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#1 09 Février 2016 05:49:04
Je propose ici quelques nouvelles de mon cru.
LA PYRAMIDESpoiler (Cliquez pour afficher)
Mécanique était affairé à sa tâche. Petit à petit, la rouille disparaissait de l'engrenage, et celui-ci reprenait progressivement son éclat originel.
« Pour la dernière fois, énonça-t-il à un de ses compagnons tout en continuant son œuvre, que tu éprouves le besoin de faire cela dans ton quart ne me dérange pas le moins du monde, mais tu n'as pas à venir le faire dans le mien. »
A l'opposé, derrière lui, affalé sur sa pelouse, au pied de son arbre, Biologique le regardait travailler. Il ne le voyait pas, mais il le savait : cela se passait tout le temps ainsi. Mécanique n'avait jamais compris ce besoin de s'accaparer toute la surface. Chacun avait son quart, et cela était bien satisfaisant. Seul Biologique n'était guère de cet avis.
Une fois que l'engrenage brilla à nouveau, Mécanique rangea le bras nettoyeur à l'intérieur de son corps de métal, bien à sa place, et relança le système. Aussitôt, dans un bref grincement, tout les rouages s'imbriquèrent et s'entrainèrent les uns les autres. Il leva ses modules visuels vers le sommet, regardant tout son coin se mouvoir dans l'infinie précision qui était la sienne.
« Ce n'est pas ma faute, répliqua Biologique, tu me connais. Je suis obligé de faire ainsi, c'est mon instinct qui parle à travers moi. J'en suis l'esclave tout comme tu es l'esclave de tes microprocesseurs et de leurs programmations. »
Mécanique tourna la tête à cent quatre-vingt degrés pour regarder la boule de poils puante avachie dans son herbe. L'air de rien, Biologique se détourna, et commença à lécher généreusement ses testicules pour couper court à tout répartie. L'équivalent d'un haussement d'épaule et d'un soupir émergea dans les circuits électroniques de Mécanique, et il s'envola grâce au module d'antigravitation intégré sans ses fonctionnalités, pour surveiller l'ensemble de son installation.
« Ah, l'âme, l'âme, cette belle âme, entonna rêveusement Magique. Cette chose si belle et si cruelle, donnant la vie pour qu'elle nous soit ensuite ravie, nous permettant de sentir la joie et la tristesse, la douceur de l'existence et sa dureté, qui nous donne la liberté et nous plie à sa volonté. C'est une chose que tu ne peux comprendre, Mécanique, une chose que seul Biologique peut comprendre, puisqu'il est le seul à en posséder une. »
A ces mots, Logique se mit à frémir. Quelle bêtise de croire vrai ce qui n'est démontré !
« Peut-être un jour, continua Magique, peut-être un jour en aurons nous tous une, qui sait ? Tant de choses sont sibyllines, susceptibles de nous surprendre, inaccessibles à nos consciences ! Pourquoi le monde est, continue d'être, persiste à être ? Il est des choses que nous ne pouvons comprendre.
- Si, riposta Mécanique, Lui peut-être le comprend.
- Oui... Lui... C'est vrai, Lui. »
Tout leurs yeux se levèrent. Au sommet de la pyramide, ancré dans la pointe, Homme se maintenait en l'air. Chacun de ses membres prenaient appui sur une des parois, la tête positionné en direction de l'angle de Logique. Il regardait en silence les quatre êtres peuplant la base carrée, et ceux-ci le regardaient en retour. C'était un être mystérieux, cet Homme : ils n'en savaient que le nom et l'apparence.
Les yeux se rebaissèrent, et chacun se remit à vaquer à ses occupations. Mécanique continua de sonder inlassablement ses engrenages. Biologique leva la patte pour marquer une énième fois son arbre. Logique retourna à ses murs d'ardoise. Magique longea dans tout les sens son mur aux mille reflets de minéraux précieux marqués d'une infinité de symboles énigmatiques en marmonnant des paroles pour lui-même.
Silencieusement, chacun faisait ce qu'il avait à faire. Les silences peuvent parfois être longs, et rien ne permettait, dans cette pyramide, d'en estimer la longueur. Bien longtemps après, puisque plus de précision était impossible, ce silence fut brisé par Logique.
« Je pense que j'y suis.
- Tu es où ? Demanda Biologique.
- Je suis à la fin de mes calculs.
- Quels en sont les résultats ? Questionna Mécanique, l'intérêt aussitôt accaparé.
- Je calculais ce que j'étais, et j'ai maintenant une réponse formelle. Je suis un tesseract.
- Un quoi ? S'exclama la boule de poils.
- Un tesseract. Un hypercube à quatre dimensions si tu préfères. Mon apparence n'est qu'une projection de ma réelle identité dans les trois dimensions accessibles à notre perception. Pour être plus précis, je suis les arêtes d'un hypercube, arêtes formées dans une roche sédimentaire composée essentiellement de carbonate de calcium, appelée communément « craie ». C'est grâce à ce matériau constituant mon être que je peux, par ailleurs, utiliser efficacement mon tableau pour mes calculs. »
En guise d'exemple, Logique tordit un de ses sommets en direction des parois de son coin, pour marquer la sombre ardoise d'un trait blanc.
« La belle affaire, rétorqua Magique. Tu es un tesseract, certes, loin de moi l'idée de remettre en question ton raisonnement. Mais quelle importance ? Tu es ce que tu es, qu'importe ce que tu sois. Est-il vraiment important de tout comprendre, même l'incompréhensible ? Regarde-moi, on me dirait fait d'un entremêlement tournoyant de vents lumineux, et j'ignore ce que je suis. Est-ce que je vis moins bien que toi ? Il n'est pas important de comprendre mathématiquement l'ensemble de toute chose. N'est-il pas plus important de se connaître soi-même ? Je ne sais pas ce que je suis, je ne porte pas de nom, et pourtant, au fond de moi, je sais que je suis « moi », et je sais qui est « moi ». Est-il nécessaire de vouloir mettre un nom sur toute chose ?
- L'ignorance n'est pas un savoir, Magique ! L'obscurantisme de la conviction ne remplace pas la rigueur de la réflexion objective ! Tu me proposes l'inculture et l'amour de l'inculture ; tu me proposes de me laisser balloter par des faits inconnus qui auraient pu être étudiés, et par là-même prévus, évités, modifiés, contrôlés. Nulle part dans mes calculs n'existent ni cet être supérieur dont tu nous parles parfois, ni la fatalité, ni le destin que tu soupçonnes. Tu nous proposes de nous laisser porter par des choses dont l'existence est incertaine ? Cela n'est pas satisfaisant.
- Pourquoi pas ? Mon instinct n'est-il pas l'expression de ce dessein à travers moi ?
- Et les rigoureuses programmations de mes circuits internes ?
- Ton cerveau, Biologique, est l'un des grands mystères que je n'ai su percer, jusqu'à présent. Tu parles d'instinct, encore faut-il connaître l'exacte étendue de son influence sur ton comportement. La psychologie est chose ardue, elle mélange si bien l'inné avec l'acquis qu'ils sont difficiles à distinguer l'un de l'autre. Il en est de même pour ton processeur quantique. La physique des particules recèle encore bien des énigmes à élucider avant de pouvoir parler d'un dessein, ou du simple résultat d'une causalité.
- C'est inquiétant, reprit Biologique. Il y a trop de questions sans réponses, si le destin n'est plus. Il est bien plus simple de se fier à ce qu'on ressent au fond de nous, à ce chemin qui nous semble prédestiné. C'est plus aisé, et cela paraît bien plus vrai.
- L'évident n'est pas toujours le vrai. Le simple non plus. Rien ne permet de démontrer leur identité, et il me semble que des trois, le vrai est le plus important de tous. A quoi bon suivre un chemin simple s'il faudra y trouver une erreur ?
- Rien ne te démontre rigoureusement que le vrai est plus important que l'évident ou le simple, constata Magique.
- En effet. C'est l'un de mes postulats.
- Cette question me paraît, quant à moi, bien superflue, annonça Mécanique. Tout fonctionne selon un ordre bien précis, les engrenages s'imbriquent les uns dans les autres, et toute la machinerie tourne. Que cet ordre ait une finalité ou non, nous y sommes inclus. Qu'il reste ainsi, soit, rien ne changera. Qu'il change, eh bien, nous changerons avec lui. Comprendre ou ignorer cet ordre ne nous en sortira pas. Tout au plus, cela le modifiera, et nous ignorons de quelle manière. Faisons ce qui nous semble bon, le résultat nous apparaitra bien assez tôt.
- Mais connaître cet ordre permet, à mon sens, de discerner avec plus de justesse ce qu'il est bon de faire, car ce qui est bon et ce qui est mauvais dépend probablement de ce qui les contient tout deux.
- C'est fort possible, en effet, admit en retour Mécanique.
