendre. Elle finit par adopter ce moment, par l’aimer, par l’attendre même.
      Elle a suivi, ce soir encore, son petit rituel après le dîner. Une douche pour faire disparaître toute trace de travail, de sueur, de jour. Elle enlève sa montre et n’y touchera plus avant le lendemain. Ne pas voir l’heure. Une tasse de maté, pour aiguiser son esprit et s’abandonner à la nuit, cet espace de liberté où le temps ne compte plus, où les gens disparaissent, où elle peut réfléchir, refaire sa vie, découvrir l’univers. Certains soirs, elle sort, elle déambule dans les rues jusqu’au petit parc, s’y assoit et respire. L’été elle préfère rester chez elle : la ville pue trop lorsqu’il fait chaud, et on y croise encore trop de monde. La fenêtre, ou, juste à côté, le canapé, l’ordinateur, internet. Internet est fabuleux : elle s’y perd, entre les sites d’actualités et les pages d’informations. Elle découvre, elle apprend, elle suit le cours du labyrinthe de pages, se laisse guider par sa curiosité.
      « Tu nous fais toujours une de ces têtes, toi, le matin ! » Elle reconnaît la voix de Fred, un collègue. « Il me faut un café » répond Ana en guise de bonjour. « Eh, faut dormir la nuit ! » C’est Bernard, qui ne manque jamais l’occasion d’amuser la galerie. Elle décide d’ignorer les regards amusés de ses collègues, se sert sa tasse de café et sort dans l’arrière-cour fumer une cigarette, pour finir de réveiller tranquillement son cerveau.
      Fred la rejoint, s’assoit à côté d’elle sur les marches de la porte. « Prend ton temps, on a une longue journée qui s’annonce ! » Ana se retourne et l’interroge du regard. « Ils ont découvert le corps d’une nana sur le Canal, apparemment poignardée, le torse nu, pas de papiers, personne n’a signalé de disparition qui lui corresponde. C’est nous deux sur le coup. » Fred a apporté le dossier avec lui, mais voyant la moue dégoûtée de Ana, il décide d’attendre la fin du café avant de lui montrer les photos.
      « Quand-est-ce qu’ils l’ont trouvée ? » Comme d’habitude, Ana prend ce ton détaché pour feindre l’indifférence face aux photos étalées sur son bureau. La première rencontre avec un cadavre lui remue toujours un peu l’estomac, et dans le milieu macho du commissariat, elle préfère ne rien laisser voir. Puis on s’habitue. Au début, c’est du dégoût, la vue du corps en entier, les blessures, l’état de décomposition. Puis elle découvre des traits, un visage, quelques restes de maquillage, une image de vie qui est désormais figée, comme si elle résistait à la décomposition du corps, aux boursouflures de la noyade. « Elle s’est fait belle pour mourir » pense Ana. Elle apprivoise ce corps, elle ressent de la pitié, de la compassion, de la colère. Faire justice, faire payer celui qui a fait ça : il y a des jours, comme celui-ci, qui lui rappellent pourquoi elle est devenue flic. Elle s’habituera à la vision du cadavre, comme de tous les autres.
      « Tôt ce matin » Fred la sort, presque amusé, de la contemplation des photos. Il commence à connaître Ana, depuis 7 ans qu’ils font équipe. Il sait qu’il lui faut du temps pour se mettre « dans le coup », comme elle lui dit. C’est un moniteur de kayak qui l’a découverte, il était parti en repérage sur le Canal avant d’y emmener ses groupes. Il nous a appelés vers 7h30, l’équipe est venue la sortir de là. Elle est au labo, Bob devrait s’en occuper dans la journée. Ana regarde sa montre : 9h30. Elle connaît Bob, le légiste, il prendra son temps avant de se mettre au boulot.
      « Qu’est-ce qu’on a d’autre ? » « Pas grand-chose, répond Fred, on l’a retrouvée contre la berge, apparemment, c’est le courant qui l’a déposée là. Pas de signalement, pas de papiers d’identité, personne ne sait qui c’est. Une jeune femme, la vingtaine, peut-être un peu plus, difficile de dire vu l’état. Le corps est bien abîmé, elle a une blessure nette au thorax et beaucoup d’éraflures et d’ecchymoses. Même chose, rien ne permet d’affirmer pour le moment si elle s’est battue avec son agresseur, si c’est à cause de l’orage d’hier soir, ou les même les deux. Le moniteur nous a dit que le canal était démonté hier : du courant, des branches d’arbre à la dérive, sans compter la grêle. Les deux explications sont plausibles. On a retrouvé un billet de 20€ dans les poches de son jean et quelques bijoux. » « Ca n’était donc pas pour un vol, coupa, presque blasée, Ana » « L’équipe a fait des prélèvements au bord du canal, on attend les résultats. Ils ont vite emporté le corps, pour éviter plus de dégradations. »
      Fred part se chercher un café et en rapporte un pour Ana. « Un sucre, comme d’habitude ? » « Merci, ça ne peut pas faire de mal » répond-elle avec un sourire. « Bon, j’aimerais lui parler à ce moniteur, en attendant les résultats du labo, qu’en dis-tu ? » « Ok, je te suis ». Fred aime faire équipe avec Ana. Elle sait ce qu’elle veut, même si son caractère est parfois dur à suivre. Elle fait partie de ces flics qui ont de l’intuition, et surtout, qui savent s’en servir. Elle lui a toujours expliqué que chercher des indices, c’est bien, mais qu’il faut avant tout se mettre dans la peau du criminel pour les trouver, pour faire le tri, la part des choses. Sans ce pouvoir, « tu choperas toute ta vie le petit nerveux de quartier, jamais le tueur digne d’un grand polar ». Les « tueurs », c’est son rayon. Alors qu’elle venait tout juste d’entrer dans la police, l’inspecteur Razensky lui avait confié une petite affaire de dealer à coincer. Elle avait mené l’enquête avec toutes ses tripes, c’était son défi, la manière, pour la jeune femme, de faire ses preuves face à ses collègues. Elle n’avait pas coincé un dealer. Le type fumait pour se détendre, pour se donner un air « normal », mais sous ses airs tranquilles, Ana avait découvert en lui un véritable psychopathe, qui tuait régulièrement des inconnus pour les enterrer, découpés, sous la serre dans laquelle il cultivait ses plants de cannabis. Le jour de l’interrogatoire, le commissariat a découvert un petit bonhomme complètement perché, qui assurait l’inspecteur des vertus de la chair humaine utilisée comme engrais pour faire pousser la « meilleure herbe du monde », tout en lui tendant un pétard, « pour qu’il goûte ». Avec cette affaire, Ana a permis de boucler un dossier de tueur en série vieux comme le jour, dans lequel tout le commissariat s’était arraché les cheveux sans entrevoir l’ombre d’une piste. Elle s’était assuré le respect de ses collègues, et c’était désormais à elle que revenaient toutes les affaires épineuses, ces énigmes qui lui plaisaient tant.
