- Accueil Forum
- Autour de la lecture
- À vos claviers, à vos plumes...
- Partage d'un texte, à votre bon cœur pour donner des avis
-
#1 16 Avril 2024 16:20:46
« MALÉDICTION »
C’est en découvrant le manège forain qu’elle comprit qu’elle aurait dû refuser.
Elle l’avait immédiatement pressenti en fait, au moment même où elle acceptait, mais c’était maintenant confirmé, incontestablement.
Elle avait toujours détesté les manèges et les fêtes foraines tout comme elle détestait les enfants qui crient, la foule, les gens qui se marchent les uns sur les autres, la musique forte, les bruits étranges, les lumières vives, les odeurs de graillon, bref tout ce qu’on trouve dans une fête foraine. En plus il faisait gris, froid et humide ce jour-là, le temps qu’elle détestait le plus. Elle grelottait de froid et se sentait écœurée par la forte odeur de sucre qui flottait dans l’air. Bientôt une profonde fatigue liée à cet excès de stimulants désagréables l’envahirait puis la sournoise migraine s’insinuerait dans sa boîte crânienne. Il lui faudrait au moins deux jours d’obscurité et de silence total pour se remettre de ses émotions.
Dans la voiture déjà, les chamailleries des trois adolescents lui avaient fait perdre sa bonne humeur. L’épreuve du parking, rempli ras la gueule et boueux, avait achevé de la rendre grognon. Mais la vue de ce manège tout à fait épouvantable dans lequel les trois jeunes voulaient absolument monter finit de transformer cette journée en cauchemar.
C’était une sorte de pendule géant. Les gens étaient installés dans une rangée de sièges disposée au bout d’une sorte de bras de 60 mètres environ, attaché en son centre à un support. Ledit bras tournait à 360° vers l’avant et vers l’arrière et jusqu’à 13 tours par minute, soit 90 km/heure. C’est ce qu’était en train de lui expliquer Alex, un des ados, alors qu’elle ne lui avait rien demandé. Une horreur ! Même pour 1 million de dollars Sarah ne serait pas monté dedans. Même en échange d’une rencontre avec ses auteurs préférés ou d’un contrat avec la maison d’édition de ses rêves elle n’y aurait pas mis un orteil. Et pourquoi pas embrasser une araignée ou aller en boîte de nuit tant qu’on y est !
Être là, au milieu de cette foule bruyante, assister à ce spectacle lamentable, entendre tous ces gens hurler, avoir dû trimballer dans sa voiture ces trois adolescents, devoir les surveiller, c’était déjà bien suffisant, déjà trop en fait. Même si ça lui permettait d’être mise en relation avec une chouette maison d’édition qui pourrait peut-être publier ses textes. C’est ce que lui avait promis Monsieur ROUSSEL, son voisin : un rendez-vous dans les bureaux de l’éditeur en échange d’une après-midi à la foire avec son fils et ses copains. Le jeu en valait la chandelle bien sûr mais n’en était pas moins difficile à accepter. Pourtant elle l’avait fait, n’ayant pas le choix. Sans contact dans le monde très fermé de l’édition elle n’avait aucune chance de réaliser son rêve et de vivre de sa plume un jour.
A 25 ans, Sarah était ce qu’on pourrait qualifier de…différente. Solitaire, introvertie, réservée, rêveuse, très sensible, dans sa bulle. Elle s’était toujours sentie à part, étrange, à côté de la plaque. Même physiquement elle se distinguait de la plupart des gens de par sa peau d’une pâleur peu commune (à l’école primaire ses camarades l’appelaient « cachet d’aspirine ») et par son sourire énigmatique (qui était tout simplement la résultante de dents aux dimensions disproportionnées qu’elle tentait de cacher en ne souriant jamais la bouche ouverte). Il parait qu’elle n’était pas bizarre mais hypersensible et à haut potentiel, c’est ce que lui avait dit la psychothérapeute qu’elle avait consultée il y a peu de temps. C’est vrai que « hypersensible » ça sonne mieux que « bizarre » se répétait-elle régulièrement pour se consoler mais les conséquences n’en étaient pas différentes : elle ne comprenait pas ses semblables et ne se sentait pas comprise. A dire vrai elle se sentait beaucoup plus proche des animaux que des gens (à l’exception des araignées et autres insectes dont elle avait une sainte horreur). Elle aimait particulièrement les félins et les oiseaux.