- Logique, Logique, Logique... et Mécanique aussi. Il ne nous est pas donné de révéler les mystères du monde, car ils dépassent les simples êtres limités que nous sommes. Il est vaste, il s'étend peut-être au-delà de la pyramide...
- Rien ne démontre que quelque chose existe au-delà de nos murs, coupa Logique.
- Il s'étend peut-être au-delà de la pyramide, et nous n'en saurions rien. Que peut-il y avoir ? Le vide ? Le néant ? D'innombrables choses que nous ne pouvons pas même imaginer ? Comment développer un modèle fiable de l'Univers sans posséder des informations à jamais interdites ?
- Un modèle est un modèle. C'est une approximation de la réalité étayée par des observations reproductibles. La seule chose qu'attend un modèle, c'est d'être remplacé par un modèle plus précis encore, étayé par de nouvelles observations.
- Le seul d'entre nous capable d'entrevoir la réalité, vitupéra Magique, c'est Lui ! Et encore, ce n'est pas sûr. »
A nouveau, tout leurs yeux se levèrent vers Homme, et un éclat fugitif attira leurs regards. Quelque chose était en train de tomber. Pile entre eux tous, un minuscule fragment de mystère vint s'écraser au sol, à la limite exacte des quatre quarts. Au milieu précis de la base, où la pelouse laissait place à la résidence de Magique ; où l'obsidienne s'estompait face au plancher de Mécanique ; où le métal côtoyait la surface de Logique ; où l'ardoise abdiquait contre le territoire de Biologique, une petite bille de fluide transparent siégeait, impassible.
Tout quatre eurent la même réaction : celle de ne pas savoir quoi faire, pétrifié par l'imprévu. Le silence retomba. Cette fois-ci, il fut brisé par Magique :
« Qu'est ce que c'est ?
- Je... Je l'ignore. »
Et pour combler cette lacune, Logique s'approcha prudemment.
« Mais ! Mais hé, fais attention ! Lui cria Biologique.
- Je fais attention, dit-il pour le rassurer. »
La boule de poils était partie se réfugier derrière son arbre, tapie au sol, comme si l'herbe pouvait le dissimuler. De son côté, Magique retourna à son mur et le parcourut frénétiquement en scandant des propos erratiques. Mécanique, quant à lui, restait figé sur place : il regardait faire Logique.
Mais le tesseract ne s'en souciait guère : son esprit était en tête à tête avec le globe cristallin.
« Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? Demandait convulsivement Biologique.
- Je... Cela semble être du monoxyde de dihydrogène. Lactate, sodium, potassium, calcium, et traces d'autres minéraux en guise de solutés.
- Quoi ?
- C'est une solution aqueuse de divers éléments, de l'eau contenant un sel et des minéraux. Je suppose que ça a été excrété par Lui.
- Mais... pourquoi aurait-il fait ça ?
- Nous en parlions pas plus tard que tout à l'heure, réagit enfin Mécanique. C'est un mystère que nous n'avions pas pu imaginer.
- Mais... C'est dangereux ou pas ?
- Rien ne le laisse penser, pour toi en tout cas, rassura Logique. Aucun de ses composants n'est toxique. Par contre, cela peut faire rouiller Mécanique. »
Par réflexe de défense, ce dernier recula d'un bon mètre.
« Tu en parles comme d'une chose inanimée, fit remarquer Magique en revenant de ses divagations. Pourquoi cela n'aurait pas une conscience, une volonté ? Un dessein, bon ou mauvais ?
- Magique, c'est juste une goutte d'eau salée chargée en minéraux...
- C'est un signe ! C'est le signe annonciateur d'un changement, d'un bouleversement ! De la fin !
- Mais non, c'est juste un phénomène dont nous n'avons jamais été les témoins, rien de plus.
- Tu supprimes des éventualités, comme ça, doctement, sans preuves ! N'est-ce-pas toi qui nous disait qu'il ne faut jamais mésestimer les éventualités ?
- Justement, je ne les mésestime pas. Intuitivement, il me semble peu probable – je ne dis pas impossible, remarque-le – il me semble peu probable que nous ayons affaire à un nouvel être vivant.
- Tu manques cruellement d'ouverture d'esprit, Logique.
- Alors vas-y ! Je t'écoute : explique-moi comment une goutte d'eau peut vivre !
- Explique-moi comment un tesseract ou une poignée de vent tournant peuvent vivre ! Pire encore : explique-moi comment un amas de cellules ou de composés électroniques disposés aléatoirement peuvent vivre !
- Ce n'est pas …!
- Stop ! rugit soudainement Mécanique. Ça suffit ! Taisez-vous ! »
Les deux polémiqueurs cessèrent aussi sec, et se tournèrent vers leur compagnon. Celui-ci les toisait en silence. Puis, soupirant électroniquement, il activa son module antigravitation et s'éleva vers le sommet de la pyramide.
Logique comprit aussitôt où il voulait en venir. Il s'éleva à son tour, aussitôt suivi de Magique. Seul Biologique resta cloué au plancher, incapable de s'envoler. Magique, en se retournant vers le sol, se souvint de cette inaptitude, et fit demi-tour pour ne pas laisser seul son compagnon. Logique le vit faire, hésita un instant, puis jugea qu'il serait plus utile aux côtés de Mécanique.
Les deux partenaires parvinrent rapidement auprès d'Homme. Ils sentirent grandir en eux la crainte et le respect et, arrivés à destination, ils osaient à peine Le regarder.
« Euh... Bonjour, Homme. Vous souvenez-vous de nous ? Je m'appelle Mécanique, et voici Logique. »
Ce dernier frémit en entendant cela. Ils savaient pourtant tout deux qu'Homme n'avait jamais répondu à qui que ce soit, et il y avait peu de chance de voir un changement à ce sujet. Toutefois, un autre changement avait eu lieu. Homme avait effectivement excrété la goute d'eau salée tombée en contre-bas : une myriade d'autres identiques recouvraient la surface de Son corps. Leurs compositions moléculaires étaient bien trop proche pour n'être qu'une coïncidence.
« Tu en penses quoi ? Demanda Mécanique.
- Pas grand chose pour l'instant, avoua Logique. Nous observons un fait jusque là inconnu, sans pouvoir encore l'expliquer. Toutefois, il semblerait que ces gouttes aient un rôle dans un processus thermodynamique faisant parti du métabolisme d'Homme.
- Pour le réchauffer ou pour le réfrigérer ?
- Pour le réfrigérer. Mais j'ignore encore ce qui rend nécessaire cette réfrigération. »
Logique refit une analyse intégrale d'Homme, mais rien d'autre n'avait changé. Des quatre, Biologique était le plus proche de Lui. Il était toujours solidement fixé au sommet par de long membres s'appuyant sur les quatre parois. Des tremblements secouaient toujours son corps pour une raison inconnue, mais cela n'était pas nouveau. Peut-être avaient-ils augmenté en amplitude, ce qui rendrait nécessaire un tel processus de réfrigération.
Un bruit déconcentra Logique, un bruit inconnu, comme un soupir expiré par Biologique. Sauf que ce dernier ne pouvait être présent à ses côtés. Il se tourna dans tout les sens pour traquer la source de ce bruit, et constata que Mécanique faisait de même.
« Tu as entendu ? Lui demanda ce dernier.
- Oui. »
Un autre soupir. Cette fois-ci, ils purent en repérer la provenance. C'était Homme en personne !
« Il peut …?
- Chut, lui intima Logique. »
Homme continuait de soupirer. Son visage était pris de spasmes, sa bouche s'ouvrait et se refermait. Magique avait-il eu raison ? Assistait-il à un bouleversement du monde connu ? Logique s'approcha autant qu'il le put, ne voulant rien perdre de cet évènement, et Mécanique, à ses côtés, faisait de même. Il songea un instant à prévenir Magique, mais il aurait alors prit le risque de manquer l'instant fatidique. Par ailleurs, il était mieux placé que l'amas de vent pour analyser ce phénomène. En conséquence, il ne le prévint pas.
« Allez-y, Homme, encouragea Mécanique. Parlez-nous. Nous vous écoutons. »
Quant à Logique, il ne disait rien, ne voulant pas perturber son observation.
Homme continuait de souffler et d'inspirer bruyamment, tremblant de tout son corps, excrétant de plus en plus d'eau. Il était étonnant, pensa soudainement le tesseract, qu'ils n'aient vu qu'une seule d'entre elles, en contrebas. Il envisagea leur évaporation totale effectuée avant leur arrivée au sol, et mit de côté cette hypothèse pour revenir au présent et aux faits exceptionnels se présentant à lui. Un bouleversement allait peut-être arriver, et il serait là, à l'observer. Il attendait.
Soudainement, Homme se mit à parler :
« P-peux... plus... dit-il. »
Et Homme tomba.
Un cri déchira l'espace, percuta les surfaces, atteints les arrêtes, parvint jusqu'aux sommets, envahit toute la pyramide. C'était Homme.
Le cri cessa quand Il percuta le sol. Il y resta allongé, les membres désarticulés, entouré d'un halo rouge peint sur la surface. Logique identifia immédiatement du sang : un fluide identique coulait en Biologique.
