#72 17 Août 2024 16:35:19
Leçon d'écriture
"Il existe dans tous les sentiments humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours faiblissant, jusqu'à ce que le bonheur ne soit plus qu'un souvenir et la gloire un mensonge."
Honoré de Balzac, Le chef d'oeuvre inconnu
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Par le plus grand des hasards, je viens de faire deux courtes lectures consécutives dont l'enchainement s'est révélé un pur trésor. La première était Le chef d'oeuvre inconnu de Balzac. J'aime Balzac, je l'aime parce que mon père avait quelques uns de ces romans. Les livres étaient rares chez mes parents, et, jeune, je ne sais par quel miracle, je me suis autorisée à les lire.
Du fond de mes incapacités, de mes difficultés à vivre le quotidien, à comprendre ce qu'on attendait de moi au milieu des colères et des messages contradictoires, je me suis réfugiée toute entière dans les livres. Je vivais plus fort la vie des personnages écrits sous la plume de Balzac, d'Alexandre Dumas, de Camus, de Vian, que ma propre vie à moi.
La beauté du style balzacien me touche toujours, même si cela fait bien longtemps que je n'avais pas ouvert un de ces ouvrages. Celui-ci est très court, un peu frustrant pour qui aime le monde décrit par ce gigantesque auteur, et les nuances psychologiques qu'il décrit si bien. J'ai donc aimé lire ce petit texte sur l'art, entre amour et folie.
Dans ce récit, on parle de peinture. C'est visuel, et c'est très intéressant. Trois peintres se penchent sur une oeuvre. Un débutant, enthousiasmé par la peinture qu'il regarde. L'auteur du tableau, un maître connu, qui donne à voir son travail. Et, un ancien, le Dieu même de la peinture, de l'art, qui indique fiévreusement en quoi le tableau présent rate la perfection.
Les explications de cet ancien sont vibrantes. Il vante la perfection de la reproduction de la nature et reconnait l'exacte restitution de l'artiste. Mais, il ajoute qu'un oeuvre d'art doit montrer plus que la réalité, que sa copie ne produit qu'une figure sans vie. Il faut emmener un tableau au-delà de la juste reproduction des formes. Il faut faire vivre son oeuvre, la faire respirer.
En quelques touches de pinceau, l'ancien corrige le tableau du maître et parvient brillamment à faire sortir la peinture de la toile, sous le regard émerveillé des deux autres compères. Cette leçon est inestimable pour le débutant, qui s'avère être Nicolas Poussin, et qui deviendra à son tour un grand maître peintre, un joli clin d'oeil à l'histoire de la peinture de la part du romancier.
Moi qui débute en écriture, qui suis toujours pleine d'enthousiasme et de doutes, je me pose alors la question : qu'en est-il en écriture ? Combien doit-on retravailler une oeuvre qui sort presque d'elle même de la main de son auteur ? Comment faire la différence entre une situation qui est vivante, qui respire, et une qui reste figée sur le papier, sans parvenir à s'en extraire ?
La vie m'a sans doute encore une fois guidée. J'ai choisi sur mon étagère un autre petit texte, que je souhaitais lire depuis quelques mois. Pourquoi l'ai-je sorti à ce moment là ? Je l'ignore, mais le hasard a très bien conduit ma main. Il s'agit de L'homme qui plantait des arbres, de Jean Giono. Sans avoir en tête le moindre lien à faire avec ma lecture précédente, je me suis plongée dedans.
Tout de suite, je suis émue jusqu'aux larmes. Tout me touche au coeur. Le style est d'une simplicité et d'une pureté inégalable. Et là, je constate que ce qui est décrit dans cette petite oeuvre de Giono, vit. Son personnage respire, on sent le vent, les arbres. Le récit m'enveloppe, je vis au rythme du narrateur, je suis dans ses pas, son expérience vient me posséder de l'intérieur.
Je repense alors au chef d'oeuvre inconnu. Et, soudain, je comprends ce que l'ancien à voulu dire en regardant le tableau. Giono éclaire le récit de Balzac d'une nouvelle lumière. Il me montre combien ce dernier est resté coincé entre les lignes. Je le sens tellement plus travaillé, plus littéraire, plus intellectuel. C'est beau, c'est très bien fait, et pourtant cela ne respire pas.
Giono ne s'embarrasse pas de longues descriptions. En quelques mots, le décor est tracé, nous y sommes avec lui. Son personnage n'est pas parfaitement imagé, et pourtant, je le sens vivre, bouger. J'ai bénéficié là d'une très belle leçon d'écriture, que je m'approprie et réécris à ma façon. J'ai l'impression d'avoir mis en perspective ces deux récits et de pouvoir constater lequel jouit d'une dimension supplémentaire.
Penserai-je encore cela demain ? Je n'en sais rien. C'est ma sensibilité du moment qui réagit. Mon coeur est attiré par la simplicité et la nature en ce moment. La thématique du second récit me parle sans doute beaucoup, et j'ai plus de facilité à la visualiser. Et pourtant, une partie de moi est atteinte de la fièvre d'écriture, à son humble niveau certes, mais avec toute la passion et l'entièreté dont je suis capable. Parler de création artistique devrait donc me faire vibrer tout autant.
Même si, contrairement à ce que semble penser et poursuivre l'ancien dans le texte de Balzac, je ne crois pas à l'oeuvre parfaite, absolue. Je crois que la beauté est mouvante, selon les perceptions, les époques, les modes, les coeurs, les préoccupations... Je crois que ce qui me touche si fort aujourd'hui me touchera peut-être moins demain, que les époques de la vie se nourrissent d'ingrédients différents, que l'écriture vit et évolue, comme sa soeur jumelle, la lecture.
Ainsi, sans vouloir l'inscrire dans un immuable futur, puisque je laisse la vie me parler encore et faire changer mes idées, je souhaite garder ici la trace de cette expérience littéraire forte. Ce fut un honneur d'écouter aux portes des grands maîtres, et j'en suis encore toute émue. Ces lectures en poche, je continue ma route, enthousiaste, débutante et pleine de doutes, chanceusement entourée de quelques étoiles scintillantes, sur les chemins de mon authenticité.
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Dernière modification par Claire C (18 Août 2024 16:04:45)