Sarah était aussi une passionnée et adorait lire, depuis toute petite. Elle dévorait les livres pendant que ses camarades jouaient aux billes dans la cour de récré, elle dévorait les livres pendant que ses camarades fumaient et flirtaient en boîte, elle dévorait les livres pendant que ses collègues parlaient de leur prochaines vacances en salle de pause. Et elle écrivait. Un journal, des poèmes, des chroniques, des listes, des lettres, des nouvelles, des romans, tout ce qui lui passait par la tête. Son imagination était sans limite. Et elle rêvait d’être publiée par un éditeur reconnu, de vendre des millions d’exemplaires de ses histoires et de pouvoir vivre de sa plume. Et ne plus jamais avoir à jouer les secrétaires dans une administration déprimante.
Voilà pourquoi parfois elle devait faire quelques efforts, sacrifier des heures de lecture ou d’écriture pour rendre service à une personne qui, potentiellement, pouvait lui avoir un contact avec une maison d’édition ou un auteur qu’elle admirait. Les occasions n’étaient pas si fréquentes. Cet abominable après-midi à la foire lui permettrait normalement un entretien avec un éditeur à qui elle voulait faire lire son dernier manuscrit, un roman fantastique.
Tandis que les garçons faisaient la queue pour accéder à l’abominable manège Sarah alla se chercher un café au stand le plus proche. La caféine ralentirait peut-être la progression de la migraine qu’elle sentait déjà arriver. C’était inévitable, à chaque fois qu’elle était contrariée et soumise à une situation stressante pour elle, comme se retrouver au milieu de la foule, elle avait une migraine qui arrivait dans les heures qui suivaient. Alors elle avait toujours sur elle des anti-douleurs puissants, de l’huile essentielle de menthe poivrée et de quoi se payer un café.
Tandis qu’elle sirotait son café en attendant que les garçons, maintenant installés sur leurs sièges et la tête à l’envers à plusieurs dizaines de mètres de haut, la rejoignent, une terrifiante impression s’empara d’elle. Cette attraction, ce manège infernal, avait pour elle un air de déjà-vu. Tout comme l’ensemble de cet environnement et l’ambiance générale. Comme si elle était déjà venue ou en avait rêvé. Mais elle n’était jamais venue et ne faisait pas de rêves prémonitoires. Non, c’était autre chose. La vérité enfin la gifla de plein fouet. Ce décor était celui d’une de ses nouvelles !
Une nouvelle qu’elle avait écrite il y deux ou trois ans, pour un concours. L’histoire se passait dans une fête foraine qui ressemblait beaucoup à celle-ci et l’évènement principal impliquait un manège qui ressemblait exactement à celui qu’elle avait devant les yeux. L’évènement en question n’avait rien de joyeux puisque l’histoire qu’elle avait imaginée appartenait au genre dramatique. Dans cette histoire le bras du manège et ses sièges remplis de gens se détachait de la structure et faisait une impressionnante chute de 50 mètres environ, tuant tous les passagers. S’ensuivait une scène de panique apocalyptique dans laquelle des dizaines d’autres personnes mourraient, écrasées par la foule qui s’enfuyait en courant, prise de panique. Peut-être une des histoires les plus sordides que Sarah avait pu imaginer.
C’était problématique. Sarah sentit des frissons la parcourir, des frissons de peur. Sa pire crainte était peut-être sur le point de se réaliser. Elle avait espéré que ce genre de situation ne se présenterait jamais, elle avait fait en sorte de l’éviter mais ça n’avait manifestement pas suffit. Et elle ne savait absolument pas comment y faire face.
