#42 14 Août 2023 16:50:47
Voilà, j'ai fini de lire l'Oeuvre de Zola, une belle première expérience de lecture commune sur Livraddict !
Je trouve que ce roman laisse beaucoup à désirer pour garder une intensité digne de ses trois premiers chapitres. Mais ce n'est pas spécialement l'intrigue principale que je retiens de ce livre (de même que mon premier post sur ce livre, je ne mets pas de spoiler puisque je pense ne pas en dévoiler trop sur ce sujet). J'ai plutôt en tête quelques réflexions percutantes qui apparaissent à quelques endroits du roman. C'est parti pour mon pavé du jour !
** Le rapport à la création **
"Il y en a, paraît-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon à prendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. [...] Est-il possible qu'on soit assez dépourvu de doute, pour croire en soi ?"
Excellente question que je me pose aussi.
"Ecoute, le travail a pris mon existence. Peu à peu, il m'a volé [...] tout ce que j'aime. C'est le germe apporté dans le crâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, le travail m'empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m'accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n'ai le pouvoir d'arrêter l’œuvre en train, dont la végétation continue, jusqu'au fond de mon sommeil..."
J'aime cet état, ce don de soi dans une œuvre qui dépasse la seule personne. Et plus je lis plus je vois que scientifiques et artistes se rejoignent dans cet état de créativité. J'aime lire à ce sujet, et c'est encore par les mathématiciens que j'ai choisi d'entrer dans ce domaine avec Jacques Hadamard, The Mathematician's Mind. Ce livre est un bijou, écrit par Hadamard (mathématicien français) en anglais, pendant la seconde guerre mondiale où il est aux Etats-Unis (il me semble, point à vérifier néanmoins).
Jacques Hadamard est un nom peu connu aujourd'hui, et pourtant cela semble avoir été un homme très attachant, et un mathématicien de talent, Il a fallu qu'un étranger (Vladimir Mazya, mathématicien russe (décidement !)) publie le premier sa biographie en anglais (Jacques Hadamard: A Universal Mathematician). J'ai découvert récemment qu'elle a été traduite en français. Pour l'anecdote, ce serait Jacques Hadamard qui a inspiré le personnage, très distrait, du professeur cosinus (cf la série de bandes dessinées de Christophe : l'Idée fixe du savant cosinus).
J'ai lu d'autres livres depuis celui-là, toujours dans la veine scientifique :
- Fors intérieurs, d'Isabelle Boccon-Gibod, qui interroge quelques mathématiciens sur leur quotidien et leur façon de créer. Je trouve très beaux et très forts leurs témoignages.
- Les coulisses de la création, une dialogue entre mathématiques (avec Cédric Villani) et et création musicale (avec Karol Beffa). L'idée est très jolie d'échanger entre les disciplines, même si ce livre m'a laissée un peu sur ma faim, je l'ai trouvé moins profond que je l'avais espéré.
- Théorème vivant de Cédric Villani, qui parle aussi beaucoup de cette obsession, de cette recherche.
Et cette dernière référence me renvoie à l'Oeuvre, parce que, clairement, Villani cherche la médaille Fields et travaille quelques années dans le seul but de l'obtenir. Donc je me pose la question des motivations, derrière ce travail de création.
** Récompenses et bons points dans le présent **
"n'était-ce pas une honte, ces médailles, ces croix, toutes ces récompenses qui déshonoraient l'art, tant on les distribuaient mal ? Est-ce qu'on devait rester d'éternels petits garçons en classe ? Toutes les platitudes venaient de là, cette docilité et cette lâcheté devant les pions, pour avoir des bons points !"
L'Oeuvre est écrite en 1886 et Zola fait un rapprochement intéressant entre le développement de l'Ecole, et celui des récompenses artistiques. Il faut que je me plonge mieux dans ces deux histoires pour en comprendre les liens.
** Recherche de l'immortalité **
"l'enseignement classique a tout déformé, nous a imposé comme génies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peut préférer les tempéraments libres, de production inégale, connus des seuls lettrés. L'immortalité ne serait donc qu'à la moyenne bourgeoise, à ceux qu'on nous entre violemment dans le crâne, quand nous n'avons pas encore la force de nous défendre..."
"Il suffit de se dire qu'on a donné sa vie à une œuvre, qu'on n'attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu'on travaille enfin sans espoir d'aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de la volonté ; et l'on arrive très bien à en mourir, avec l'illusion consolante qu'on sera aimé un jour..."
"As-tu jamais songé à cela, toi, que la postérité n'est peut-être pas l'impeccable justicière que nous rêvons ? On se console d'être injurié, d'être nié, on compte sur l'équité des siècles à venir, on est comme le fidèle qui supporte l'abomination de cette terre, dans la ferme croyance à une autre vie, où chacun sera traité selon ses mérites. Et s'il n'y avait pas plus de paradis pour l'artiste que pour le catholique, si les générations futures se trompaient comme les contemporains, continuaient le malentendu, préféraient aux œuvres fortes les petites bêtises aimables !... Ah ! quelle duperie, hein ? quelle existence de forçat, cloué au travail, pour une chimère !..."