      « Bon week-end ? » Fred les conduit à la petite base nautique dans laquelle travaille le moniteur qui a découvert le cadavre. « Je n’ai pas beaucoup bougé, mais oui, un peu de repos ne fait pas de mal. Et toi ? » lui répond Ana. « C’était sympa, on est partis avec Laetitia faire un tour au frais, en montagne. On a trouvé un coin super, avec peu de monde, des marmottes de partout et un petit refuge pour passer la nuit ! Tiens, ça a l’air d’être par là ». Un panneau indique la base de canoë-kayak, au bout d’un chemin de terre qui longe le canal.
      L’hôtesse les accueille avec un grand sourire professionnel. Ana s’avance : « Police Judiciaire, pourrait-on parler à Monsieur David Bridat s’il-vous-plaît ? » L’hôtesse souriante laisse la place à la personne fragile et choquée par les événements de la matinée. « Oui, il est dans l’atelier, je vous accompagne ». Elle poursuit sur le ton de la confidence. «Vous savez, normalement à cette heure-ci il est en cours, mais là, il ne se sentait pas vraiment capable d’emmener un groupe là où…. enfin vous savez bien. Il a préféré bricoler les bateaux, il est très remué. » Tout marchant, elle lance des regards interrogateurs à Ana, comme si elle attendait un retour de confidence, des détails de la mort, des circonstances croustillantes. Un espoir perdu de solidarité féminine… Fred sourit intérieurement, pensant au caractère de Ana.
      L’enquêtrice, ignorant les regards de l’hôtesse, profite de la marche pour faire un premier panorama de la base. Ils essayent de rendre la zone agréable, mais c’est fait de bric et de broc pense-t-elle. Deux hangars en tôle, l’un pour l’accueil et, semble-t-il, les vestiaires, l’autre doit être « l’atelier ». Des portiques à la peinture écaillée, qui laisse apparaître la rouille, sont soigneusement alignés devant le hangar. Des bateaux s’empilent dessus. D’autres canoës sont rangés à même le sol, un peu plus vieux on dirait.
      « David, la police veut te parler ».  David : c’est le moniteur qui ressemble à tout, sauf à la carte postale. Taillé et tanné par des années au soleil, il semble fait de bric et de broc lui aussi.  Short bon marché, « à tout faire », de ceux qu’on trouve dans les supermarchés, T-shirt délavé faisant la promotion d’un événement sportif passé, montre rapiécée au scotch gris, sandales sans âge, lunettes de soleil de rigueur. Le tout pour emballer un corps sec et musclé, trop bronzé. Le sportif authentique, sec, qui a abandonné les courbettes depuis longtemps. « Ils m’ont dit que vous viendriez me poser des questions », dit-il en serrant la main aux enquêteurs. Ana s’étonne de la poigne de cet homme, bien plus ferme que celle qu’elle attendait. Elle se demande quel âge il pourrait avoir. Ana commence en récitant « Monsieur Bridat, mon collègue et moi sommes chargés de l’enquête, pour cela, nous avons besoin que vous nous fassiez le récit de ce qu’il s’est passé ce matin, depuis votre arrivée à la base ».
      « Venez, répondit-il ». Il les emmène au bord de l’eau sur un petit quai en béton et les invite à s’y assoir, face au canal. Il sort une Gitane de son paquet, coupe le filtre, le range dans sa poche, et allume la cigarette « Après l’orage d’hier soir, commence-t-il, j’ai décidé de venir plus tôt au club pour repérer les dangers éventuels pour les groupes. Faire l’état du courant, voir s’il n’y avait pas de branches d’arbre en travers dans lesquelles les gamins pourraient se prendre, nettoyer tout ça quoi. Vous savez, il suffit qu’il y ait une connerie à faire, et ils la font tous. Bref je suis parti ce matin sur l’eau, vers 7h. Il y avait quelques branches, j’ai commencé à les enlever et là, j’en amenais une sur le bord et j’ai vu la fille. C’était pas beau à voir, croyez-moi. Elle était fichée entre les joncs, à moitié sur la berge à moitié dans l’eau, on avait l’impression que son corps était bouffé par des bêtes. Ca va qu’on voyait pas sa tête, elle était sur le ventre, sinon, je sais pas comment j’aurais réagi. J’ai appelé le SAMU, je sais pas pourquoi, en fait je me dis maintenant que j’aurais pu appeler la police directement, c’était clair qu’il n’y avait plus rien à sauver là. Je me suis dit qu’elle s’était fait prendre par l’orage, qu’elle avait dérivé, ou vous savez, les jeunes, ils font bien des paris du genre « tu traverses à la nage ». Encore une qui n’avait pas réussi à nager jusqu’au bout. Ils ont aucune idée du courant, c’est pas la piscine là, y’a pas de maître nageur ! Le SAMU m’a dit de rester là pour les attendre. Je suis allé quelques mètres plus loin pour débarquer, là où la berge est un peu plus stable. J’ai préféré ne pas y toucher, on sait jamais hein ? Là ils sont arrivés et vous ont appelés. Des flics m’ont demandé ce qu’il s’était passé, je leur ai raconté ça, et puis ils m’ont dit de partir. Je suis retourné au club, mais vous savez, ça remue, et puis vous deviez venir, donc j’ai pas voulu prendre de groupe, je les ai laissés aux collègues. »
      - « Merci monsieur Bridat », dit Ana. « Dites-moi, cet orage : il a éclaté quand exactement ? Est-ce que vous pourriez nous en dire plus ? »
      Le moniteur se retourne, étonné :
      - « Vous ne l’avez pas vu hier soir ? Il a claqué en fin de journée, vers 17h, 17h30 je pense. On avait fait rentrer les groupes un peu plus tôt vu qu’il menaçait, ça a éclaté quand on finissait de fermer la base. Il était violent, un des plus gros de la saison je pense. Ca a duré une bonne demi-heure, il venait du sud, de là-bas. Un gros vent, je sais pas moi, du 10 beaufort au moins, avec des trombes en veux-tu en voilà, les branches d’arbre qui tombaient et la grêle, ça a levé un bon clapot sur le canal vu qu’il était à contre-courant. Là c’est sûr, si la fille était dans l’eau, elle pouvait pas s’en sortir »
      - « Donc la fille s’est fait surprendre par l’orage, et s’est fait déposer là par le courant selon vous ? »
      - « J’en sais rien ! Ce que je peux vous dire, c’est que si c’est le courant qui l’a mise là, elle n’a pas dû faire beaucoup de chemin, le vent était contraire : au milieu, on se fait bien secouer, mais on fait presque du sur-place. »
      - « Merci monsieur Bridat. Je vous laisse ma carte, n’hésitez pas à appeler si des détails vous reviennent ».