Elle avait pris conscience de la difficulté il y a presque un an. Elle qui était si terre-à-terre, qui ne croyait en rien, rien qu’elle ne voit en tout cas, avait eu bien du mal à y croire et avait lutté pour trouver une autre explication, plus censée, plus « normale ». Mais elle avait dû su se rendre à l’évidence : les histoires qu’elle racontait dans ses nouvelles ou dans ses romans finissaient par arriver pour de vrai. Magie ? Sorcellerie ? Malédiction ? Elle n’aurait su dire de quoi il s’agissait, le simple mot « magie » la faisant tiquer, mais quelque chose que la science n’aurait pu expliquer se passait avec ses histoires. Chaque fois qu’elle se trouvait dans une situation plus ou moins semblable à une de ses fictions il se produisait ce qu’elle avait écrit. Ça ne fonctionnait que si les circonstances étaient les mêmes mais ça fonctionnait à chaque fois. Par exemple il y a six mois elle avait vécu la même mésaventure chez le dentiste que l’héroïne d’une de ses nouvelles. Rien que d’y penser elle en tremblait. Pareil pour l’abominable araignée qui avait un jour élu domicile sur sa porte d’entrée, c’était la même que celle qu’elle avait imaginée deux mois plus tôt dans un texte. Pendant six mois beaucoup d’autres mésaventures pour le moins désagréables lui arrivèrent jusqu’à ce qu’elle doive se résoudre à admettre l’étrange vérité. Depuis lors elle avait cessé d’écrire des histoires terrifiantes ou dramatiques et s’efforçait d’imaginer des scènes qu’elle pourrait vivre sans risque, même si ça pouvait s’avérer plus ennuyeux. Elle s’était par ailleurs mise à écrire du fantastique et à se créer un univers complètement imaginaire, totalement distinct de sa réalité. Ainsi elle espérait réduire les risques de vivre d’autres drames.
Bien sûr elle avait aussi essayé de tirer profit de cette sorte de pouvoir en imaginant des scènes où ses plus grands fantasmes se réalisaient, comme gagner au Loto ou remporter un prix littéraire. Seulement, évidemment, ça n’avait jamais fonctionné. Jamais les bonnes conditions pour que la fiction ne devienne réalité ne s’étaient présentées.
Ainsi quand elle comprit que le manège et le décor qu’elle avait devant elle étaient en tous points identiques à ceux de sa nouvelle elle s’inquiéta. Pour les trois adolescents qu’elle était en charge de surveiller, pour tous les inconscients montés dans ce foutu manège, pour tous les gens présents à cette foire, pour elle-même. Tout en réfléchissant aux options qui s’offraient à elle pour éviter le drame, elle ne quittait pas le manège des yeux. Pourtant si celui-ci décidait subitement de céder elle ne pourrait rien faire de plus que de regarder les gens s’écraser lamentablement !
Cinq interminables minutes plus tard le manège s’arrêta enfin et tout le monde en descendit. Elle poussa un profond soupir de soulagement, au moins les ados dont elle avait la charge ne mourraient pas par sa faute ! Elle dût justement essuyer la mauvaise humeur de ces ingrats quand elle leur annonça qu’elle voulait immédiatement repartir. Elle avait dans l’idée de retrouver son manuscrit au plus vite et de le réécrire avec une version beaucoup moins tragique. Elle ne savait absolument pas si ça fonctionnerait mais elle ne voyait pas d’autre solution. Elle ne s’imaginait absolument pas aller voir les responsables du manège et les inviter à fermer celui-ci au public à cause de cette supposée malédiction. Passer pour une folle ne la tentait absolument pas, être bizarre suffisait amplement. Cependant les adolescents refusèrent catégoriquement de s’en aller. Elle avait promis de les chaperonner tout l’après-midi et ils entendaient bien tester tous les manèges de la foire. Ils s’éloignèrent avant même qu’elle ait eut le temps de trouver un quelconque argument à leur présenter. Son autorité était absolument proche du néant, force était de le constater.