Celui-ci, accompagné de Magique, accourut aux côtés du blessé. Ils l'examinèrent, se parlèrent, mais ils étaient trop loin pour être entendus par leurs deux compagnons encore au sommet. Magique, au bout d'un moment, se tourna vers eux et observa leur descente.
Logique voulut écarter immédiatement un doute :
« Tu le savais, qu'Homme était capable de parler ?
- Non, pas du tout, lui répondit Mécanique.
- Pourquoi lui avais-tu demandé de parler, dans ce cas ?
- Pour... Je ne sais pas. »
Et ils se turent jusqu'à parvenir au sol. Magique continuait de les regarder descendre, Biologique était en train de renifler ce qui semblait n'être plus que le cadavre d'Homme.
« Il est mort, confirma Magique d'un ton récriminateur.
- Il est tombé, répondit Mécanique. Seul. Nous ne l'avons pas touché un seul instant.
- Votre seule présence l'a fait chuter, et voilà le résultat, voilà la conséquence de votre insatisfaction !
- Nous sommes montés maintes et maintes fois par le passé, contre-argumenta Logique. Toi-même, tu es allé le voir par moments.
- Mais cette fois-là n'était pas un moment propice ! Vous auriez dû le savoir ! Peut-être même le saviez-vous !
- C'était une coïncidence !
- La goutte vous avait prévenu !
- Tu avais compris son message, peut-être ?
- J'en ai conçu de la prudence, moi, au moins. Ce n'est pas le cas de tout le monde !
- De la prudence ?! Je tiens à te rappeler que tu as été sur le point de nous accompagner là-haut !
- Et j'aurais dû le faire. Cela m'aurait permis de vous empêcher de parvenir à cette catastrophe. Car c'est de ta faute ! Oui, c'est de ta faute ! Tout a commencé quand tu as voulu percer les secrets du monde, quand tu as découvert que tu es un tesseract ! »
Logique regarda Magique. Il ne parvenait pas à concevoir qu'il puisse dire cela sérieusement.
« Le... moment est peut-être mal choisi, se hasarda Biologique. »
Et le silence retomba. Un lourd silence. Le silence d'un bruit absent, d'un bruit si présent habituellement qu'on ne le remarque qu'une fois disparu. Ils se tournèrent d'un seul mouvement vers le quart de Mécanique, et ils virent. Les engrenages s'étaient arrêtés. Un voile lourd d'isolement s'était déposé sur la conscience des quatre. Aucun ne bougea, aucun ne songea bouger.
Puis au silence succéda le vacarme, ahurissant, assourdissant, anéantissant. La pyramide trembla sur ses fondements, la lumière s'évadait par les pores des parois. La raison de Logique s'évaporait, Magique perdait foi, Mécanique et Biologique se sentaient s'effriter en leur for intérieur. Levant les yeux, ils virent tous des failles s'ouvrir en lieu et place des arrêtes de leur forme géométrique familière. L'ombre et la folie se diffusaient par les ouvertures. Un mouvement d'air violent envahit le vide de leur pensée, ébranlant leurs convictions. Les parois s'éloignaient d'eux. Peu à peu. Peu à peu. Et soudainement, un grand déclic se fit entendre. La crainte muette et immobile se commua en terreur bruyante et remuante.
Logique se précipita sur ses ardoises, traçant à la va-vite des symboles tremblotant avant de les effacer aussitôt, alignant des lignes de calculs grotesques, des erreurs humiliantes, murmurant des équations sans réponse.
Mécanique se rua sur ses rouages, des bras lui sortant par toute les articulations de son individu. Il voulait tantôt nettoyer les engrenages, tantôt tirer et pousser dessus pour les débloquer, tantôt les démonter pour réparer la défaillance, parfois les détruire dans un accès de rage, et finalement ne faisait rien.
Biologique tourna, encore et encore, autour de son arbre, s'aplatissant, courant, grognant et gémissant, tournant et tournant toujours, cherchant désespérément à se protéger de toute les directions à la fois derrière son arbre si minuscule, et finit par vouloir déchirer ce dernier en deux.
Magique, quant à lui, hurla contre le vent pour le faire fuir.
La pyramide s'ouvrit.
Aux parois succédèrent un réseau inextricables de câbles blancs s'étirant en tout sens, comme des trajectoires analytiques de paraboles sibyllines, des poils d'une créature pour qui chaque point de l'espace était un fragment d'épiderme. Parmi eux grouillaient des atomes macroscopiques, se déplaçant par effet tunnel dans l'aléatoire des observations extérieures, répondant au doux appel du mystère indéchiffrable. Au pied de cet éblouissant panel de futiles disproportions, la pyramide n'était plus que le patron d'elle-même, aplatie sur un sol envahi par l'extatique démence d'une danse de pigments colorés entrainés dans une chorégraphie anarchique. Et à la limite de la blancheur et de la couleur, un oeil aux dimensions nulles les dévisageait de toute part, les défiait à venir le voir de plus près. Rien ne semblait pouvoir l'atteindre, rien ne semblait pouvoir le percer et le traverser. Il se déplaçait en même temps que toute chose, et toute chose était extérieure à lui et au point exact de son centre. Mais cela, aucun des quatre ne l'aperçut.
Magique regardait autour de lui et ne voyait plus rien.
Biologique, en s'acharnant sur son arbre, s'était retrouvé la tête coincée dans les débris du tronc.
Mécanique se voyait interdit par ses circuit internes d'analyser autre chose que la base de la pyramide.
Logique implosa en une myriade de balayures de craie.
Et la conscience disparut d'eux tous.
Le temps passa. Le monde bougea autour d'eux, et l'oeil continuait de les fixer, immobile. Le temps passa, lentement et rapidement, telle une éternité réduite à un simple instant.
Longtemps, bien longtemps après, une étincelle revint faire briller les vents de Magique. Il vit le ciel, le sol, l'oeil, et il ne vit là rien d'anormal. Les processeurs de Mécanique redémarrèrent, et il put enfin lever la tête. Un frison de vie anima Biologique, ce qui le délivra de sa prison. Tout trois ne virent rien d'étonnant, mais n'observèrent que la nouveauté.
Ils se réunirent au centre de la projection bi-dimensionnelle d'une pyramide, et firent connaissance autour d'un cadavre qu'ils ne purent voir, car il était parti en cendre depuis longtemps déjà. L'un deux disait s'appeler Organique, un autre Synthétique, et le dernier Onirique. Ce dernier leur proposa de partir explorer la cornée de l'oeil. Les deux autres le suivirent dans son périple, enthousiastes.
Durant tout leur voyage, ils furent le centre de rotation d'un milliards de satellites minuscules, de petits grains infimes de craie à peine perceptibles, et peu à peu, peu à peu, au fil de leur progression, la poussière s'aggloméra en une forme complexe qu'ils reconnurent être un hyper-cube à cinq dimensions.Dernière modification par L'Arbre (19 Février 2016 22:47:07)
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#2 10 Février 2016 17:58:14
LA CHANSON DES AVEUGLESSpoiler (Cliquez pour afficher)
La lumière s'abattit sur la scène, éclairant un micro posé sur son pied. Un faible vent faisait du bruit dans les enceintes, en attendant un chanteur.
Il était là, le chanteur en question. Il était en coulisses, et hésitait à se plonger dans la lumière. Malgré l'entrainement, il est difficile de monter une première fois sur une estrade pour chanter devant un public. Chanter, il savait le faire, il avait appris, mais le trac le retenait. Il devait pourtant y aller, tout a été préparé rien que pour lui.
Après s'être finalement redonné du courage, il fouilla le sol de sa canne, et manqua de renverser le pied avec. Le rattrapant de justesse, les enceintes firent toutefois un gros « Poc ! » au moment où le micro tomba au sol. Il le chercha donc à quatre pattes, et le trouva non loin de là. Il le ramassa, se releva, et posa sa canne contre le trépied. L'instrument artistique dans la main, placé devant les lèvres, il se racla la gorge pour se donner encore un peu de courage. Puis il commença :
Ils cachent le fond de leurs yeux,
Par d'épais miroir.
Ne laissant apercevoir d'eux,
Que d'énigmatiques espoirs.
Ils en rêvent à chaque instant,
Ils en rêvent à chaque instant.
Pourtant, les cannes blanches...
Un bruit fit résonner l'immense salle de concert, provoqué par la chute de sa canne sur le sol. Il se baissa alors pour la ramasser, et partit la déposer en coulisses pour qu'elle ne gêne plus, avant de revenir à tâtons jusqu'au trépied. Il reprit après une forte inspiration :
Pourtant, les cannes blanches s'étiolant,
Ils se retiennent à leurs visières.
Que voient-ils derrière leur écran,
Que je ne voie derrière mes paupières ?
Quelque soit l'instant,
Quelque soit l'instant,
Lutte sous un ciel bleu azur,
Cherche à éclaircir le futur.