      Les enquêteurs s’éloignent de la base.
      - « Dis-moi franchement, Ana, tu n’as pas vu l’orage hier soir ? »
      - « Non, je ne m’en souviens pas »
      Fred lui répond par une mimique d’interrogation
      « Tu sais, il suffit que je sois plongée dans l’ordinateur, et je ne fais plus attention à rien d’autre que l’écran. »
      - « Ah » Fred n’est pas convaincu, mais il préfère ne pas insister. « En attendant le rapport du labo, que penses-tu d’une petite promenade le long du canal ? »
      - « J’allais justement te le proposer » répond Ana, amusée.

      Ils se sont acheté des sandwiches et les avalent en silence en longeant les berges. Le chemin est aménagé, quelques sportifs en profitent, à vélo ou en courant. Fred n’a pas dit grand-chose depuis ses questions sur l’orage. Ana en profite pour examiner les alentours. L’image est parfaite pour une promotion des sorties-nature. Un petit chemin de graviers, le canal en contrebas bordé de joncs, quelques arbres et des champs de l’autre côté, le tout à portée de la ville. Elle imagine les lieux la veille, dans la tempête. Quelques branches cassées en témoignent, comme des vestiges qui détonnent avec le reste. Quelque chose ne fonctionne pas, elle ne comprend pas tout. L’orage, le courant, les traces de luttes sur le corps, la blessure, et personne qui ne s’intéresse à elle. Une pauvre fille traînée-là, pour abuser d’elle, qui se défendait trop bien et qui a obligé son agresseur à la poignarder, pour s’en débarrasser ? Bob le dira, mais elle n’y croit pas vraiment.
      Ils atteignent le périmètre sécurisé. Quelques gars du labo sont encore à genoux, en train de rechercher des indices dans la terre vaseuse. Les enquêteurs les saluent. Karzic, le responsable de l’équipe, s’approche d’eux. « On n’a pas trouvé grand-chose. Aucune trace des vêtements, seulement quelques fibres autour du corps, des échantillons de sang, mais rien encore aux alentours. Le labo dira à quoi tout ceci correspond. On recherche depuis ce matin : pour l’instant, on peut dire que la fille est arrivée là par l’eau, et qu’elle voulait en sortir vues les traces qu’elle a laissées avec les mains sur la boue. Ailleurs, aucune trace, aucune empreinte, et les joncs cassés sont comme les autres tout le long des berges : pliés dans par le vent, c’est tout. »
      Ana s’éloigne, laissant à Fred le soin de prendre note des conclusions provisoires de Karzic. Elle enlève ses chaussures, remonte le pantalon, et s’approche de l’eau. Comment la fille est-elle arrivée au bord ? Qu’a-t-elle vécu ? La vase lui offre une sensation gluante sous les pieds. Plus elle entre dans l’eau, plus elle les sent s’enfoncer, comme aspirés, au fond. Elle a de l’eau à mi-mollets : la fille a bien pu toucher le sol dans sa dérive, se mettre à genoux, dans l’espoir de se hisser sur la berge. Le fond descend vite, Ana veut voir jusqu’à quelle distance. Son pied dérape, elle glisse, s’étale dans la vase.  Tout le monde se retourne, on sent une hésitation, puis Fred éclate de rire, entrainant avec lui le reste de l’équipe. Ana remonte sur la berge, et ne manque pas de glisser à nouveau, et de trébucher. « Imaginez la même scène avec une fille écorchée, pendant une tempête ! » leur lance-t-elle, vexée.