De guerre las, Sarah décida de s’offrir un cappuccino et de s’abriter quelque part au chaud en attendant que les garçons se décident à rentrer. Elle en profiterait pour réfléchir au meilleur scénario possible pour son histoire et pour prier qu’aucun incident n’intervienne en attendant. Bien qu’elle ne comprenne et ne maîtrise absolument pas la sorte de magie qui était la sienne, elle ne se pardonnerait pas si des gens mourraient à cause d’une de ses fictions.
Elle n’avait pas de papier sur elle aussi décida t’elle de noter ses idées sur le bloc-notes de son téléphone portable. D’idée il n’y en avait toujours pas 10 minutes plus tard. Elle séchait complètement. Surtout elle ne savait absolument pas si écrire une autre fin à son histoire permettrait d’éviter le drame et ça la bloquait complètement. En désespoir de cause elle se décida à faire un tour sur le forum.
Elle était tombée sur ce forum au moment où elle s’était résolue à admettre que, peut-être, il y avait de la magie dans l’air. Honteuse mais absolument désespérée par cette conclusion qu’elle trouvait grotesque, elle s’était décidée à effectuer quelques recherches sur Internet. Evidemment elle était tombée sur tout un tas de sites bidons où des gens beaucoup plus bizarres qu’elle avançaient toutes sortes de théories farfelues et à son avis grotesques. Le monde était manifestement rempli de gens zinzins se dit-elle, déstabilisée. Et dire que c’est elle qu’on regardait étrangement depuis toujours !
Et puis finalement elle était tombée sur ce forum où les gens paraissaient un peu plus sains d’esprit. Juste un peu. C’étaient pour la plupart des gens qui comme elle avaient été amenés un jour à envisager que, peut-être, la magie existait, que, peut-être, ils avaient une sorte de pouvoir. Chaque cas était particulier, chaque cas été différent du sien. L’un d’entre eux par exemple, un jeune homme, Benoît, affirmait détenir un carnet magique dans lequel il pouvait inscrire les rêves des gens pour qu’ils se réalisent. Normalement elle n’y aurait pas cru mais compte-tenu de ce qui lui arrivait pourquoi pas après tout ?
Jusqu’à présent elle n’avait pas osé témoigner de sa propre expérience, craignant malgré tout qu’on la traite de menteuse ou de folle. Mais peut-être était-il temps de s’ouvrir aux autres et de demander de l’aide. Dix minutes plus tard elle publia un post où elle expliquait sa situation en une dizaine de lignes, essayant d’être aussi claire et concise que possible. Elle avait le ventre noué, l’impression que le ciel allait peut-être lui tomber sur la tête maintenant qu’elle avait « avoué » le secret qui lui pesait depuis plusieurs mois.
Elle se décida à remettre le nez dehors et à faire un petit tour de la foire histoire de s’aérer l’esprit et surtout de s’assurer qu’il n’était toujours rien arrivé au manège et que les trois énergumènes qu’elle avait la charge de surveiller allaient bien. Tout semblait pour le moins normal, enfin normal pour les autres : ça parlait fort, ça criait, ça se bousculait, ça faisait la queue et ça sentait toujours le graillon. Au moins il n’y avait pas d’incident à déplorer et les garçons s’apprêtaient à rentrer dans le palais des glaces.
