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#1 14 Juin 2015 19:29:48
Coucou les gens ! <3
J'ai découvert depuis peu le genre de la nouvelle avec un professeur et écrivain français qui a participé à notre DU, et qui tenait beaucoup à cette forme littéraire. Du coup, elle nous y a un peu invité à sa manière et je cache pas que j'ai bien accroché. Du coup, je vous propose pour mon premier vrai post sur le forum un texte, totalement différent de celui produit pour les cours évidemment, mais qui me trottait en tête depuis un bout de temps. Voila voila, après j'ai peur qu'il soit un peu long, mais bon...
Enjoy et n'hésitez pas à taper dessus... littéralement :) !La lucarne bleue
La vie est bleue. Pas heureuse, non, pas bleu ciel ou bleu nuit, non. La vie est objectivement bleue. Du moins à mes yeux. Bleus tout deux.
C’était la seule vraie couleur qui m’avait été laissée. Du bleu brut, du bleu sombre, du bleu pic-à-glace, du bleu lame, du bleu bourbe, du bleu bâche, bleu canard, bleu sofa, bleu bleu et bleu rouge, des plus sombres au plus clairs, je ne voyais plus qu’en bleu sur bleu. C’était sans doute une chance pour moi de pouvoir ainsi arrêter ma carrière de peintre, sur une note jolie, pas belle, pas marquante pour les gens, juste jolie à mes yeux. Bleus tout deux. Mais je ne puis mentir et dire que les couleurs ne me manquent pas. Hier, j’ai tenté de reprendre ma palette, et d’une nuance à l’autre, de distinguer un fauve d’un ocre, du mordoré, que j’avais eu tant de mal à obtenir par mélange, du bleu. J’ai montré la toile que j’avais esquissée, du moins les premières vagues de traits, ce que je n’aurais jamais fait il y a de ceci deux semaines. Maria a fondu en larmes sans vouloir me dire ce qui n’allait pas. Mais je me doutais que la toile était hideuse, que je débordais même, incapable de voir la différence entre le bleu billard de la toile et le bleu soleil de ma peinture.
Mais je ne le vis pas si mal. Je commençais à souffrir de vivre au milieu de murs bariolés de toiles. Je souffrais de peindre. Je pigmentais mes huiles à mon dermes saignés, et mes toiles tiraient sur mes os fragiles. Je sentais ma créativité grossir à mesure que mes forces m'échappaient. Lorsque je prenais le temps de nettoyer ma peau, je trouvais toujours en cerne une ou deux tâches, et alors je regardais pour la première fois en plusieurs semaines mes mains de Fou, et mes sangs qui les couvraient. A la fin, j’avais touché à ma pulpe, diluée dans la gouache, bouillonnante et pourtant moisis, tachée des teintes bleues de la maladie. « Bleues ». Quelle ironie de s’être senti partir dans le génie pour rester, rester dépeuplé, vide. Vierge.
Je peignais par plaisir au début. J’aimais peindre. Enfin, ma mère aimait que je peigne. Et j’aimais qu’elle aime. Alors j’avais repris le chevalet de son grand-père, j’avais passé une soirée à la faire prendre des pauses grossières et pour la plupart disgracieuses pour sa charpente large, et je l’avais jetée sur le papier Canson qu’on m’avait acheté. Ça avait été mon premier vrai trait de génie. Ce papier Canson. Support impropre, il avait rendu irrecevable mon œuvre, que ma mère alla présentée, un peu trop excitée, à un peintre de Louis Souchon, la galerie au bas de la rue. Si j’avais pu ne pas la repeindre, je l’aurais fait. Mais elle a insisté pour que je la regrave à l’huile, et sur une toile cette fois-ci. On m’avait remarqué alors. Je me rappelle surtout le fond que j’avais fait pour elle, un fond gloss qui claquait, et qui se mariait à ses yeux. Bleus tout deux.