      - « En résumé, on a une jeune femme mutilée, qui s’est fait agresser hier, qui a été poussée à l’eau ou qui a réussi à s’y jeter pour s’enfuir par la berge, mais qui s’est fait surprendre par l’orage et est morte avant d’atteindre complètement le bord. »
      Les enquêteurs sont rentrés au commissariat. Fred sirote un café, assis sur le bar, tandis que Ana essaye tant bien que mal d’enlever la vase de ses vêtements, au dessus de l’évier.
      - « On n’a encore aucune preuve pour affirmer qu’elle était dans l’eau pendant l’orage. C’est vraiment maigre tout ça ! » Ana commence vraiment à sentir qu’elle tourne en rond dans ce cas, une sensation d’impuissance qu’elle redécouvre à chaque fois, au début de chaque nouvelle énigme. Elle la savoure, c’est un bon signe, le signe d’une porte qui s’ouvre à son intuition, son terrain de jeu favori.
      - « Admettons que la scène se soit passée avant. Soit l’agresseur s’est fait surprendre par l’orage, soit il l’avait prévu : il a dû penser que la fille dériverait, voire disparaîtrait dans le canal. L’idée est plutôt bonne, non ? »
      - « Dans ce cas, il se serait fait surprendre plutôt. Souviens toi : la fille a essayé de se hisser sur le bord, il y avait des traces de sang dans la boue, là où on l’a retrouvée. Elle n’était donc pas encore morte, celui qui l’a poignardée n’a pas eu le temps de finir son travail. »
      - « Elle a réussi à s’enfuir, en profitant de la confusion de la tempête… » Ana se perd un instant dans ses réflexions. « Tu as raison, rien ne nous permet de privilégier un scénario plutôt qu’un autre. »