Quelque peu rassurée elle retourna sur le forum, à la fois effrayée à l’idée que des gens aient lu son post et désireuse d’avoir obtenu des réponses, une solution surtout. Plusieurs personnes avaient déjà commenté. Cette fois elle ne pouvait plus faire machine arrière, plus nier, elle appartenait définitivement au monde des gens bizarres, les gens qui parlent de magie, les gens qui se croient dotés de pouvoir. Et bien soit ! La plupart des réponses étaient sans intérêt mais un commentaire attira son attention, celui de Benoît, le jeune homme qui prétendait détenir un carnet magique permettant de réaliser les rêves des gens. Mon Dieu, il y avait au moins 15 fautes par phrase c’était une horreur ! Ce garçon, qui avait 25 ans d’après son profil, n’était manifestement pas allé au-delà du CE1 ou alors il avait passé tous les cours de français de sa scolarité à faire autre chose et n’avait jamais ouvert un livre. Ou il ne faisait pas attention quand il écrivait, comme beaucoup de gens. Peut-être même était-il dyslexique le pauvre. N’empêche, s’ils avaient pu ses yeux auraient saigné, c’est sûr. Sarah se ressaisit, ce n’était pas l’orthographe qui importait c’était le contenu de son message. Benoît n’était peut-être pas un littéraire mais il semblait doté de bon sens et d’une grande générosité d’après les avis laissés par d’autres membres du forum sur son profil. Il avait manifestement déjà aidé plusieurs personnes à se sortir du pétrin ou tout simplement à accepter leur particularité. C’était à priori ce qu’il lui fallait. Elle prit donc sur elle et relut son message avant d’y répondre :
« bonjours Sarah, je trouve ton histoire trés original et intéressente, j’ai pt une idée pour te sortir de la. Si tu souhaite que je t’aide n’hésites pas, se sera avec plaisir, je t’envois mon numéro de tel en msg privé, tu peux m’apeler quand tu veux. Ciao, Benoît ».
Aïe aïe aïe, ça lui piquait vraiment les yeux. Elle lui envoya un SMS pour lui demander si elle pourrait l’appeler plus tard, vers 19h. Il n’était pas question qu’elle ait ce genre d’échange en public. Elle ne se souciait pas vraiment de ce que les gens pensaient d’elle, ayant toujours été une sorte de marginale, mais ne souhaitait pour autant pas passer pour une zinzin. Benoît proposa de l’appeler à 19h. Vraiment sympa ce mec se dit-elle.
Elle passa le reste de l’après-midi à noter des idées pour la réécriture de sa nouvelle et à surveiller fébrilement le manège. Rien ne s’était passé quand les garçons consentirent enfin à rentrer et elle regagna le parking avec un profond soulagement. Il était 17h30, elle aurait le temps de préparer quoi dire à Benoît.
Arrivée chez elle Sarah était trop fébrile pour se détendre un peu. Elle repoussa la douche chaude dont elle rêvait à plus tard et se mit immédiatement devant son ordinateur pour travailler. Elle retrouva le fichier contenant la nouvelle où il était question du manège et passa l’heure qui suivit à réécrire les scènes problématiques. Elle avait eu du mal à trouver une idée tout à l’heure mais maintenant que c’était fait l’écriture allait plutôt vite. La fin dramatique d’origine avait laissé place à une fin romanesque, pour ne pas dire carrément à l’eau de rose. Le coup classique de l’héroïne et de son binôme qui l’agace mais dont elle finit par tomber amoureuse. Ça la rendait malade d’écrire de telles niaiseries et elle aurait préféré perdre un bras plutôt que qui que ce soit lise ça mais ça valait quand même mieux que d’avoir un terrible accident de manège sur la conscience. D’ailleurs elle s’était fait la promesse de ne plus jamais mettre les pieds dans une fête foraine, autant par sécurité que par goût personnel du reste. Est-ce qu’avoir changé le texte empêcherait le drame ? Elle n’en avait aucune idée mais n’avait pas d’autre solution pour le moment. En tout cas une chose était sûre, désormais elle y réfléchirait à deux fois avant d’écrire une histoire…
La sonnerie de son téléphone interrompit ses pensées. C’était justement Benoît. Elle décrocha, fébrile.