Maintenant, tout est bleu, et les tableaux sont comme fondus dans la briques, incolores. J’essaye de continuer à vivre. Je me fais à manger quand Maria sort, folle que je ne lui dise plus de baisser la musique car je travaille, folle du silence intellectuelle qui plane lourdement dans notre appartement. J’ai repris le sport, en salon pour le moment, et il m’arrive d’écrire, comme là. Pour le reste, je suis dépendant de ma fiancée. Au fond, ça n’est pas tellement différent du temps où je peignais à longueur de journée à en oublier de manger et de dormir. Avant-hier, Maria m’a avoué que c’était ça qu’elle aimait chez moi. Mon absence.
Ma mère a cogné, folle, à ma porte. Elle a pleuré bien plus que moi mon art. Elle avait ses cheveux bleus comme les blés montés en chignon sur son crâne plus sombre, et quand elle est passée devant la fenêtre, je l’ai crue chauve. Quand Maria est rentrée du travail, elle a pris ma mère sur son cœur, et dans cette position, elle se fondait l’une dans l’autre comme un monstre picassien. L’huile de leurs vêtements se frottait, se mêlait, leurs seins s’emboîtaient comme leur gorge et leurs bras, leurs peaux se tendaient l’une sur l’autre et couvraient leurs visages renversés de tristesse. Elles m’avaient alors toutes deux réprimander de sourire alors que la situation était grave.
En réalité, j’étais heureux. J’avais l’impression d’avoir redécouvert le silence. Vous voyez, quand on se concentre sur une seule chose au point d’en oublier même le goût de la peinture dans votre bouche, ingérée à trop mordre dans l’ongle, on se confronte à sa musique, aux torrents qui tirent vos chairs et vous font plein, ces laves bouillonnantes, qui dans cet état, à chaque mouvement, répercutent le geste dans tout les organes, comme une gélatine vibrante de mouvements. On dit que les peintres œuvrent avec tout leur corps. En réalité, c’est le tout-corps qui œuvre au peintre et le sculpte, se sculpte un peu plus à chaque geste. Et cette douleur de renaître à chaque fois, de muer, de craquer le vernis au burin, d’allonger, d’étirer, de raccourcir, de charcuter l’os et la matière était chaque jour plus intolérable. J’avais mal à changer. Et en même temps je sentais quelque chose de primale en moi, d’immuable, source de ma douleur, qui grippait les mécaniques, comme un fin rectangle d’acier dans une machinerie sans angle aucun et en perpétuel mouvement.**************
Hier, Maria est partie. Enfin, elle est partie faire son sport et n’est jamais revenue. Sur mon portable, trois mots bleus sur bleu : « tu as changé » ont clos la dispute qu’elle avait déclenchée avec elle-même depuis mon accident, et qu’elle avait si studieusement menée jusqu’à la rupture. J’ai changé ? J’ai plutôt cessé de changer, je profite de la lenteur avec laquelle j’avance, je me sens doucement couler d’un moi à un autre plutôt que dévaster par un précipité de sensations qui brisent mes os et les ressoudent à l’encaustique. Et toujours, le petit rectangle bleu ébène qui, en clenche, parfois frotte au fil de mes entrailles.
J’ai décroché toutes les toiles trompe-l’œil des murs et les ai vendues. A la place, j’ai peint des fulgurances de bleus, des couleurs qui choquent et pratiques, qui marquent les angles de mon appartement. Ma mère qui est venue ce matin a involontairement validé mon choix en commençant par trouver ça hideux, puis par pleurer tellement les couleurs juraient. Elle ne cessait de mouiller mon col en criant « Ton talent ! Ton talent ! Détruit ! Regarde, mais regarde ! Tu es aveugle, mon fils ! ». Je l’ai gardé un moment contre moi à ne pas trop savoir quoi dire.