      - « Les jeunes, vous vouliez des surprises, en voilà ! » Bob, le légiste, arbore son sourire des grands jours. Il a laissé, il y a longtemps, sa compassion sur les bancs de la fac. Il se considère, depuis, comme un artiste. Sa matière première : des pièces du mécanisme de vie manquantes ou endommagées. Il les réunit, les rassemble, et redessine un personnage qui a, un jour, rencontré la mort. Comme tout artiste, il affectionne particulièrement l’originalité, les tueurs créatifs. « Notre demoiselle est morte noyée, messieurs dames, et non poignardée. » Annonce-t-il aux enquêteurs en jubilant, puis les regarde, sourire aux lèvres, en attendant la réaction.
      Fred n’y manque pas, blasé « Le canal ? C’est logique, elle n’a pas pu aller très loin sur la berge ».
      - « Bien sûr, jeune homme, continue Bob, sans changer son sourire, mais figurez-vous qu’on l’a aidée à se noyer, non pas en l’incitant à nager dans la tempête... je dirais plutôt qu’on l’aurait étranglée. Elle a quelques marques sous le coup,  inhabituelles, je cherche à quoi elles pourraient correspondre. Pas d’étranglement à la main ou avec une corde, croyez-moi ! Notre jeune noyée était donc déjà en état d’hypoxie lorsqu’elle est arrivée dans l’eau : elle suffoquait, et a perdu beaucoup de sang à cause de sa blessure. Donc : le temps de boire quelques tasses et elle a très vite atteint la berge, puisqu’elle a eu assez d’énergie pour tenter de se hisser à terre. L’eau avalée et le sang perdu ne lui ont pas permis d’avoir assez de force. »
      Julia résume : « L’agresseur a donc perdu le contrôle, il a tenté de l’éliminer en la poignardant et en l’étranglant, mais elle a fini à l’eau et il a fui. Quand à elle, elle est arrivée dans le canal près de l’endroit où on l’a trouvée. Je vais demander à l’équipe d’élargir le périmètre de recherches, on pourrait retrouver les vêtements et des traces de l’agresseur. »
      -  « C’est cela. Ton agresseur n’a pas pu finir ce qu’il a commencé. »
      - « Je ne comprends pas comment elle a pu se noyer, et ensuite se hisser sur la berge » s’étonne Fred.
      - « Mon jeune ami, lui répond Bob, se noyer ne veut pas forcément dire que l’on meurt dans l’eau, mais que l’on meurt à cause de la pénétration de l’eau dans les voies respiratoires. L’eau prend la place de l’air dans les bronches, il n’y a plus assez d’oxygène disponible dans les bronches, puis dans le sang, et enfin dans les organes vitaux. On meurt d’asphyxie. C’est ce qu’il s’est passé dans notre cas, à quelques détails près : j’ai retrouvé de l’eau dans ses poumons, mais en faible quantité. Si elle était juste tombée dans le canal, elle aurait pu être sauvée. Il se trouve que, lorsqu’elle a respiré cette eau, elle avait déjà été poignardée, la blessure lui a fait perdre plus d’un litre de sang. A cela s’ajoute l’étranglement : l’apport d’oxygène dû à la respiration a été suspendu ; le sang, qui véhicule l’oxygène entre les poumons et les organes vitaux n’est plus en quantité suffisante, c’est ce que l’on appelle l’hypoxie, le manque d’oxygène dans le corps. C’est dans cet état que la jeune femme s’est noyée : elle a avalé de l’eau, ça a fini par la tuer. Elle a eu le temps d’atteindre la berge, mais l’oxygène se raréfiait trop dans son corps et a provoqué une syncope au moment où elle tentait de se hisser hors de l’eau : le cerveau, lorsqu’il n’est plus suffisamment irrigué, s’arrête ; il se met, en quelque sorte, en veille, la personne est inconsciente. A partir de là, c’est une question de seconde avant l’arrêt des autres organes vitaux, avant le décès de la personne. »
      « Mais je ne vais pas m’éterniser sur cette noyade. Je pense que la blessure vous intéressera plus. Je n’ai jamais vu une entaille pareille : la peau est, par endroits, découpée de manière chirurgicale et, juste après, littéralement déchiquetée. Je suis incapable de vous dire avec quel objet on peut faire une blessure pareille. Tout ce que je sais c’est que l’objet est extrêmement aiguisé, mais, paradoxalement, qu’il coupe peu, il faut forcer et s’y prendre à plusieurs reprises pour obtenir une entaille. Tout du moins, cette entaille. Elle est particulièrement longue et profonde. Elle suit le bas des côtes pour pénétrer, à l’intérieur du corps, vers le haut. L’objet a atteint le foie et traversé la paroi de l’estomac, pour toucher le poumon gauche, en direction du cœur. »
      - « Comme si celui qui l’a fait savait précisément ce qu’il voulait ? » demande Ana.
      - « En tous cas, il ne l’a pas poignardée au hasard, il a pris le temps de faire cette entaille ».
      - « Et les analyses, qu’en disent-elles ? »
      - « Le labo examine les échantillons de sang et recherche des traces éventuelles de corps étrangers dans la blessure. N’en attendez pas trop, l’eau a dû bien la nettoyer. Par contre, j’ai une dernière surprise pour vous : votre jeune femme dont on ne retrouve pas le haut des vêtements est vierge. »