Le moins que l’on puisse dire c’est que ce mec avait de l’humour. Un humour décalé, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Et surtout de la suite dans les idées et de l’expérience en matière de phénomènes étranges, ce qu’il lui fallait. Et puis il lui inspirait confiance, sans qu’elle sache bien pourquoi. Objectivement il se pouvait tout à fait que tout ce qu’il lui avait raconté était un monstrueux flanc mais elle en doutait. Son instinct, qui lui avait rarement fait défaut, lui soufflait qu’elle pouvait lui faire confiance. Son plan était simple : il allait utiliser son carnet à rêves, comme il l’appelait, pour souhaiter que Sarah ne soit plus touchée par la malédiction et que ce qu’elle écrit ne se réalise plus. Ça paraissait presque trop simple pour être vrai pourtant elle y croyait. Ou tout du moins elle voulait y croire.
Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain après-midi chez elle pour mettre leur plan à exécution. Un type qu’elle ne connaissait pas allait venir chez elle, elle n’en revenait pas. C’était bien la première fois depuis…toujours en fait. Mais aux grands maux les grands remèdes comme disait sa bien-aimée grand-mère. Pour l’occasion elle dut faire un grand ménage de printemps et une énorme cession de rangement. Trop absorbée par la lecture et l’écriture elle avait trop tendance à « oublier » de ranger et faire le ménage, son appartement était devenu au fil du temps une sorte de capharnaüm géant, ce qu’elle n’était pas prête à assumer devant quelqu’un. Elle s’accorda aussi une bonne douche et une petite séance de soin pour sa peau et ses cheveux.
Il sonna exactement à 16h, d’une ponctualité irréprochable. Il était poli, aimable, agréable et plutôt beau garçon à dire vrai. Et drôle, comme au téléphone. Il avait 25 ans mais on aurait pu facilement lui en donner 5 de moins. Comme promis il avait apporté son fameux carnet. Un carnet en apparence ordinaire, couleur lilas, sans aucun dessin, aucun motif. Dedans étaient déjà inscrits tout un tas de souhaits, exclusivement les souhaits d’autres personnes puisque la magie n’opérait pas pour lui comme il le lui expliqua. Mais ça ne le dérangeait pas, aider les autres était une récompense suffisante pour lui. Sarah se sentait un peu minable face à ce jeune homme si altruiste et généreux, elle qui ne savait que se méfier des autres. Il s’assura que perdre sa magie était bien ce qu’elle voulait et inscrivit le souhait dans son carnet de sa jolie écriture toute en courbes. Normalement ça marcherait lui assura-t-il, ça marchait toujours. Elle voulait y croire et se sentait confiante.
Il insista pour lire sa nouvelle. Elle hésita beaucoup avant d’accepter car cette nouvelle ne reflétait pas son style puisqu’elle avait dû la modifier de manière à la rendre « inoffensive ». Le regard de chien battu et le sourire irrésistible du jeune homme eurent cependant raison de ses doutes. Il jugea par ailleurs utile de lui préciser qu’en aucun cas il ne se permettrait de se moquer d’elle ou de critiquer son travail. Ce n’était pas son genre, un point c’est tout. Elle n’eut pas trop de mal à le croire. Elle céda.
Dix minutes plus tard elle regretta amèrement sa faiblesse. Le jeune homme rigolait tellement qu’il en avait les larmes aux yeux. Sarah était rouge de honte. Quand il eut enfin repris son sérieux, de longues minutes plus tard, il la regarda droit dans les yeux et, un sourire taquin aux lèvres et le regard malicieux, eut le culot de lui dire « Non mais c’est une façon originale de voir les choses de l’amour…Cela dit je ne te conseille pas de candidater pour un poste des scénariste sur Les feux de m’amour ! » « Ça alors », se dit-elle, « quel mufle ! », et puis la série en question n’existait plus depuis des dizaines d’années, sa blague n’était même pas drôle.