Dans la journée, deux agents de la galerie du bas de la rue sont venus me voir. On les avait prévenus de mon soucis, mais ils ont insisté pour que je peigne. Quand ils ont vu ce qui coulait vif de mes mains, ces bleus pourpre et bleus chamois, ils ont eu l’air surpris. Ils m’ont tapé sur l’épaule en insistant pour que j’accepte leurs excuses et me promirent de m’envoyer dans la journée une aide. Une petite brune aux cheveux bleus s’est présentée, une stagiaire de la galerie, pas laide et tout à fait drôle. Elle s’est mise à trier mes tubes et mes couleurs par gammes, du bleu clair au bleu clair en étiquetant chaque tube, chaque pot, chaque once de couleur que je possédais. Enfin, elle s’est assise à coter de moi. « Maintenant, vous pouvez peindre. Si vous ne trouvez pas une couleur, je vous guiderais ! » Elle était fraîche, avec ses lèvres bleus et ses cils, auréoles du vide monochrome et parfaitement désert de ses pupilles.
Je m’assis et pris le tube étiqueté « Parme ». Du coup de l’œil, elle se pencha pour voir par-dessus mon épaule. Je commençai en déchirant le bleu de la toile de ma couleur vive comme je l'avais toujours fait. Débuter par le chaos . Comme un Big Bang bariolé. Je suivais, concentré, la ligne de mon pinceau, replongeais mon ustensile dans la substance, puis le trempais dans le vide bleu qui se parait doucement de nuance. Je visais un paysage. Je pris « Prune ».
« Non, pas cette couleur, prenez plutôt du bronze pour faire ressortir le couchant. Vous faites un couchant, n’est-ce pas ? » Je ne me retournais pas mais elle dut comprendre qu’elle avait brisé ma concentration. « Vous savez, c’est mon travail d’aider les peintres quand ils ont une panne. Je leur rappelle des règles, je les guide pour éviter des blocages. Je ne suis pas peintre moi-même, pas assez talentueuse. Vous savez le talent, on née avec. Mais j’ai travaillé toute la théorie. D’ailleurs, avec vos pièces si souvent exposés, je connais bien votre technique. Vous mettriez un bronze. »
Et j’écoutais, plus pour en finir avec cette toile que parce qu’elle avait raison. Je travaillais en automate, je couchais où j’aurais du coucher telle couleur, et sous ses conseils et ses yeux, indistincts du bleu pupille, je redécouvrais mon propre style, disséqué et aseptisé. Je peignais sans peine, comme s’il n’y avait là qu’un acte banale et redondant, et j’y prenais presque plaisir à ne pas sentir mes feux fouaillés et ma mécanique déclenchée. Même si j’avais mal à la tête à force de superposer mes perceptions aux siennes, on pouvait, sans même avoir conscience des tons, peindre parfaitement. A la fin, lorsque le tableau me parut achevé, du moins dans la version que je m’en faisais, ne restait sur ma toile qu’un bleu monocorde. Mon assistante acquiesça et jugea mon œuvre « au niveau du reste, tout va bien ». Elle annonça qu’elle repasserait demain pour continuer sur un modèle plus grand, claqua la porte derrière et me laissa seul dans la nuit bleue.
J'ai allumé la lumière, me rendant soudain compte qu'à la toute fin, j'avais du peindre à l'ombre de la lune, brisée par mes jalousies bleues. Ma toile est totalement bleue, je peine même à distinguer le couchant de l'horizon. Mais je suis aussi comblé. La peinture n'a jamais été aussi satisfaisante, ludique même ! Rien ne remue en moi, pas même un disque de chair pour s'effondrer et emporter toute ma mécanique dans la pente douloureuse de la mue imminente. Je suis reposé, et quand je rejoins mon lit, j'accueille les brumes du sommeil comme après un léger effort physique, suffisant.**************
Aniesse trouve mes bleus trop propres et mes jaunes atones. Je voudrais lui répondre qu’entre bleu et bleu, je trouve mon bleu trop bleu, mais parce que je vis de sa vision parfois étriquée, je vais me retenir. Elle me connaît parfaitement, et j’en suis glacé de l’intérieur, figé. Quand elle parle de ma peinture, j’ai l’impression d’entendre le dictaphone de mon âme. « J’adore cette manière que vous avez de pulvériser l’horizon ! » « Vos profondeurs figent le tableau en plein mur, comme pour l’y nicher, c’est incroyable. » A l’écouter, je réinvente le bleu tous les jours. Alors, quand elle me dit de corriger quelque chose, je préfère l’écouter. Elle me fait les courses, m’encourage, me fait à manger, et quand nous peignons ensembles, je peux me reposer sur elle. Je n’ai jamais trouvé la peinture aussi facile, et aussi satisfaisante. Jeudi dernier d’ailleurs, j’ai lu un critique qui parlait de mes œuvres comme « parfaitement plaisantes ». Aniesse et moi étions ravis.