Mon fou combat
Teindra de rouge
La pièce qui me retiendra.
Avant que le noir ne bouge,
Je traverse les hémisphères
Pour pouvoir contempler le vert,
Le mauve, le bleu, une chose meilleure,
Avant que tout le reste ne s'achève.
Voir une couleur,
Ultime rêve.
Tout en chantant de plus en plus vite, emporté par ses propres paroles, il tenta quelques pas de danse saccadés, ce qui le fit tomber de l'estrade à la fin du refrain. Remontant péniblement toute la hauteur de sa chute, après avoir retrouvé ses lunettes noires au sol, il se dit qu'il aurait aimé un peu d'aide de ses spectateurs après cet incident. Hélas, il est rare que le vent aide quiconque, même un aveugle.
Il reprit ses marque derrière le trépied, et décida, pour s'empêcher de bouger et de commettre ainsi une nouvelle maladresse, de le refixer dessus. Cela lui libéra les mains, de plus, et c'est en battant le rythme de ses mains qu'il continua :
Je m'handicape moi même pour suivre
Le chemin qu'ils espèrent de miel.
Hélas, le goût des songes me rend trop ivre
Pour n'y voir rien d'autre que du fiel.
Vivant chaque instant,
Vivant chaque instant,
Tiré entre l'aveugle sans reproche,
Et le voyant à bannir,
Misérable silhouette que nuls n'approchent,
Qu'admettons-le, tous admirent
Créant chaque instant
Créant chaque …
C'est à ce moment là qu'une autre paire de mains, venant du fond de la salle, commença à battre la cadence avec lui. Cela le surpris, suffisamment pour arrêter un instant de chanter, mais ce soutien le poussa à poursuivre :
Créant chaque instant
Créant chaque instant
Des issues de secours inaccessibles,
Trop loin dans les foules d'inconnus,
Ombres errantes, indicibles,
Attendant patiemment les parvenus.
Occupant chaque instant,
Occupant chaque instant,
A usiner des cannes d'ivoire
Pour remplacer celles de plastique blanc,
Je me suis perdu dans un vortex noir.
Dernière issue : être voyant.
Lutte sous un ciel bleu azur,
Cherche à éclaircir le futur.
Mon fou combat
Teindra de rouge
La pièce qui me retiendra.
Avant que le noir ne bouge,
Je traverse les hémisphères
Pour pouvoir contempler le vert,
Le mauve, le bleu, une chose meilleure,
Avant que tout le reste ne s'achève.
Voir une couleur,
Ultime rêve.
Une fois la chanson terminée, le silence reprit ses droits sur la salle de concert. Il se sentait redescendre, comme si sa propre musique l'avait amené en transe. La fatigue le fit s'asseoir par terre, devant le pied du micro. Il entendit des bruits de pas se rapprocher de la scène. D'une façon hésitante, il enleva ses lunettes, et les regarda de ses yeux ouverts.
L'étonnement passé, il les jeta vers les coulisses, et elles tombèrent non loin de sa canne. Mais il ne regardait plus ces vieux compagnons : son regard était attiré par l'homme qu'il voyait devant lui. Il lui rendait son regard. Un regard dont il ne parvenait pas à deviner s'il reflétait plus le défi ou les félicitations.
Avant qu'il n'ait pu dire un mot, l'homme fit demi-tour, et reparti vers la porte qui l'avait laissé entrer. Avant de le perdre de vue, il se releva, le rejoignit en courant, et abandonna la salle de concert au vent. -
#3 11 Février 2016 00:17:29
Salut ! La chanson des aveugles est une super nouvelle, bravo ! -
#4 11 Février 2016 23:09:07
La pyramide est sacrément bien. En plus d'une narration fluide pour raconter ou décrire
des choses parfois abstraites, tes dialogues sont super cool ! Tout en lisant j'imaginais
parfaitement ce qu'il se passait joué par des acteurs. Ce serait une très belle pièce de théâtre ! -
#5 17 Février 2016 03:01:30
Merci pour tes commentaire Pablo C, ça me fait chaud au coeur. :)
J'en rajoute une nouvelle.
ESYSpoiler (Cliquez pour afficher)
Il allait dans le désert, ce petit homme qui semblait frêle.
Ne vous demandez pas d'où il venait, car on ne le savait pas, et cela n'avait guère d'importance. En vérité, si autrefois il était venu de quelque part, cela n'était dorénavant plus le cas.
Il semblait frêle, ce petit homme. Pourtant, il tirait derrière lui, sans le moindre effort apparent, un grand chariot, sur lequel reposait un grand coffre.
Dans ce coffre, il y avait cent mille choses. Quand on regardait à l'intérieur (ce qui était donné à peu de monde) on les voyait s'agglutiner au fond, se masser pour prendre le minimum de place. Ce monticule donnait pourtant une impression d'infini, une étrange atmosphère d'intensité. Du coin de l'œil, on croirait apercevoir un mouvement furtif et constant, animant ce contenu indescriptible, et pourtant si merveilleux.
C'était un coffre étrange que fermait une serrure à l'effigie de trois lettres : un E, un S, et un Y, imbriqués les uns dans les autres, comme s'ils n'étaient qu'une seule et unique lettre.
C'était un coffre étrange, dans un chariot étrange, qui ne grinçait pas. Le châssis semblait planer au-dessus des roues, et celles-ci paraissaient flotter au-dessus du chemin. Elles tournaient, mais c'était la seule impression qu'elles donnaient de toucher le sol. Et cela suffisait : si elles tournaient, c'est bien que quelque chose les faisait tourner, après tout.
Le petit homme n'était pas plus ordinaire que son bagage. Son visage était composé d'un millier d'autres. A chaque fois qu'on croyait avoir discerné ses traits, un clignement d'œil nous faisait perdre le résultat d'une observation attentive. Pourtant, le regarder n'était pas troublant.
Il portait des vêtements bleus (à moins que cela fusse d'une autre couleur, mais, selon ma mémoire, ils étaient bleus) des chaussures bleues, et un grand chapeau bleu, pointu comme ceux des enchanteurs. Ce chapeau était orné d'un emblème, le même que celui du coffre : un E, un S, et un Y.
Parmi ceux qui le croisaient, personne ne connaissait son nom, tout simplement parce que personne ne l'avait jamais croisé auparavant. On se disait qu'il devait faire partie de ce genre d'individu qu'on ne rencontre qu'une seule fois dans sa vie.
Comme personne ne le connaissait, tout le monde, en voyant son emblème, se mettait d'accord pour l'appeler Esy. Ou Yse, parfois. Ou Sye, ou Yes, ou Sey, ou encore Eys. Mais cela ne l'incommodait pas. A dire vrai, ce qui importait pour lui, c'était que ces trois lettres composent le nom qu'on lui donne, quelque soit leur ordre.
On ne savait pas d'où venait cet étrange petit homme, et cela n'avait guère d'importance, car le plus important était où il allait. Et ce jour-là, il se dirigeait vers un village, après avoir traversé un hameau, qui suivait un bourg, qui lui-même avait des prédécesseurs. En entrant dans ce village, on ne le remarqua pas. Ou si peu, et pour se moquer d'un si frêle petit homme. Cela ne le chagrina pas : l'habitude le rendait hermétique à de telles remarques.
Tandis qu'il traversait les ruelles et les carrefours, passant inaperçu, il put analyser les coutumes du village, les activités des hommes, les promenades des badauds, les discussions qui lui parvenaient. L'expérience lui permettait de juger une personne au premier regard, presque sans aucune erreur, et d'identifier rapidement les traditions des lieux qu'il traversait.
Ainsi, sans que personne ne s'en rende compte, il apprenait tout des autochtones. A peine s'arrêtait-il au milieu des hommes que plus aucun de leurs secrets ne lui était inconnu. Ici, par exemple, il remarqua bien vite qu'on se saluait en se déposant mutuellement un baiser sur la main droite, et il nota ce détail dans sa mémoire, tout en continuant sa route.
Ce village n'était pas bien grand. Aussi, il parvint rapidement jusqu'à la place centrale, où une fête se préparait, et s'arrêta à un angle de celle-ci. Il monta sur son chariot, souleva le lourd coffre, et le déposa au sol pour que tout le monde puisse le voir.
C'est alors que ce marchand (car ses paroles donnèrent l'idée qu'il était un marchand, et non un enchanteur) annonça sa venue à la cantonade :
« Esy est venu à vous, à moins que vous ne l'appeliez Yse ou Sye, ce qui, je le conçois, est extrêmement important. Mais quelque soit son nom, il n'est pas venu seul : il emporta avec lui son coffre. Un coffre magique dont lui, et lui seul, peut extraire la moindre envie, le moindre désir, le plus petit de vos souhaits. Pour cela, croyez-moi bien, le prix sera dérisoire, tellement que vous vous demanderez si ce marchand n'a pas de l'humour. Il en a, mais c'est avec le plus grand sérieux qu'il vous fait cette déclaration. Venez le voir, et il vous offrira vos rêves. »
De telles paroles attirèrent l'attention, et tous regardaient cet étrange petit homme. Les regards trahissaient la perplexité, la méfiance, le scepticisme. Certains pensèrent à le chasser, et quelques pierres vinrent toucher le camelot. Mais sous les regards et les projectiles, il restait impassible, les bras croisés, la tête haute, et bougeant à peine.