Ils se chamaillèrent encore un moment puis Benoît prit congé. Il l’invita à continuer d’écrire et à être attentive à ce qui se passait ensuite, au cas où. Il était là en cas de besoin, elle pouvait le rappeler. « Et juste un dernier conseil…évite d’écrire des histoires d’amour, concentre-toi plutôt sur des polars ou des histoires qui font peur, ça vaudra mieux ! ». Et il s’enfuit de l’appartement en rigolant avant qu’elle ait le temps de lui balancer quelque chose à la figure. Elle était un peu vexée qu’il se soit moqué de son histoire d’amour. C’était un sujet tabou pour elle qui était vierge de toute véritable histoire d’amour à presque 26 ans. Néanmoins elle ne put s’empêcher de sourire en repensant au jeune homme et à son humour.
Les jours qui suivirent Sarah surveilla de près l’actualité locale pour être sûre qu’aucun incident n’était survenu à la foire. Rien à signaler. Puis les manèges furent démontés, les forains gagnèrent une autre ville. Cette fois elle pouvait arrêter de penser à cette histoire, tout risque était écarté. La malédiction était levée.
Elle eut envie de se replonger dans l’écriture, activité qu’elle avait mise de côté le temps de ces drôles d’évènements. Elle ne savait pas exactement quoi écrire, hésitait à replonger dans sa passion pour les histoires dramatiques même si en principe il n’y avait plus de risque. Ecrire de la romance était évidemment tout à fait exclu. En repensant à Benoît elle se dit qu’elle s’essaierait bien à un style un peu plus léger, emprunt peut-être d’humour noir ou d’ironie. A moins qu’elle ne réessaye le fantastique, genre qu’elle avait effleuré jusqu’à présent.
Elle s’installa à son bureau, alluma son ordinateur et ouvrit un nouveau fichier. L’inspiration ne tarderait normalement pas à arriver, comme à l’accoutumée. Les idées lui étaient toujours venues naturellement, sans qu’elle ait à se forcer.
Contre toute attente rien ne vint. Elle resta près de deux heures à son bureau, réfléchit, se laissa aller à rêvasser, scrolla sur son téléphone, commença des phrases, respira profondément, rien n’y fit. Elle n’avait strictement aucune inspiration, aucune idée. Pire, quand elle essayait d’écrire quelques lignes dans l’espoir de lancer la machine elle n’arrivait même pas à formuler de phrase correcte. Le résultat était moche et ne voulait rien dire, c’était inexploitable. Même écrire ses pensées dans son journal fut laborieux et tout à fait frustrant. Elle commençait à se demander si elle n’avait pas perdu son imagination et son don pour l’écriture en même temps qu’elle s’était débarrassée de sa malédiction. C’est sans doute ce qui pouvait lui arriver de pire dans la vie dans la mesure où celle-ci tournait autour de ses deux passions qu’étaient la lecture et l’écriture. Et que son plus grand rêve était d’écrire des romans et d’être publiée.
En désespoir de cause elle envoya un message à Benoît pour avoir son avis et savoir s’il pouvait l’aider. Comme à son habitude il ne tarda pas à lui répondre et lui proposa qu’ils aillent boire un café pour en discuter. Mais pas avant une semaine car il était parti rendre visite à ses parents.
Sarah éprouvait plusieurs émotions qui lui semblaient contradictoires et surtout tout à fait inconnues pour elle : elle était toute à la fois émue à l’idée de revoir Benoît et déçue de devoir attendre une semaine, effrayée et excitée, enthousiaste et anxieuse…un vrai capharnaüm dans son cœur. Et sa tête n’était pas en reste, cherchant à comprendre le sens de tout ça mais n’arrivant à rien.
La semaine lui parut interminable. Tous les jours elle essaya d’écrire, ses pensées, une histoire, un poème, n’importe quoi, et tous les jours elle refermait son ordinateur dépitée par la page qui restait désespérément blanche. Elle commençait à imaginer le pire, le pire étant de renoncer à son rêve de devenir auteur et de devoir finir sa vie derrière un bureau de fonctionnaire.