Il est 16 heure passée. L’été tombe en chute d’eau par la fenêtre et inonde l’appartement. J’ai fait nos mélanges assidûment et ils reposent sur la palette. Nous songions à reprendre un portrait que j'avais fait d'elle, d'une photo pour qu'elle puisse, alors que je la figeais, travailler avec moi. Elle est magnifique, et même dans ses orbites vides, je peux sentir le coquin de son regard quand je décris ses courbes du pinceau. A mes yeux, j'appose mon vide sur du bleu, mais je sens son plaisir, et cela guide mon bras. Je ne me suis jamais senti aussi solide qu'avec elle, aussi ferme en moi-même. Mes chairs et mes sens sont repus et j'ai même pris du poids.
Au moment où j'attaque le brun de sa chevelure bleue, elle pose sa main sur la mienne. Celle qui tient le pinceau. 4 mois plus tôt, je puis vous le jurer, j'aurais enfoncé le manche de chacun de mes rouleaux, la palette, vidé tous mes tubes dans le néant de ses yeux pour y crier une couleur. Juste une petite tâche, et j'aurais hurlé que je lui rends service. Puis je l'aurais égorgée et vidée sur ma toile, rien que pour ce geste qui me fit trembler et perdre une limace de brun qui alla strier, heureusement, le pieds du chevalet et qui ressortit comme du bleu sur du bleu, violent. Mais je la regarde, absorbé, bleu jusqu'au sang, attendant sa remarque, simple ordre qui ira remodeler mon erreur en œuvre « satisfaisante ».
Elle sourit d'abord, puis se penche pour me montrer la naissance de ses seins. Bleus tout deux. « Et si tu me faisais blonde ? » Elle élargit l'écart entre ses lèvres et soulève ses pommettes plus haut, heureuse et fière de sa proposition, le visage comme fendu à la lame. Le bleu de ses dents et de sa langue fondu en un seul linceul de ciel terrifiant lui dessine un masque de feu liquide.
A cet instant précis, en moi jouent chacun des boulons vifs, grinçant d'effort à retenir leur vis en orbite. Une bille entre en branle et en bouscule d'autre, qui à choc, craquent des étincelles sur la paille de mes os. Soudain, mon corps hurle. Mon corps hurle sa stupidité. Comment peut-on dire de telles absurdités. Elle n'est pas blonde ! Elle n'est pas blonde ! Elle n'a pas même la fripe de ses cheveux brune ! Elle a les cheveux bleus, les ongles, les dents, et ces misérables caveaux d'yeux bleus ! Pourquoi devrais-je peindre bleu, bleu ou bleu ses cheveux ? Ils sont bleus ! Je vous le jure ! Je sens dans mes viscères l'angle de bitume fondre, rejoindre la mécanique qu'il grippait. Mon corps, si longtemps endormi, entre en éruption. Tous mes feux sablés éructent du verre, incendient mes muscles, mes mains, étirent ma personne à dépasser de moi-même. Ma peau craque d'avoir trop retenu, trop contenu la machine.