Cela dura de longues minutes. Les jets de pierres cessèrent rapidement, visiblement inefficaces, mais l'intérêt envers le marchand était grandissant. Il pouvait voir la foule passer de la méfiance à la curiosité, et entendre les murmures que s'échangeaient secrètement quelques badauds. Cela dura de longues minutes durant lesquelles l'étrange petit homme resta seul, au milieu d'un village qui se demandait quoi faire de lui.
Cette attente prit fin à l'initiative d'une jeune femme. Elle traversa la foule, poussant, bousculant presque ceux sur son chemin, et émergea devant le marchand. Avant même qu'elle n'ait pu dire un mot, le camelot s'avança vers elle et prit la parole :
« C'est une bien triste nouvelle qui vous fait venir à moi, gente demoiselle, et je m'excuse auprès de vous de ne pas savoir comment faire revenir à la vie votre défunte progéniture. Mais je n'ai qu'une parole, et ce serait outre mes habitudes que je ne l'honore pas. »
Sur ce, il tendit la main à la jeune femme. Hésitante, celle-ci finit par accepter l'invitation. Le marchand l'amena jusqu'auprès de son coffre, et ouvrit la serrure d'un simple geste qu'aucun des témoins n'aurait pu être capable d'imiter. Il souleva avec facilité le lourd couvercle que nul n'aurait pu être capable de soulever, et invita sa cliente à découvrir le contenu. Au moment où elle posa son regard au fond du coffre, ou peut-être une seconde avant, une poupée émergea du flot d'objet. Le marchand s'en empara promptement avant de laisser retomber le lourd couvercle, dans un bruit sourd et un léger nuage de sciure.
« Cette poupée, gente demoiselle, est l'objet de vos désirs. Je sais qu'elle n'a pas la même valeur que l'enfant de votre chair, mais elle sera votre plus grand réconfort. Je vous assure que jamais cette poupée ne pleurera, ne criera ou ne fera de caprice. Je vous assure que jamais cette poupée ne vous laissera seule et attristée pour visiter le monde, fonder un nouveau foyer ou partir à la guerre. La seule chose qu'elle désire, c'est votre amour, votre tendresse, et cela, elle vous le rendra. Jamais elle ne vous rendra honteuse, car elle sera sage. Jamais elle ne vous mettra en colère, car elle ne vous contestera pas. Au fond, en ayant tout ses avantages et aucun de ses défauts, cette poupée dépasse de loin l'enfant que vous avez perdu. »
Durant toute sa tirade, le visage de la jeune femme s'illumina peu à peu. Elle n'avait plus sourit depuis la mort de son enfant, et maintenant, elle recommençait à rire. Elle prit joyeusement la poupée dans ses bras, et voulu s'éloigner, radieuse.
Mais le marchand la retint, lui qui vendait, et ne donnait point :
« J'en suis navré, gente dame, mais je ne peux vous laisser me quitter avant que vous ne vous soyez acquitté de mon dû. Il est pourtant fort ridicule, vous en conviendrez. »
Et le marchand lui expliqua ce qu'il demandait en retour : rien de plus qu'un baiser sur sa main droite.
Elle posa un genou à terre, dans la poussière et la sciure, et baissa la tête pour être à la hauteur de la main du petit homme. Elle y déposa un baiser, prix de son nouveau bien, et se releva pour s'éloigner, radieuse.
Les témoins de la scène convinrent que c'était un bien faible prix pour obtenir ce dont on rêvait auprès d'un petit homme. Aussi, l'un d'entre eux vint à sa rencontre, et aussitôt, le marchand reprit la parole :
« Votre désir est mal perçu par autrui, et pourtant, je peux vous assurer qu'il est tout ce qu'il y a de plus courant, et tout ce qu'il y a de plus normal. Quoi de plus naturel que de désirer s'élever au-delà de sa propre condition, et devenir meilleur que ce que l'on est déjà ? La fierté guide vos pas, et vous mènera bien plus loin que ceux qui croupissent dans leurs misérables existences, sans chercher à l'améliorer. Devenir un grand de ce village, voilà une bien noble cause. »
Par le même rituel, il amena l'homme auprès de son coffre, ouvrit la serrure d'un geste que nul ne pourrait reproduire, souleva le couvercle que nul ne pourrait soulever, et invita son client à découvrir le contenu. Au moment où il posa son regard au fond du coffre, ou peut-être une seconde avant, une tiare, finement ouvragée, émergea du flot d'objet. Le marchand s'en empara promptement avant de laisser retomber le lourd couvercle, dans un bruit sourd et un léger nuage de sciure.
« Votre Majesté, cette tiare attire par sa beauté le regard vers ce qu'il y a de meilleur en vous. Vous aviez raison d'être fier de votre intelligence, de votre charisme, de votre supériorité. Vous êtes un guide, vous êtes apte à régner. Bien sûr, nombre de vos sujets vous envieront, mais, si la raison les anime, ils se soumettront à votre juste autorité, pour leur propre bien. Car vous êtes sage, capable de trouver les solutions dans les problèmes, les décisions dans le doute, les opportunités dans l'inattendu. Après tout, n'avez-vous pas déjà compris le bienfait que je vous apporte, alors que certains me regardent encore avec méfiance ? Cette tiare est à vous, objet de vos désirs, raison de votre existence, contre un si faible dû. »
A ces mots, l'homme se jeta à genoux, et déposa un baiser sur la main droite du petit homme. Celui-ci, de l'autre main, couronna son client. Le nouveau Roi se releva et, contemplant ses sujets de son regard sage et éclairé, s'écarta de la scène. Devant lui, on se recula respectueusement pour libérer le passage au souverain.
Les témoins se regardèrent un instant. D'un accord commun et tacite, il se ruèrent ensuite vers le marchand, se massèrent autour du coffre, désirèrent plus que de raison. Seul l'autorité de leur Roi réussit, avec difficulté, à organiser une file d'attente. Chacun son tour, ils accédèrent au bienveillant petit homme, découvrirent leurs rêves, offrirent un baiser, acquirent leur satisfaction, et s'en allèrent.
Rapidement, tout les villageois, hommes, femmes, enfants, se retrouvèrent en possession d'un de ces artefacts bénis. Ils étaient fascinés. Ils étaient heureux. Chacun était occupé par la contemplation, s'ignorant mutuellement, s'évitant mutuellement. Un vol était si vite arrivé, et la perte de son bien le plus précieux si grave...
Bientôt, un seul ne suffit plus, et on repassa auprès du bienveillant petit homme. Deux fois, dix fois, cent fois s'il le fallait. A chaque fois, le bonheur devenait plus grand, seulement pour le prix d'un nouveau baiser. Certain parmi les plus généreux du village ne revenaient que pour remercier à nouveau le marchand, à genoux dans la sciure, sans rien demander en retour. Après tout, il était celui qui apportait le bonheur : ne méritait-il pas d'être glorifié ?
Hélas, le bienveillant petit homme était itinérant : arriva le jour où il décida de s'en aller. Quelle tristesse apparut sur les visages. Combien de larmes furent versés à l'annonce de cette funeste nouvelle ? Mais rien ne pouvait faire revenir le camelot sur sa décision. Nul ne songeait d'ailleurs à le forcer à rester, tant on lui était redevable. Comment aurait-on pu se permettre de lui ordonner la moindre chose ?
La foule se massa autour du coffre pour profiter des derniers instants. On se poussait, on se bousculait, on se piétinait parfois, pour assouvir les derniers désirs. C'est le jour du départ, dans cette cohue, qu'on adressa la parole au marchand pour la première fois depuis son arrivée. Un jeune homme lui demanda ce qu'il pouvait faire pour honorer son bienfaiteur une fois qu'il serait parti.
Le bienveillant petit homme lui répondit, haut et fort afin que tous puissent l'entendre, et la foule agitée se calma lorsque sa voix s'éleva :
« Tous les objets que vous avez acquit auprès de moi, je vous les ai vendus, et non donnés. Je vous ai annoncé le prix de chacun, et vous les avez payés parfois plus cher que je ne le demandais. A ceux qui se demandent comment me remercier, je leur répond que nous sommes quittes.
« Toutefois, et je loue la sagesse de votre Roi qui, certainement, sera de mon avis, je crains que vous oubliiez un jour d'où vous détenez tout ces objets. Aussi, je vous demande simplement d'ériger une statue à mon effigie, pour que vous vous souveniez à jamais de celui qui vous a apporté le bonheur. Ainsi, vous ne le considérerez jamais inné, mais toujours à acquérir. Tout à un prix, aussi modeste soit-il, et je désire que ma statue soit là pour inculquer à toute les générations cette sage vision du monde. »
Quelques heures plus tard, le bienveillant petit homme disparaissait à l'horizon, retournait dans le désert en direction d'un nouveau village.