Une nuit cependant elle se réveilla particulièrement inspirée et écrivit d’une traite une nouvelle de plus de 10 pages. Le lendemain matin quand elle la relut elle eut néanmoins l’horrible surprise de constater que ce qu’elle avait écrit n’était rien d’autre qu’une sorte de romance bonne pour des adolescentes, une histoire d’amour particulièrement mièvre entre deux personnages qui semblaient tout bonnement inspirés de Benoît et…d’elle-même ! Elle avait l’impression de devenir folle. A choisir elle préférait ne plus jamais écrire une ligne que d’écrire ce genre d’histoires insipides qu’elle avait toujours eu en horreur. Même à 12 ans elle préférait lire des histoires effrayantes à de la romance, contrairement à toutes les filles de sa classe.
Elle décida de ne plus écrire une ligne en attendant son rendez-vous avec Benoît. Plus question d’écrire ce genre d’inepties ! Elle profita du temps ainsi gagné pour se faire les ongles et redessiner la ligne de ses sourcils et s’offrit même un soin complet du visage chez l’esthéticienne…décidément elle ne se reconnaissait plus !
Quand arriva enfin l’heure de son rendez-vous avec Benoît elle était tout aussi inquiète de lui faire bonne impression que d’obtenir des réponses satisfaisantes à ses questions. Elle avait l’impression de ne plus être maîtresse d’elle-même depuis leur dernière rencontre et en était venue à se demander s’il ne lui avait pas jeté un sort.
Elle lui déballa tout, son incapacité à écrire, sauf des histoires romantiques qui la dégoûtaient après coup, et l’inquiétude que ça lui provoquait. Tout sauf les sentiments qu’elle sentait naître pour lui, son cœur qui battait fort en pensant à lui, le nœud qu’elle avait dans le ventre en lui parlant. Elle craignait qu’il ne se moque d’elle et qu’il la rejette. Son âme, déjà très fragilisée par des années à se renfermer sur elle-même, ne le supporterait pas.
Elle s’attendait à un avis éclairé, à des conseils avisés, à tout sauf à ce qu’il lui avoua. Il était tombé amoureux d’elle au premier regard, un coup de foudre, comme au cinéma. Une passion obsessionnelle avait commencé à le dévorer, consumant ses nuits et ses jours. Jamais il n’avait vécu ça avant, jamais même il n’aurait cru que ça existe. Alors il s’était résolu à lui avouer ses sentiments puis était devenu fou à l’idée qu’elle ne partage pas son amour. Il avait alors fait ce qu’il s’était interdit jusqu’à présent : utiliser son carnet magique pour réaliser son rêve. Car le carnet marchait aussi pour lui contrairement à ce qu’il lui avait affirmé, seulement il n’avait droit qu’à un seul souhait, un seul rêve à réaliser. Il avait donc attendu jusque là pour écrire dedans car jamais, il en était alors certain, il n’aurait de souhait plus fort que d’être aimé en retour par Sarah. C’est pourquoi Sarah avait commencé à penser et à rêver de lui depuis quelques jours, pourquoi elle avait écrit cette histoire d’amour, c’était la magie, sa magie à lui. Et cet amour magique prenait tellement de place, supposait-il, qu’il ne laissait plus la place au reste. Toutes ses pensées, toutes ses émotions, toutes ses sensations, toute son imagination, toute sa créativité seraient orientées désormais vers cet amour aussi factice que puissant. Cet amour auquel elle ne pouvait plus échapper.
Sarah repensa à cette journée qui l’amena à faire la connaissance de Benoît, cette journée où elle s’apprêtait sans le savoir à sacrifier son don, sa passion, sa créativité, sa liberté…cette maudite journée à la fête foraine. Elle repensa à ce manège qui avait tout déclenché. Définitivement elle aurait dû refuser.
- Accueil Forum
- Autour de la lecture
- À vos claviers, à vos plumes...
- Partage d'un texte, à votre bon cœur pour donner des avis