#670 07 Décembre 2023 16:40:55
La bête humaine de Émile Zola
Rarement un titre reflète aussi justement le contenu du roman. Quels emportements de tout un chacun dans cet univers ferroviaire où les passions entrainent rancunes, confrontations, meurtres et même un suicide ! J'ai été subjugué par le flot continuel de rancoeur, d'envie, de mesquinerie; aucun personnage n'a de comportement un tant soit peu tempéré, conciliant, raisonnable. D'une situation à l'autre, tout n'est qu'un maelstrom d'élans intempestifs, de gestes impulsifs quand ce n'est pas des plans machiavéliques savamment ourdis. Est-ce à dire que Zola tombe dans une surenchère lassante par son accumulation ? Pas du tout, j'ai lu cet opus avidement, presque figé par ce déferlement ininterrompu de coups, de coups de gueule et de coups de couteau.
Les femmes n'ont pas de beaux rôles dans cette aventure. Séverine passe de manipulée à manipulatrice, Philomène constamment battue par son frère, Flore coupable au cube d'une infamie, Phasie victime de son scélérat de mari, madame Lebeu en reine d'écornifleuse, c'est à croire que naître femme condamne à la victimisation. D'un autre coté les personnages masculins ne sont mieux. La lente déchéance de Roubaud, l'obsession de Misart, le dévergondage de Pecqueux, la fourberie de Camy-Lamotte, autant de déplorables destins. Et cela s'étend même aux personages secondaires. Il n'y a que Cabuche, innocent, gauche,
qui subit plus qu'il n'agit. Et que dire du fils de Gervaise, prisonnier de sa féroce maladie dont il croit se défaire . . .
Quels moteurs derrière de tous ces débordements ? L'amour vient en tête, mais il s'agit plutôt de jalousie, de possession, de domination, de destruction. L'argent, bien sûr, que ce soit le petit pécule de Phasie, les francs maudits dérobés au président, les sommes perdues au jeu ou encore les héritages en vue. L'envie, méprisable comme dans la course au meilleur logement, chimérique comme le rêve de la fortune en Amérique. Sommes-nous vraiment condamnés à être contrôlés par nos bas instincts ? C'est la question qui se pose via cet imposant opus des Rougon-Macquart. Un grand roman.
Douze arpents de Marie-Hélène Sarrasin
Pour respecter les exigences d'un héritage, une jeune mère de famille monoparentale doit s'établir en campagne et exploiter un grand jardin. La voici donc transplantée à St-Didace où elle se découvrira peu à peu une vocation d'herboriste, aidée en cela par sa voisine de cent-quarante-six ans qui a littéralement pris racine dans son potager . . . Le ton est donné, on tombe dans le réalisme magique, la première dimension l'emportant sur la deuxième. Tout au long, on suit deux histoires dans le même village. D'un part l'arrivée et l'intégration de Marine, et éventuellement, sa lutte contre un promoteur immobilier qui veut lotir une partie de la forêt pour y construire un quartier résidentiel. D'autre part, la disparition mystérieuse, quatre-vingt ans auparavant, du maire du village qui magouillait pour qu'un chemin de fer passe à St-Didace afin de s'enrichir au dépens des intérêts de ses concitoyens.
On se promène allègrement entre ces deux récits qui, évidemment, finiront par se rejoindre. Le tout est assez court, trop peut-être car les personnages principaux ne sont pas assez développés à mon goût, se lit bien et aborde un sujet d'actualité soit la protection de la nature versus le développement immobilier. Globalement j'ai aimé cette histoire de retour à la terre, un peu granola, entrecroisé d'un mystère ancien bien entretenu. La chute, inattendue, malgré son coté fleur bleue, fait quand même réfléchir au choc des cultures et au potentiel du dialogue et de l'empathie. Mais compte tenu de l'importance des thèmes abordés, j'aurais souhaité que l'auteure, dont c'est le premier roman, étoffe davantage son récit. D'autant plus qu'elle la plume pour le faire aisément.
Les fous de Bassan de Anne Hébert
Curieux village que celui de Griffin Creek où la luminosité des deux adolescentes, Olivia et Nora, contraste avec la perversité du pasteur, l'autorité abusive des frères et père d'Olivia, la concupiscence de Stevens et la curieuse folie de Perceval. Personne ne collabore vraiment avec les policiers après la disparition des filles car “Celui qui nous trahira nous fera tous basculer dans le déshonneur”. Pourtant, dans un sens, beaucoup y sont déjà du fait de leurs comportements abjects.
Ce roman choral est envoûtant par les différentes perspectives présentées, par les non-dits, les allusions aguichantes, l'atmosphère trouble qui baigne ce coin perdu. À l'opposé, il y a cette nature, cette mer, magnifiquement évoquées, facteurs de force tranquille et de sérénité qui n'ont rien à cirer des déboires de l'homme. Anne Hébert pratique déjà le “nature writing” de la mode actuelle. Ce livre m'a fait songer à “Bondrée” de Andrée A. Michaud, pourtant écrit trente deux ans plus tard: même drame de fond, environnements semblables, excellence de l'écriture. Les deux valent amplement le détour. Pour en revenir au “Fous”, j'ai adoré ma visite dans ce village hermétique, découvert une autrice majeure et apprécié grandement cette chute qui nous rappelle trop les temps modernes.