      Ana contemple l’eau du canal. Elle coule doucement, en un grand mouvement, calme et puissant. Elle se lève et glisse un pied dans l’eau, pour sentir le courant l’entourer, pour participer à ce mouvement avec la nature. L’autre pied, et elle ferme les yeux pour mieux s’en imprégner. Tout à l’heure, il y avait trop de monde sur la berge, ils la voyaient tous, elle ne pouvait pas s’abandonner à la nature comme elle l’aurait souhaité. Elle en profite maintenant, elle est seule. Elle peut enfin sentir le mouvement de l’eau. Son pantalon flotte autour de ses jambes, il lui transmet le rythme lent du courant. Ana sent son pouls ralentir, à l’unisson avec la nature : c’est une danse qu’on l’invite à partager. Elle accepte et s’avance encore. Quelques gouttes de pluie l’accompagnent, un prélude pour un subtil crescendo qui l’enthousiasme. C’est au tour des feuilles d’arbres et de joncs d’accompagner le léger mouvement, en  un bruissement qui apporte une profondeur harmonique à la scène. Ana suit la cadence, et ouvre ses bras à l’orchestre dont un coup de tonnerre annonce l’arrivée. Le tempo s’accélère, le ton est plus grave, les sons s’intensifient et se multiplient, les vagues claquent en rythme, la nature s’emballe et la jeune femme le perd, en glissant. L’eau veut l’entraîner dans le vacarme, la garder prisonnière du chaos. Ana ne distingue plus rien autour d’elle. Des branches de joncs sous ses mains, le bord quelque part, elle s’agrippe, il faut se hisser, elle dérape, perd prise mais doit sortir de là, fuir le vacarme de la grêle, de l’orage. Un éclair, plus près d’elle encore, l’assourdit, l’aveugle, l’assomme.
      Ana se réveille en sursaut. L’éclair vient de frapper là, devant elle, elle est choquée s’agrippe à sa couette, tétanisée, le temps de retrouver un souffle normal. Elle ressent encore le sol qui glisse sous ses pieds, l’eau qui l’entraîne ; le vacarme de l’orage l’assourdit encore, le rêve était trop réel.

