#75 26 Août 2023 16:20:24
Suite et fin. Je m'arrête là pour le Discours de la méthode de Descartes. A partir de la quatrième partie, c'est trop dur pour moi. C'est sans doute intéressant, mais pas pour l'instant. Démontrer l'existence de l'âme, puis de Dieu, puis refaire toute la création, la physique, la biologie, la médecine, c'est un peu ambitieux comme programme pour quelques pages et un seul cerveau (qui n'a pas de corps en plus...) !
Même si en lisant en diagonale, ce qu'il pense de la circulation sanguine, de la lumière, de l'intérêt de publier ou non ses ouvrages, peuvent amener des réflexions intéressantes, mais ce sera pour plus tard si j'ouvre un sujet connexe. Il parle aussi un peu de l'intérêt de faire des expériences et d'observer des choses avec ses sens. Donc il faudrait tout lire avant de parler un peu trop vite de sa pensée. Mais je vais quand même écrire ce qui me revient des trois premières parties, en gardant à l'esprit que c'est sans doute à nuancer.
La phrase qui me paraît caractériser cet ouvrage (et beaucoup d'autres d'ailleurs) est celle que prononce l'Ingénu de Voltaire au sujet de De la recherche de la vérité : "Votre Malebranche [...] ma paraît avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison, et l'autre avec son imagination et ses préjugés." Une façon de le comprendre pour moi, c'est qu'il est plus facile de faire fonctionner sa raison pour détruire et critiquer, alors que pour construire, on se sert d'abord de ses préjugés.
Restons donc dans la partie initiale du Discours que je trouve intéressante parce que Descartes parle de lui, et de ses remises en causes. La suite de cet article consiste principalement en citations que j'ai récoltées et que je souhaite conserver pour nourrir ma pensée.
*** Retour de mon fil rouge, l'école ***
"sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études, [...] je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me semblait n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avais découvert de plus en plus mon ignorance."
Et une superbe revue des matières enseignées à l'époque :
- "les langues [...] sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens"
- "la gentillesse des fables réveille l'esprit"
- "les actions mémorables des histoires le relèvent et qu'étant lues avec discrétion elles aident à former le jugement"
- "la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées"
- "l'éloquence a des forces et des beautés incomparables"
- "la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes"
- "les mathématiques ont des inventions très subtiles, [...] qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes"
- "les écrits qui traitent des moeurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles"
- "la théologie enseigne à gagner le ciel"
- "la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants"
- "la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent"
"enfin [...] il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur et se garder d'en être trompé."
Ca me donne envie de comparer avec les matières enseignées à Iasnaïa Poliana par Tolstoï. En relisant cette liste, je me rends compte l'école de Tolstoï s'adresse essentiellement aux primaires (c'est une école pour les enfants de paysans qui travaillent très jeunes), alors que Descartes nous décrit l'enseignement des Lettres qu'il a reçu jusqu'à 18 ans. C'est donc difficilement comparable finalement.
Descartes enchaîne par une vision très belle sur les voyages :
"Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car c'est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des moeurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu'ont coutume de faire ceux qui n'ont rien vu. Mais lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays; et lorsqu'on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci."
Là, par contre, je ne peux résister à mettre en vis-à-vis mon cher Tolstoï :
"Ainsi les hommes ont des connaissances sur la densité, sur le mouvement des étoiles, qui sont à des milliards de lieues de nous ; ils ont des connaissances sur la vie des micro-organismes, sur la grammaire des langues mortes et sur d'autres bêtises de ce genre, tandis qu'ils n'ont aucune notion de la vie passée et actuelle des hommes, non seulement de ceux qui sont séparés d'eux par des mers et par des milliers de lieues et de siècles, mais encore de la vie de ceux qui vivent à côté d'eux."
*** Le grand livre du monde ***
"sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres ; et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet."
Magnifique ! J'aurais aimé qu'il nous raconte tout cela, ses expériences, ses observations !
Mais lui est déçu de ne pas trouver de certitudes sur lesquelles construire sa méthode de pensée et change de cap.
*** Retour en soi-même ***
"après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres."
Cette dernière phrase me plait beaucoup.
"je m'avisai de considérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins."
*** Reflexions mathématiques (citées en anglais par Jourdain) ***
"pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à
autrui les choses qu'on sait, ou même [...] à parler sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre; et bien qu'elle contienne en effet beaucoup de préceptes très vrais et très bons, il y en a toutefois tant d'autres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus, qu'il est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une Diane ou une Minerve hors d'un bloc de marbre qui n'est point encore ébauché.
Puis, pour l'analyse des anciens et l'algèbre des modernes, outre qu'elles ne s'étendent qu'à des matières fort abstraites, et qui ne semblent d'aucun usage, la première est toujours si astreinte à la considération des figures, qu'elle ne peut exercer l'entendement sans fatiguer beaucoup l'imagination; et on s'est tellement assujetti en la dernière à certaines règles et à certains chiffres, qu'on en a fait un art confus et obscur qui embarrasse l'esprit, au lieu d'une science qui le cultive."
Plutôt sensé et pertinent. En parlant de mathématiques, la toute puissance de l'esprit est moins choquante. Même si je comprends Jourdain quand il écrit que la séparation entre la pensée et l'expérience (et entre l'âme et le corps) engendre "the naïve, hazy, and dreamy character of ancient natural science". En effet, Descartes se méfie de ses sens, et fait confiance en premier à la clarté de sa raison, et s'en remet à son idée de Dieu pour lui dicter la vérité.
"ni notre imagination ni nos sens ne nous sauraient jamais assurer d'aucune chose, si notre entendement n'y intervient." Ce n'est pas faux, nos sens et notre cerveau travaillent ensemble, mais comme argument pour prouver l'existence de Dieu, il fallait le faire !
*** Préceptes de conduites pendant la reconstruction ***
- "obéir aux lois et aux coutumes de mon pays"
"Et, entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause
que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tous excès ayant coutume d'être mauvais"
- "être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées: imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt."
- "tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible."
On retrouve très fortement ici les grandes valeurs de la philosophie antique. Un jour je me plongerai dedans plus sérieusement.
***
Je vais tenter de lire La Géométrie, et voir ce que cet esprit donne en mathématiques, où j'imagine qu'il serait bien plus pertinent pour une lecture de notre époque. A suivre.
Mais je vais faire un petit intermède avant. Mon compagnon vient de finir La dame aux Camélias d'Alexandre Dumas fils, un livre choisi presque par hasard dans la bibliothèque. Il m'a raconté et lu des passages tout au long de sa lecture (c'était pittoresque, le Discours de la méthode ponctué par les amours d'Armand et de Marguerite...), mais il m'encourage à lire moi-même la dernière partie du roman, à savoir les lettres écrites par Marguerite, ce qui constitue pour lui le meilleur de livre. Je n'imaginais pas lire un jour seulement la dernière partie d'un roman, mais je suis heureuse quand lire est l'occasion d'un partage, alors je vais lire ces lettres !