Je la regarde. Elle doit voir le magma, ce sang bourbon bleu qui résorbe et absorbe mes larmes bouillantes de frustration, et qui, si elle coulait, déchirerait mon visage comme autant de caillots de sel, cette lave bleue qui obstrue ma glotte et mon poing. J'ai mal, j'ai mal non des changements, mais de les retenir. Mon visage me brûle d'apathie. De réserve. Voilà à quoi j'ai passé mon temps ces derniers mois. A faire des réserves. Des réserves pour quoi ? Pour peindre ? Pour rien ! Des réserves de tout, de temps, d'argent, d'énergie, je dépensais au compte-goutte du moi qui avant même de toucher la toile s'évaporait en fumée insipide. Je me revois effacer du doigt un peu du bleu de ma toile et le racler sur le bord de ma palette. J'ai peint par procuration des toiles auxquels je ne voyais rien et dont je ne me souviens même pas ! « Arrachez les étiquettes, s'il vous plaît » m'entends-je dire, la voix enrouée de mots bien plus terribles.
Elle s'exécute en pensant à un jeu. En même temps, je retire doucement son portrait du trépied souillé, et plutôt que de le projeter contre le mur, comme toutes mes fibres me hurlent de le faire, je le pose contre mon guéridon, là où si je dois me lever, distrait, je le détruirais d'un pas calculé et involontaire. Je veux soudain étaler sa peinture, ses cheveux bleus sur mes murs. L'y incruster et y mettre le feu. Je repose une toile parfaitement bleue, plus petite, et plutôt qu'assis, je me lève comme j'aurais du le faire depuis longtemps. Un peintre peint debout, ou allongé entre quatre planches.
« Posez pour moi, s'il vous plaît. » Elle se fige. Elle vient sûrement d'entendre le verre dans mon sang et dans mon regard, capté comme une étincelle nouvelle. Moi, je n'entends que ça, les explosions sous mon derme, les foudres solides et liquides qui bouleversent mes frondaisons, les calcinent, les fleurissent, les défrichent encore pour y planter leurs dalles bleues de vide, qui explosent et alimentent ma conviction pure et nouvelle de verre et de tesson. Encore de verre. Bleu.
J'ai mélangé vos tubes, ça n'ira pas. Nous pouvons recommencé mon portrait si vous voulez, avec la photo...
Posez pour moi, pour que je vous peigne. Sinon partez.
Un bleu sombre découpe son visage achrome, éclair fugace de contrariété. Elle s'assied, droite, en gonflant sa poitrine, comme pour regagner du terrain sur moi. Elle le sent, elle sent que ça ne va pas, qu'elle perd pied. Elle cambre à briser sa nuque, à déchirer son larynx en petits bouts bleus de voix, à faire sauter sa tête comme un bouchon de dentifrice. Et elle me sourit.
Je peins comme au premier jour. Non, comme jamais je n'aurais du savoir peindre. Je choisis un bleu café, une pure évanescence dans le bleu bègue de la toile. Je les joins alors, les fais parler, dialoguer, et dans ma chair se répercutent leurs insultes, leurs peines, leurs histoires. J'ai un peu froid, et le bleu tuile tamise leur discours, anime un peu, enflamme même la toile à corner bleues les bordures encore vierges. Je peins en tâche de perceptible, et c'est comme retrouver la vue, de peindre à l'aveugle des couleurs qui me sont lisibles. Un bleu abricot pour la peau d'asphalte, et surtout, pour les cheveux, du bleu basalte, du bleu brun à faire bleuir de jalousie la plus belle des blondes. Les cils et sourcils au pareille, et un fond à marier à la cave de vide décréateur de son regard. « J'ai fini » dis-je avant de l'avoir formulé en pensée.
L'assistante se lève, fébrile. Dans sa posture, je lis peut-être du respect, en tout cas, une certaine forme d'inquiétude. En réalité, je m'en fiche complètement.
Les orbites vides du tableaux lui rendent son regard. Je l'ai peinte très exactement telle qu'elle est, jusqu'au moindre détail. J'avais même dessiné un sourire qui croquait sur ses oreilles, vide de dent, de langue, de glotte, bleu. Elle ne sait pas quoi dire, je crois même qu'elle ne comprend rien.
« Ca n'est pas vous, monsieur » dit-elle. Non, puisque c'était elle.