Quelques jours plus tard, la statue était prête : elle était de la taille du marchand, et représentait tant bien que mal son visage composé d'un millier d'autres. Elle était dressée là où s'était tenu tant de temps le camelot, et invitait à embrasser sa main droite. On avait aussi sculpté une réplique du coffre. La serrure, ornée du E, du S et du Y, était ouverte, mais le couvercle était bloqué, pour que personne ne puisse l'ouvrir.
Le Roi, dans sa grande sagesse, avait non seulement ordonné l'édification de cette statue, mais avait aussi instauré la coutume de lui déposer un baiser au moins une fois par jour, quand on passait par la grande place.
Cette coutume était respectée : malgré la peur des voleurs, le danger que représentait les autres, chacun prenait le risque de sortir avec ses biens pour vénérer le bienveillant petit homme.
Le temps passa, et ces reliques s'éparpillèrent au fil des générations. On se les disputait : n'en avoir aucune attirait la honte et le mépris, et les accumuler apportait un grand prestige. Aussi, bien que ces artefacts n'étaient plus aussi glorifiés qu'ils ne l'étaient à l'origine, on les préservait du mieux qu'on pouvait des miséreux, des intrus, des inconnus.
En vérité, par l'intermédiaire d'une statue, le seul qu'on saluait encore, puisqu'il était le seul digne de confiance, était un homme bienveillant, qui, à genoux, ne paraissait pas si petit. -
#6 19 Février 2016 22:44:59
L'AGENCE DE VOYAGESpoiler (Cliquez pour afficher)
Ce jour-là était un grand jour, un jour que j'avais attendu depuis fort longtemps. Tout le monde aimait partir en vacance et je ne faisais pas exception. Aussi, ce jour-là, je me rendais à une agence de voyage.
Elle ne payait pourtant pas de mine. Ses locaux consistaient en un petit immeuble quelque part dans les rues piétonnes près de chez moi ; quelques minutes de marche à pied me suffirent pour m'y rendre. Au-dessus de la grande baie vitrée, je pouvais en voir l'enseigne, une banderole bleue unie ornée de lettres d'or, formant les mots « Avenues – Agence de Voyage ». A travers la vitre, on contemplait facilement l'intérieur : une grande pièce aux murs recouverts d'une vieille peinture blanche, au parquet simple et usé. Tout autour de l'espace, des barrières de bois clair longeaient les parois, un portique en ouvrait le carré face à la porte de verre de l'édifice. Je serai franc : je n'avais pas, à cette époque et même aujourd'hui, les ressources financières pour faire appel à une agence un peu mieux vêtue.
Dans la pièce vide de tout meuble, une quinzaine de personnes étaient déjà réunies. Des gens ordinaires de la vie quotidienne : un couple de jeunes retraités, un petit groupe d'étudiants voulant profiter pleinement des vacances, deux mariés avec leurs trois enfants, et une femme mûre, coquètement habillée et chargée de recevoir les clients de la journée. Je rentrai.
Aussitôt la porte franchie, le petit portique ouvert, l'employée se présenta à moi.
« Bonjour monsieur. Je m'appelle Mélanie, je suis votre guide pour aujourd'hui.
- Bonjour, je m'appelle Bertrand Roussel, j'ai réservé il y a quelques mois pour aujourd'hui, numéro... 37 412. »
Elle porta alors son regard sur une tablette numérique blottie dans ses mains. Elle pianota avec dextérité sur son écran et m'annonça rapidement :
« En effet, nous avons reçu votre virement. Tout est en règle.
- Super.
- Tout le monde est arrivé, mais nous ne sommes pas encore tout à fait prêts : je vous prie de patienter quelques minutes. Si vous avez des questions, je suis à votre service.
- Merci. »
Mélanie me fit alors une discrète révérence et retourna à sa place, dans un coin de la pièce. Il ne me restait plus qu'à attendre.
Je profitais de ce bref délai pour observer les autres clients. Leurs groupes étaient séparés les uns des autres par cette barrière sociale, la notion d'étranger. Les deux retraités se murmuraient quelques paroles ; à leurs côtés, les étudiants partageaient les leurs avec un grand enthousiasme et des voix entraînées à se faire entendre au milieu du bruit. Ils s'échangeaient divers ragots sur leurs camarades de classe, sujet dont je me désintéressai rapidement. Près d'eux, les trois enfants tournaient autour de leurs parents en rigolant, et ces derniers les grondaient machinalement pour qu'ils se calment. Des gens ordinaires de la vie quotidienne.
Ces discussions perdurèrent jusqu'à ce que Mélanie fasse à nouveau preuve de sa présence. Quand sa voix s'éleva, les autres voix se turent.
« Bien, tout le monde est là. Je vous souhaite la bienvenue à Avenues, et je vous remercie au nom de toute notre équipe pour avoir choisi notre agence. Nous allons dès à présent partir. Pendant tout le voyage, je vous demanderai de ne pas vous pencher par-dessus les barrières, et de ne sortir du véhicule que lorsque je vous en donnerai l'autorisation. Préparez-vous au décollage. »
Une courte vibration se fit alors ressentir dans mes jambes : le plancher sortait évidement de l'habitacle étroit formé par la pièce. Une fois élevé à bonne hauteur, il traversa sans heurt la vitrine, et nous tous avec lui. Bientôt, nous fûmes dehors. Tout autour, les passants s'étaient écartés pour nous laisser la place de manœuvrer. Quand cela fut fait, le parquet surmonté des barrières et occupé par seize personnes prit de la vitesse et de l'altitude.
Comment décrire cette ivresse ? Côtoyant les oiseaux, on survolait les plus hauts toits du quartier, le vent purifiant nos visages et faisant danser nos cheveux. Tout le monde, moi y compris, se penchait par-dessus les barrières – sans que Mélanie ne nous fasse aucun reproche – pour regarder les petites créatures pédestres lever les yeux en direction de notre véhicule. Les enfants, aussitôt excités par l'apparition, nous montraient du doigt en quémandant un tour de manège. Quelques coups de klaxon joyeux s'adressaient à nous.
Aussi loin que portait mon regard, jusqu'à la ligne de l'horizon morcelée par les toitures, l'extase de la vitesse finit par effacer les détails en un foisonnement de couleurs. Mais je vis cette ligne peu à peu monter dans le ciel. Je n'étais pas le seul à m'en apercevoir, car bientôt un cri fusa du groupe des étudiants : « Regardez, ça monte ! Les toits montent ! » Et monter n'était pas le mot. De toutes les directions, ils s'élevaient, ils se redressaient comme s'il avaient jusque là été assoupis, comme si je ne les avais jamais connu que pendant leur sieste rêveuse. Rapidement, le ciel bleu était avalé par les effluves gris, verts et blancs de la cité. Tout le monde leva les yeux vers le zénith pour contempler l'horizon y disparaître en un minuscule point. Telle une planète en formation, la ville s'enroula autour de nous, et bien que nous volions encore à une vitesse nous faisant plisser les yeux, nous en restions le noyau. C'était impensable, et pourtant si magnifique. Peu de gens pourraient croire la ville belle, et pourtant nous avions toutes ses merveilles sous les yeux, métamorphosées, sublimées, lavées de leurs impuretés et de leur vieillesse. Les murs des immeubles rivalisaient de blancheur avec des trottoirs aux ciselures raffinées, séparant ensemble l'éclat rubicond des toits de tuiles et l'ébène des routes.
Dans toutes les rues de ce monde intérieur, des voitures rutilantes levaient leurs phares vers nous, balayant notre tapis volant de faisceaux lumineux dignes d'une boule disco. La nuit s'était faite dans notre refuge, mais les lumières urbaines nous permettaient d'y voir comme en plein jour. Nos yeux ne pouvaient nous mentir, et le silence ébahi régnant sur ce plancher flottant en disait plus long que tous les cris de joie.
Mais un instant d'inquiétude nous prit. Alors que les klaxons entamaient une mélodique sérénade, il me semblait voir cette boule dont nous étions le centre perdre en rayon. Je vis des immeubles se replier délicatement pour devenir de simples feuilles de papier entre leurs voisins. Ce fut à mon tour de crier : « Mais ! Ça se referme ! » Je jetai un regard vers Mélanie, et celle-ci me répondit avec des yeux impassibles, des yeux que plus rien n'étonnait ni ne pouvait inquiéter. « Ça se referme sur nous ! » lui criai-je, car son regard ne me rassurait guère. Et très vite, je ne fus plus le seul à crier. La surface de la ville s'approchait de nous à vive allure, le choc était imminent. Quand les toits furent si proches que je pouvais en distinguer chaque tuile, brillant dans la chorégraphie des phares en une myriade de rubis, je me repliai sur moi-même en fermant les yeux et en protégeant ma tête de mes bras.