    • Miss Spooky Muffin

      Mange-mots

      Hors ligne

      #3 18 Août 2010 13:04:33

      J'ai hésité vu la longueur du texte, mais puisque c'est demandé si gentiment...
      Alors, je vais essayer de te laisser mes impressions. Déjà, je ne suis pas fan de policiers, alors je ne suis pas un très bon public pour ton histoire. J'ai trouvé les explication du légiste trop wikipédiesques, si les deux flics sont en service depuis plusieurs années je ne pense pas qu'ils aient besoin d'autant d'explications. Il y a un peu beaucoup de descriptions pour moi aussi mais comme c'est le début, difficile de juger.
      Sur la forme, il y a très peu de fautes, juste quelques bizarreries de ponctuations avec les dialogues (c'est soit " soit - il me semble...).
      Ana est un personnage intéressant, j'aime bien le côté insomniaque et la fin avec le rêve (souvenir ?), j'espère que tu l'exploiteras dans la suite.
      Bonne continuation ;)
    • Santaiide

      Livraddictien débutant

      Hors ligne

      #4 18 Août 2010 13:15:14

      Hello!

      Merci, merci déjà d'avoir lu, et merci de répondre ;)
      Je me disais bien que c'était un peu long... j'attendrai de poster la suite alors, j'en ai le double ds le PC encore!

      C'est intéressant ce que tu me dis : j'avais fait lire le début à mon copain, qui m'a dit justement que le légiste devait plus détailler son discours, d'où... ce résultat que tu lis!
      Un entre-deux à trouver? Je vais attendre d'autres avis, et une relecture...

      L'insomnie et le rêve : oui, ça sera la base de l'intrigue ;) Contente que ça t'attire!
      Un souvenir, ce rêve? Je peux te répondre : veux-tu le savoir?
    • Miss Spooky Muffin

      Mange-mots

      Hors ligne

      #5 18 Août 2010 15:12:47

      Pour le légiste, c'est à double tranchant : d'un côté le lecteur lambda apprécie les détails (je ne comprenais pas non plus le truc de s'être noyée mais pas dans l'eau) mais de l'autre, j'ai l'impression que ça manque de naturel qu'il débite sa science ainsi. Un entre-deux serait sans doute bien, oui.

      Pour le rêve, ce serait dommage de gâcher le suspense dès maintenant, je suppose qu'on le saura lors de la suite !