Mais c'est qu'elle va oser. Elle va oser choisir pour moi. Qu'elle y aille, qu'elle dise. Ça n'a jamais été aussi moi qu'en cet instant. « Vous... enfin vous ne peignez pas comme ça, je vous l'assure. Vous ne pouvez pas faire ça ainsi, vous auriez plutôt jouer sur les noirs... là vous voyez ? » Et elle passe son doigt si proche de ses lèvres bleus, à la parfaite réplique des siennes, que je peux sentir la peinture cailler au froid de sa peau de givre. Je suis encore ivre de mes huiles, ivre de moi. J'ai peur de lui faire avaler mes bleus à en hurler du ciel.
« J'ai une mère aux yeux très bleus, explosa de mes lèvres mi-closes. Savez-vous que c'est elle qui m'a fait commencé la peinture ? Enfin, en réalité, c'est la peinture qui m'a fait commencé à peindre, mais ma mère a tout de même jouer un rôle. En réalité, elle m'a plutôt empêché d'apprendre à peindre. Oh si ! J'ai appris, j'ai appris comment, j'ai appris quoi, j'ai même, en quelque courts textes, appris pourquoi peindre. Mais être peintre, ça, personne ne peut vous l'apprendre. Et c'est ce que vous ne comprenez pas, vous, avec vos théories tarées dès l'énoncé, c'est que derrière le pinceau, non, en prolongement du pinceau, un homme broie et pine le pigment, et frappe les toiles, et pulvérise les bleus. Et que de ces explosions personnelles, sur la toile ne reste qu'un fluide en puissance, des tranchés, des miradors, des mines d'un peu de moi qui sous le regard fracassent les os, et déchirent la pellicule, vitreuse à trop fixer le vernis pour en percer une vérité imprenable, de vos yeux. Vous êtes incapables de regarder des deux cotés du fusain ! Que pouvez-vous comprendre d'un coup de pinceau, d'un seul, quand il aura fallu mille gestes de l'âme et du corps pour l'amener à trancher sur un ciel ? Vous ne percevez que le résultat dans un art du processus, en perpétuel mouvement ! Vous voyez la mécanique de mes os, de mes muscles, les billes de mon esprit qui toquent et tapent quand j'agonise mon bleu ? Vous ne voyez rien qu'un homme « talentueux », « chanceux ». Je suis un homme et rien d'autre, et tellement plus ! Je suis le tableau de tous les jours d'une peinture de l'instant et le fracas fixe de mon âme embrasée, une simple manifestation muable mais si lente, si lente ! de mon esprit en perpétuel mue de lui-même. » Je finis les bras écartés et ma poitrine présentée en espérant qu'elle y discerne mes feux et les verres qui arrachaient mon cuir de l'intérieur. Je sue bleu mes gouaches à détacher le vernis incrusté dans mes pores. Je tourne à plein régime, ma cosse mille fois répandue et reformée, et rebrisée en poudre à alimenter mes bleus.
« Nous n'avons décidément pas la même perception de la peinture, monsieur » finit-elle par dire en reprenant ses affaires. Je la regarde ramasser son sac et sur un geste de ma part, s'autorise à prendre son tableau, au pied du guéridon. Elle est tellement pleine, tellement fixe, tellement sûre. Je la regarde, jeune, et pourtant incapable de se vivre elle-même autrement qu'à tous les temps, à cet instant condensé de ce qu'elle était, est et sera, détentrice de la formule miracle et acquise à la société, de comment être et paraître bien et bonne. Elle ne vivrait que la fougue de sa jeunesse sans comprendre qu'elle n'en est pas le propre. J'ai pitié d'elle. C'est sans doute là leur seul avantage, à ces gens vivant avec eux-mêmes, ces gens qui peuvent se vanter de se connaître, qui s'encouragent à ne pas déborder, à ne pas éclabousser le voisin de leur liquide vital, de leur force sensuelle, qu'ils s'exercent à étouffer sous les litres de sable du temps. On finit par se connaître quand on cesse d'exploser à chaque instant, de renaître nouveau et jeune, naïf et nerveux, et alors on s'appelle adulte et on cesse de vivre en violence, ou tout court, accalmé, bleu du sang à la moelle.