Quelques secondes s'écoulèrent, et aucun choc ne se produisit. Quand je rouvris enfin les paupières, je ne vis plus les toits scintillants, ni les trottoirs aux dallages immaculés ni les routes d'un jais insondable.
Nous dévalions ensemble les sentiers de la perception, embarqués sur le précieux rafiot de l'émerveillement ; nous chargions, telle une compagnie d'élite, au travers les rangs de la logique pour libérer l'impensable de son cachot. Tout autour de nous, en un vortex de mille couleurs, paradaient des objets auxquels nous n'aurions pourtant jamais abandonné un regard dans toute autre situation.
Je ne comptais plus les bouches d'égout sertissant avec le meilleur goût les oreilles de statues municipales, les piscines gonflables emplies d'admirables châteaux de cartes, les défilés de peluches aux yeux maculés d'or. S'accumulaient les sacs de course volant gracieusement en un ballet somptueux, les tickets de bus concourant pour la place du meilleur origamiste. Je crois bien qu'à un moment, nous avions traversé un supermarché sans limites, dont les étalages laissaient s'échapper des articles s'envolant à la poursuite de notre plate-forme : des paquets de riz chatoyants comme des perles à la surface complexe ; des conserves nageant dans l'air tels des coquillages polis et merveilleux, ouvrant et fermant en chœur leurs coquilles ; des manches de balai en plastique s'organisant en des fresques épiques...
Nous volions au milieu de ce bazar éblouissant, en suivant le chemin sinueux de montagnes russes dénués de rails. Nous devions nous agripper à la barrière pour rester debout, les deux pieds plaqués au sol par la force centrifuge, et contempler de yeux effarés cette procession à l'éloge d'un quotidien magnifié. Mais notre monture se calma peu à peu, et nous finîmes par voguer sur une mer irisée constituée de tous les objets de ce défilé. Au-dessus de nous, nous autres reprenant notre souffle après cette folle course, la voûte céleste scintillait de myriades de bijoux de poupée, et une grande pizza quatre-fromage servait d'astre nocturne. Lentement, nos respirations se reposèrent sur le souffle léger et régulier de la brise, et nos battements de cœur s'accordèrent au doux clapotis des vagues de métal et de plastique. Tout était devenu si calme.
En vérité, il me paraissait étrange que cela devienne si calme. Du tumulte de l'excitation, je plongeais dans les délices soyeux de l'ataraxie. Était-ce normal que cela se passe ainsi, que le voyage commence par son bouquet final ? Comme s'il nous fallait tout voir avant de réellement prendre conscience de ce qu'on avait vu ? Mais même si ma brûlante ardeur avait laissé la place à des braises rougeoyantes, au fond de mon âme, je ne dévorais pas moins des yeux cette fascinante croisière, ce paysage si dépaysant, constitué d'objets pourtant si familiers. Et en constatant que je refusais de fermer les paupières pour ne pas perdre un seul instant de ce songe, je compris. L'hébétude était passée, mais non l'émerveillement ; je restais fort de toute ma curiosité mais n'étais plus affaibli par l'incrédulité. Nous avions vu le plus, mais le moins n'en était pas moins resplendissant.
Ces réflexions débouchèrent sur l'arrivée de la plate-forme au-dessus d'un continent bariolé. Nous décélérâmes, perdîmes tranquillement de l'altitude, et je pus comprendre à force d'observation de quoi était constituée cette terre inconnue. Quand notre vaisseau se posa enfin, quand Mélanie ouvrit le petit portail en nous invitant à descendre, il me fut alors donné de poser le pied sur ces monts inimaginables de livres, de magasines, de lettres, de brochures et de tracts.
« Je vous demanderai juste de bien vouloir revenir à bord aussitôt que vous entendrez sonner la clochette. » nous dit notre guide. En d'autres termes, nous étions libre de tout. Il ne fallut pas longtemps pour que tout le monde ait disparu à l'horizon, moi y compris. Comme tout bon explorateur, il me fallait explorer : au sommet de la plus haute colline des environs, je vis d'autres collines à perte de vue, refuges de toutes les parutions du monde entier, bibliothèque aussi garnie que désordonnée.
Je n'étais pas du genre sportif, et pourtant la montée faite en courant ne m'avait pas le moins du monde essoufflé. Je redescendais alors tout aussi vite l'autre versant, exposé à la clarté feutrée de la pizza céleste, quand je me pris le pied dans les pages d'un épais volume, et tombai tête la première dans les revues. Je finis ma dégringolade au pied de la colline, glissant sur les couches de papier comme sur de la neige faite de coussins moelleux, et m'arrêtai sans la plus petite douleur, le nez posé sur la couverture d'un magasine de vulgarisation scientifique.
Et quelle surprise ce fut ! Mon regard attiré par l'illustration, je vis ce qui surpassa instantanément en beauté tout ce que j'avais pu voir de toute ma vie. La minutie de l'épiderme de ce dinosaure, la finesse dans l'agencement de ses os et de ses muscles, l'exactitude de ses molécules, tout se jeta à mon visage comme la plus pure des vérités. Ébloui, je m'assis et pris dans mes mains cet almanach des sagesses, je le feuilletai. Une à une, les pages me révélaient leurs secrets, aussi clairs que s'il me fut donné de voir l'Univers en entier. Physique, chimie, médecine, biologie, géologie, j'étais un puits de science, et j'avais découvert un pied-de-biche prêt à forcer les scellés. J'attrapai alors au hasard une feuille près de moi. C'était un tract politique, et à peine regardé – je ne saurais pas même dire quel parti y était défendu ! – une incommensurable utopie se dessinait alors dans mes rêveries éveillées. Quand à son tour, j'attrapai un magazine pornographique, je découvris une fois de plus la beauté. Non pas parce que les sujets de ces photographies étaient des stars de leur domaine, mais parce que les formes harmonieuses se dessinaient en une continuité de molécules agencées avec perfection. Je me demandais alors : sont-ce les molécules de ces sujets, où les molécules de la feuille et de l'encre qui possèdent une telle beauté ?
Je ne pus longuement réfléchir à cette question, car un cri fulgurant parvint à mes oreilles. Le genre de cri de joie d'un cow-boy en plein rodéo, le « yee-ha ! » traditionnel, mais hurlé par la voix légèrement chevrotante d'une vieille femme. Je vis alors le couple de retraité surgir au loin, de derrière une colline. Ils étaient recouverts de feuilles pliées et agencées en deux exosquelettes bien plus grands qu'eux ; soutenus par ces carcasses de papier, ils couraient à une vitesse extravagante en direction d'une petite montagne. Ils faisaient clairement la course. Quand le mari sauta, il passa par-dessus la cime et retomba sur l'autre versant, disparaissant de ma vue. Son épouse, bien décidée à regagner du terrain, opta pour une autre technique : un revers du bras, et tout le monticule s'envola dans les airs, et brisé par le choc, l'obstacle devint une plaine. Un autre cri retentit, poussé à l'unisson par leurs deux voix, puis ils disparurent.
Ce fut un spectacle étrange de les voir retrouver la puissance de leur jeunesse – et bien plus encore. Ils me donnèrent l'envie d'essayer à mon tour. Sans le moindre remord, ou alors si peu, j'arrachai des pages auparavant contemplées et je commençai à les plier. Les formes me venaient toutes seules, je savais déjà ce que j'allais construire. En un rien de temps, la maquette d'un avion de chasse supersonique longue d'un peu moins d'un mètre apparut de mes mains. Je ne pris pas le temps de la contempler : je sautai dessus, les deux pieds écartés sur le fuselage, et mon désir fit aussitôt décoller l'engin.
La vitesse de pointe fut vite atteinte, et elle était époustouflante. Le paysage en contrebas, quelques dizaines de mètres en-dessous de moi, défilait à toute allure, et je devais fermer à moitié les yeux face au vent me fouettant le visage. Mais chose étrange, je restais en parfait équilibre sur l'avion, comme si nulle force ne cherchait à m'en faire tomber. Empli d'enthousiasme, je fis bien des acrobaties, des loopings et des tonneaux, en m'époumonant de joie. Engourdi d'extase face à ce vol sublime, excitant, extraordinaire, je parvins malgré tout à retrouver les machineries terrestres de deux retraités. Je filai dans leur direction ; je les survolai à cinq ou six mètres à peine au-dessus de leur tête, en poussant le fameux « yee-ha ! ». Je les avais littéralement laissés sur place.
Pour ne pas m'écraser – même si, j'en étais certain, tout crash ne serait absolument pas douloureux – j'inclinais le nez de l'appareil en direction du ciel, et me retrouvais soudainement face à la pizza nous éclairant. Ce fut ma destination suivante.
