Bon, c'est un peu la honte, mais je ne l'avais jamais lu ! :emb:
C'est chose faite, et déjà, ça m'évitera désormais de baisser les yeux et de me sentir très stupide lorsque des gens l'évoquent comme "la base", comme la dystopie totalitaire par excellence. Mais surtout, j'ai découvert un super bouquin, bien plus riche que sa réputation, parfois un peu réductrice et un peu figée. Super histoire, déjà, avec un suspens qui nous tient jusqu'au bout : on se doute de ce qui va, ou devrait nécessairement, arriver aux personnages, mais on ne sait pas trop quand, comment, par qui, et à mon sens, l'auteur réussit brillamment à nous faire entrer, par le récit même, dans ce monde où le danger, latent, est étouffé sous une chape de non-dits,
La compréhension aiguë du système totalitaire a un intérêt historique, je trouve, et il est intéressant de découvrir la matrice de nombreux fictions dystopiques plus récents (que ce soit des films ou des livres) : la perspective est forcément un peu datée, du coup, et il y a des choses qui font plus écho à des représentations historiques, en parties révolues à notre époque (l'espèce de Nomenklatura dotée d'une police politique par exemple, qui fait vraiment penser au régime de Staline). Mais beaucoup d'éléments restent d'une grande actualité : c'est d'ailleurs un truisme que de mentionner, à ce titre, l'omniprésence des écrans et de la surveillance des caméras. Reste à préciser que cette visibilité totale de la vie de tout un chacun, dans
1984, est vécue comme une contrainte, tandis qu'elle est acceptée, voire désirée, dans nos sociétés actuelles (acceptée mais peut-être tout autant subie). Passons.
Ce qui m'a passionnée aussi, c'est la théorisation de la novlangue et de la disparition des données historiques, ce mode de rationalité et de logique si particulier qui consiste à jeter aux oubliettes tel ou tel fait dont le Parti décrète qu'il n'a plus existé, d'occulter à son tour le fait même qu'on l'a effacé de sa mémoire, et ainsi de suite ! Cette thématisation du mensonge à soi et du mensonge politique, collectif, à travers un usage de la langue qui peut soutenir une chose, puis son contraire, je trouve que ça prend une dimension philosophique intéressante. Il y a aussi la transparence absolue, exigée par la société, qui nécessairement se double de son contraire : une grande opacité quant à ce que les individus sont et pensent réellement (c'est particulièrement flagrant dans les rapports qu'entretient Winston Smith avec l'ensemble de ses compatriotes).
Et du coup, la question de la révolte et de la résistance intérieure, qui sont ce qui m'a le plus marquée dans le roman et dans le destin du personnage de Winston Smith. A mes yeux ce livre pose aussi la question de ce qui peut venir à bout de la fameuse "liberté de pensée" d'un individu :
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Le dénouement de l'histoire m'a paru totalement désespérant : au bout du compte, ni la novlangue, ni le matraquage de la propagande, ni la tyrannie de la transparence, n'ont pu venir à bout des doutes de Winston, puis de ses certitudes, de plus en plus fermes, quant à la nature du régime de Big Brother, et enfin de sa résolution à agir, à participer au complot ; en somme, les stratégies du conditionnement social et intellectuel échouent à vaincre l'indépendance d'esprit de Winston Smith. Mais celle-ci, qui soutient l'intrigue pendant la majeure partie du roman, et qui est ce à quoi nous adhérons en tant que lecteurs, s'avère finalement limitée par un seuil d'oppression, au-delà duquel toute résistance est vaine. Et on voit qu'Orwell a fait l'expérience de la guerre : ce qui finit par briser la conscience de l'individu, c'est la douleur physique, l'humiliation, la torture, et la contemplation forcée de sa propre déchéance ; la déshumanisation et la brutalité. C'est peut-être une évidence, mais personnellement toute la fin du livre m'a beaucoup touchée, et je la trouve assez violente, encore aujourd'hui, d'autant que l'écriture d'Orwell ne cherche pas à susciter l'empathie et ne sombre pas dans le pathos.
Bref, ce livre reste vraiment percutant, j'ai adoré.