« N'oubliez pas la photo. »****************
Ce matin, j'ai repris le pinceau. Depuis que la galerie du bas de la rue refuse même d'entendre mon nom, je peins à mon rythme, pour moi. Un ami est passé le mois dernier et a trouvé mon travail formidable et « dévorant de sincérité ». Il m'a pris une toile, celle qui représente la rue qui descend de chez moi, où le ciel et l'asphalte se rejoignent en ligne d'horizon dans une même teinte qui renverse les perceptions. On a l'impression que les passants peignent aux pieds des nuages de flaques d'huile et d'eau, et ces passants n'ont pas de visage, sinon des sourires fondus. Il avait bien compris que je ne peignais que ma version faussée des faits, mais pour lui, « et pour d'autre » ajouta-t-il, cela était excellent.
Dans les semaines qui suivirent, je reçus plusieurs visites, et mon appartement, autrefois atone, finit en petite galerie improvisée que des peintres et des artistes, curieux, remplissaient jusqu'à tard le soir, où on sortait des tasses et un café bien bleu. Alors on m'interrogeait sur ma manière de peindre, sur comment je dépassais mon « handicap », si j'avais une technique précise. Surtout, on m'interrogeait sur le virement total qu'a emprunté mon style. Là dessus, je répondais toujours que je ne voyais pas de quoi il parlait. Et j'étais sincère.
Hier soir, je rêvassais alors qu'un petit nombre de peintres tout jeunes regardait la toute dernière pièce qui m'avait été laissée, et dont j'avais toujours résolument refusé de me séparer. C'est une petit tour au milieu d'un lac, comme un doigt d'eau dressé et rugueux au milieu du liquide brisé. De petits échos induis du vent dérivait le regard vers un personnage minuscule, presque imperceptiblement bleu, au sommet de la tour et qui peignait. Les interprétations des jeunes artistes étaient si multiples, et si pleines de sens toutes que je me refusais à couper leurs délicieux délires. Alors l'un du groupe qui remarquait mieux que les autres, m'interrogea, et je n'avais plus de réponse à ne pas formuler tellement ma langueur prenait sur ma retenue naturelle.
« Ce petit peintre n'est ni la proie des eaux, ni le divin émergé de la société liquide, commençais-je en tentant de retenir l'excitation qu'invoquait ma réponse, jusqu'ici informulée, et ce qu'elle allait faire de moi. Il n'est en hauteur que pour fixer sur son carré de toile non pas le bleu flou des touts, mais les flux infidèles, les lames de fonds précoces qui s'arrachent à l'eau, la vague que la queue du poisson permet, en bref le singulier dans l'inconstant régulier de la vie. Mais n'allez pas saisir là le rôle de l'artiste! Le malheur de cet homme hors du flux, c'est qu'il n'en est pas. Et quelle erreur ! Se croire au dessus du monde, en sentinelle tandis qu'il devrait en être un rouage plus large, un écrou de trop qui entraînerait, non par son art, mais par son existence l'explosion mécanique. Quelle tristesse de n'être qu'à peine le général qui donne les armes, et de retirer son combat au soldat de la plèbe qui lui s'est bouté dans l'incendie bleue de la révolution comme la centième étincelle qui dirige le feu vers son ennemi, la tranquille facilité. L'artiste doit brûler des mêmes feux, humbles dans ce combat qu'il est seul à pouvoir mener, humble face à une cause commune, si au fond, il en existe vraiment. Car tous les vrais combats sont d'abord ceux qu'on mène face à soi-même, à notre propre pragmatisme, qui nous éloigne naturellement des tâches ardues et facilite notre insertion, nous coule dans l'asphalte. Ne montez pas trop haut dans votre tour de saphir, mais ne vous laissez pas coulez dans le plomb bleu. Affrontez le flux et dégagez-en votre tâche. Ne laissez pas le courant vous portez vos outils, taillez à l'ongle, à même l'eau bleue, l'arme qui fendra le flux. »
Mon discours de la veille, qui avait clôt la soirée comme un pot de départ l'aurait fait, résonne encore dans les murs spongieux de mon appartement, comme un air nouveau. Les pensées puissantes se forment aux tripes. Quand on les met en mots, c'est si palpable, et pourtant encore trop bruyant, pas assez lisses, comme une note bleue, pas fausse, mais insupportable. Je me détourne du petit salon et de la toile que finalement, personne ne prit. Je ne l'aurais pas vendue de toute façon.