Alors, le but de créer, c'est l'espoir de la reconnaissance, ou le besoin de se délivrer ? Un peu des deux ? Et comment faire la différence, pour des œuvres d'aujourd'hui ou dans le passé, entre les bêtises aimables et les créations fortes ?
** Romantisme, Réalisme, Naturalisme **
"notre génération a trempé jusqu'au ventre dans le romantisme, et nous en sommes restés imprégnés quand même, et nous avons eu beau nous débarbouiller, prendre des bains de réalité violente, la tache s'entête, toutes les lessives du monde n'en ôteront pas l'odeur."
"notre génération est trop encrassée de lyrisme pour laisser des œuvres saines. Il faudra une génération, deux générations peut-être, avant qu'on peigne et qu'on écrive logiquement, dans la haute et pure simplicité du vrai... Seule, la vérité, la nature, est la base possible, la police nécessaire, en dehors de laquelle la folie commence ; et qu'on ne craigne pas d'aplatir l’œuvre, le tempérament est là, qui emportera toujours le créateur. Est-ce que quelqu'un songe à nier la personnalité, le coup de pouce involontaire qui déforme et qui fait notre pauvre création à nous !"
Beaucoup reste à comprendre pour moi des différences et évolutions entre romantisme, réalisme, et naturalisme. Ce livre m'ouvre les portes pour creuser davantage, et j'ai passé du temps ces derniers jours sur wikipédia pour m'y retrouver un peu mieux, j'ai fait une moisson de livres pour plonger dans ces sujets, miam !
** Nature, science, progrès, bonheur... Sujets modestes pour finir **
"Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans sans montrer le poing au bûcheron, pâlissait de la même colère, exaspéré qu'on se fût permis d'abîmer la nature."
En recopiant cette phrase, je me rends compte qu'elle bat le record des accents circonflexes !
"Je crève de tristesse, et je sens tout qui crève... Ah! oui, l'air de cette époque est mauvais, cette fin de siècle encombrée de démolitions, aux monuments éventrés, aux terrains retournés cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort ! Est-ce qu'on peut bien se porter, là-dedans ? Les nerfs se détraquent, la grande névrose s'en mêle, l'art se trouble : c'est la bousculade, l'anarchie, la folie de la personnalité aux abois... Jamais on ne s'est tant querellé et jamais on n'y a vu moins clair que depuis le jour où on prétend tout savoir."
"C'était fatal [...] cet excès d'activité et d'orgueil dans le savoir devait nous rejeter au doute ; ce siècle, qui a fait tant de clarté devait s'achever sous la menace d'un nouveau flot de ténèbres... Oui, notre malaise vient de là. On a trop promis, on a trop espéré, on a attendu la conquête et l'explication de tout ; et l'impatience gronde. Comment ! On ne marche pas plus vite ? La science ne nous a pas encore donné, en cent ans, la certitude absolue, le bonheur parfait ? Alors, à quoi bon continuer, puisqu'on ne saura jamais tout et que notre pain restera aussi amer ? C'est une faillite du siècle, le pessimisme tord les entrailles, le mysticisme embrume les cervelles ; car nous avons eu beau chasser les fantômes sous les grands coups de lumière de l'analyse, le surnaturel a repris les hostilités, l'esprit des légendes se révolte et veut nous reconquérir, dans cette halte de fatigue et d'angoisse... Ah ! certes ! Je n'affirme rien, je suis moi-même déchiré. Seulement, il me semble que cette convulsion dernière du vieil effarement religieux était à prévoir. Nous ne sommes pas une fin, mais une transition, un commencement d'autre chose... Cela me clame, cela me fait du bien, de croire que nous marchons à la raison et à la solidité de la science..."
Là encore, comprendre comment le "progrès" technique lié à la science est perçu dans certaines époques comme le chemin, et à d'autres comme l'anti-chemin. Il y a de nombreux allers-retours : Les Lumières (glorifient la "raison"), puis la Réaction du romantisme (met les sentiments et la rêverie à l'honneur), puis le Réalisme (qui veut décrire le vrai tel qu'il est).
Ca me fait penser à un titre de Philippe Bihouix, Le bonheur était pour demain. Promesses d'un avenir toujours meilleur grâce à la technologie, et toujours différé... Je n'ai pas lu celui-là, j'ai plutôt lu L'âge des Low Tech de Bihouix. Je trouve ce livre écrit très vite et un peu brouillon, à l'encontre de l'idée de ralentir, et de faire mieux les choses. Cela mis à part, une belle marche à suivre et plein d'idées sont proposées !
D'ailleurs, à ce sujet, je me demandais comment sont choisies les catégories du Prix Livraddict, et si elles sont figées. Je m'attendais à y trouver une catégorie "Enjeux de société" ou équivalent, pour les livres qui fleurissent ces dernières années et nous encouragent réfléchir à l'écologie au sens large.
Dernière modification par Claire C (14 Août 2023 16:52:46)