Tous mes autres tableaux se sont arrachés au plus offrant, alors ce matin, je reprends le pinceau. Et dans le vaste ciel que mon plafond dessine, dans les lucarnes d'océan et dans la houle de mon lit défait, j'observe les mouvements bruts de ma vie, que j'explose sur ma toile, et qui dessinent un demain de l'aujourd'hui, trait à trait, à travers ces traîtres et amis, mes yeux. Bleus tout deux.Dernière modification par Le Blogosse (14 Juin 2015 19:35:28)
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#2 20 Juin 2015 21:40:30
j'ai vraiment accroché à cette nouvelle. je l'ai lu en deux temps. Pourquoi ? j'ai juste eu du mal à comprendre le problème qu'avait le peintre et ne savait pas si le peintre voyait tout en bleu ou si c'était une énorme métaphore (?) ou si la nouvelle se passait dans un monde ou tout était bleu (dabedi dabedai dabedi dabedai :sifflote: ).
Il m'a fallut une petite indication de l'auteur, et à partir de là j'ai complètement adhéré à la nouvelle et l'ai avalé d'une traite. Le style me plais, l'histoire me plais et je pense avoir saisie ce que l'auteur a voulu faire passer dans son écriture avec les émotions du peintre qui se réveille de sa léthargie que lorsqu'on parle de sa peinture et de son art. -
#3 24 Juin 2015 12:52:48
Merci Miko ! :)
So so so tell me du point de vue message, je voudrais savoir si j'ai été clair, est ce qu'on voit de quoi je parle ? -
#4 24 Juin 2015 12:58:22
Ben moi le problème que j'ai eu, c'est de comprendre pourquoi le peintre voyait tout bleu. Une fois que tu me l'as expliqué tout l'histoire était clair et très agréable à lire -
#5 09 Juillet 2015 18:39:36
Ce n'est pas si important, d'avoir "été clair", je trouve, dans ce texte.
J'ai fait pire que Miko, qui a lu en deux temps : j'ai commencé par ne pas lire du tout. J'étais d'humeur paresseuse, la longueur m'a découragée. Mais je ne sais pas pourquoi, j'ai tout de même fait défiler la page et c'est le mystère du commentaire de Miko qui m'a décidée à avoir un peu de courage.
Je ne regrette pas.
Je suis assez stupéfaite de la qualité d'écriture de quelques textes dans cette rubrique, dont celui-ci.
Je peux vous demander si vous publiez ? -
#6 09 Juillet 2015 19:37:12
Bonjour Soundandfury,
Déjà merci pour cet incroyable compliment, je ne m'attendais pas du tout à un retour aussi positif ! Je suis content que ce texte vous ait plus, c'était plus un essai qu'autre chose à l'origine, essayer d'écrire à chaud, à la suite d'un livre qui m'avait vraiment toucher, La Zone du Dehors d'Alain Damasio. Si le résultat plait, ca m'encourage à continuer l'écriture :) !
Malheureusement je ne publie pas, je n'ai jamais essayé de présenter mes textes à un éditeur (ou tenter l'auto-publication), et c'est peut-être un peu tôt, je commence à peine à m'intéresser à l'écriture... Je ne l'envisage pas encore vraiment comme ça. En tout cas merci pour ce commentaire qui redonne courage ! :)Dernière modification par Le Blogosse (09 Juillet 2015 19:41:26)
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#7 09 Juillet 2015 21:01:16
Je le trouve pesé et mérité, mon compliment. ^^
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