Déjà bien haut, si vite, je voyais les contours de l'île constituée de tant de livres, de magazines et de papier. Elle était si grande, je ne trouvais pas même la plate-forme de l'agence de voyage dans cette cohue de couleur. Mais je ne regardai pas tellement en bas : je me tournai vers cette Lune. Elle grossissait peu à peu, je la voyais obstruer de plus en plus le ciel nocturne. Bientôt, elle occupa presque la moitié de mon champ de vision.
Pendant un moment, avec l'altitude, il avait fait plus frais, mais je ressentais bientôt la chaleur d'une pizza tout juste sortie du four. L'odeur du fromage fondu et de la pâte cuite m'ouvraient l'appétit. Heureusement, elle n'était pas assez chaude pour me brûler, et même quand je volais à quelques mètres au-dessus de sa surface, je ne transpirais presque pas. Mais il n'y avait rien ici, rien de plus que du fromage et de la crème fraiche. J'entrepris alors d'en atteindre le bord pour explorer l'autre face. Quand je pus la voir, je serais tombé si quelque force mystérieuse ne m'avait pas retenu sur mon avion. Tout d'abord parce que cela fut un changement brutal de gravité, mais surtout parce que je n'imaginais pas cela.
Jusqu'à perte de vue, des milliers de figurines et de poupées, des princesses aux commandos, tournoyaient à toute allure, dansant par couple de manière acrobatique. Ils glissaient sur la pâte de la pizza, les pieds attachés à des patins à glace constitués de grosses piles électriques et de lames chauffées à blanc. Je restais là à les observer un moment, et eux ne semblaient pas me voir.
Mais je me tirai de mon étonnement et pris de l'altitude pour survoler la piste de danse. J'explorai la pizza de part en part, et ne trouvai de bout en bout rien de plus que ce spectacle gigantesque. Un peu déçu, je m'intéressai alors à autre chose. Il n'y avait pas que la pizza dans le ciel, il y avait aussi les bagues.
Je ne sais pas comment je l'avais deviné, mais les étoiles étaient bel et bien des bagues. Après tout, elles étaient si loin du sol : à terre, on ne voyait rien de plus que leurs lueurs crémeuses. Pourtant, après avoir visé une de ces lumières et atteint mon objectif, je me donnai raison : je me retrouvais auprès d'une petite bague flottant dans l'espace. Autour de moi, le ciel était perlé dans toutes les directions, aussi certains bijoux devaient être bien plus éloignés de la surface de la planète ; mais celle-ci, au final, située à quelques kilomètres à peine au-dessus du continent de papier, ne méritait pas le titre d'étoile.
Je me tapai alors le front avec la paume de ma main. Quel idiot j'étais ! J'essayai soudainement de résonner en termes logiques dans un monde qui ne l'était certainement pas ! Je laissai alors ces questions astronomiques de côté pour m'intéresser de plus près au petit astre.
A première vue, c'était une bague en plastique ordinaire, trouvable dans tous les supermarchés au rayon enfant. Ce qui était étrange, car vu de loin, elle brillait vivement. Elle tournait lentement sur elle-même, aussi je pus en observer toutes les facettes sans la toucher et sans bouger : cette lumière n'émanait pas d'elle.
Je pris donc la direction d'une autre étoile ; elle ne brillait pas plus. Mais durant ce deuxième trajet, je compris : quand je m'approchais du bijou, l'éclat de son petit point se dissipait peu à peu, et l'obscurité autour d'elle devenait moins dense. Tout près d'elle, je remarquai que la nuit était plus claire. Conclusion : l'astre ne brillait pas, mais tout point de l'espace à sa proximité luisait faiblement, donnant par addition une vive lumière quand on s'éloignait.
J'étais impressionné. Je me rendis compte que, même si ce monde semblait aberrant, il avait une certaine logique. La pizza était chaude car on patinait dessus avec des fers chauffés, les livres et magazines, supports de la connaissance et de la culture, offraient le savoir et permettaient de tout fabriquer, et cette bague était en elle-même une métaphore philosophique. La beauté n'était pas dans les détails – contredisant fort la magnificence des atomes des livres – mais dans l'impression globale, dans la vision d'ensemble et le recul.
Ou alors j'essayai de rationaliser ce qui ne pouvait pas l'être. Quoiqu'il en soit, j'avançai prudemment la main, attrapai le bijou, et le tirai vers moi. Il se laissa faire, sortant sans résistance de son écrin de vide spatial, et je le passai au doigt. Il paraissait conçu sur mesure. Dans les dimensions en tout cas, car dans l'esthétique, il ne collait pas vraiment avec moi. Malgré tout, je me trouvais là un très beau souvenir. Je récupérai une deuxième bague et pris la décision de redescendre sur la surface de papier. Pendant mon retour sur la terre, j'entendis sonner la clochette.
Ce bruit était délicat et musical, semblait venir de partout autour de moi. Je savais pertinemment ce qu'elle signifiait : Mélanie voulait nous voir revenir. Malgré tout, je m'étonnais une fois de plus d'un prodige de cet endroit.
Je n'eus pas de difficulté à retrouver la plate-forme, et quand cela fut fait, je me dirigeai aussitôt vers elle. Je vis rapidement que tout le monde était déjà là, et tout le monde put alors assister à mon avion arrivant à toute vitesse du ciel, avant de ralentir et de se poser avec grâce et virtuosité. Je revenais sur le plancher des vaches.
Quand je levai enfin les yeux vers mes compagnons de voyage, seule Mélanie n'était pas bouche bée. Elle était certainement habituée à ce genre de spectacle. Mais les voyageurs, sans exception, me regardaient tous avec étonnement et un rien d'envie. Même les deux retraités étaient jaloux. De mon côté, ainsi devenu centre de l'attention, j'étais un peu mal à l'aise. Je ne savais pas trop quoi faire.
Heureusement, notre guide me sauva en invitant tout le monde à monter à bord. Je quittai l'amas de papier le dernier. Le petit portail se ferma tout seul derrière moi, la plate-forme était déjà partie.
Très vite, le continent se fit tout petit en-dessous de nous, car nous montions à toute allure. Le vent nous ébouriffait l'esprit, comme autant de feuilles de papier bourrant une imprimante jusqu'à la bloquer. Les étoiles-bagues filaient tout autour de nous, et nous avons même dû en percuter quelque unes dans cette course.
Notre destination était évidente : on visait la pizza quatre-fromages. Elle était de plus en plus grande et le continent de livres de plus en plus petit ; je ne me souvenais déjà plus qu'elle était si haute dans le ciel. On eut froid pendant un moment, mais la fraicheur de l'espace laissa vite sa place à l'appétissante chaleur de la pizza. Je me souvenais, bien évidement, de mon propre voyage en solitaire : allait-on à la rencontre de ces patineurs ? Y avait-il quelque chose d'intéressant là-bas ? Et surtout : quand allait-on entamer un virage pour esquiver cette Lune déjà imposante ?
Jamais ! Notre véhicule en percuta le centre de plein fouet, et la pâte et le fromage fondu, élastiques, s'étirèrent colossalement. Pendant un instant, nous fûmes dans un tunnel de nourriture, un tunnel sans sortie, collés au fond du trou. L'instant suivant, nous perçâmes jusqu'à l'autre côté.
La pizza explosa en une myriade de morceaux – des sandwichs, des hamburgers, des pâtes, des vols-au-vent fumants, des cornets de frites, le cauchemar des diététiciens – jouant au billard en tant qu'innombrables boules de toutes les couleurs sur le tapis rougeoyant du ciel. Peut-être le fond d'un four, car il y faisait assez chaud. Il y faisait même de plus en plus chaud.
Les différents aliments, tels des molécules – oui, ce devait être ça – se déplaçaient de plus en plus vite, se cognaient les uns aux autres de plus en plus forts, représentations nutritives de l'échauffement atomique. Ils firent si bien leur travail que le décor uni commença à fondre : on voyait le rouge brillant du fond visuel couler en d'immenses rivières de magma, de métal fondu dans les entreprises métallurgiques les plus zélées.
Mais cet acier liquide n'était pas infini, car un petit point bleuté apparu à notre zénith. Très vite, tout le monde perçut une vague de froid profitant de cette faille grandissante. Et le chaud et le froid, comme chacun le sait, ne font pas souvent bon ménage. En un instant, les aliments ralentirent, se déformant en d'incroyables grimaces sous l'effet de la décélération, et le fond du décor perdit de sa rutilance, devint terne. Tout d'un coup, simultanément, tout cela se brisa en un millier d'éclats de verre coloré, pleuvant dans tout les sens. Et le rodéo reprit.
Esquivant les montagnes de débris translucides, contournant les plus épaisses averses scintillantes, notre parquet si ferme jusque là se déroba sous nos pieds, et c'est allongé au sol que nous subîmes ce chapitre de notre aventure. S'il l'avait pu, ce socle se serait même dérobé sous nos dos.
Multipliant les saltos et les pirouettes, passant sans préavis des barres transversales au cheval d'arçon puis aux trampolines, notre embarcation ridiculisait le bateau le plus ivre qu'on aurait pu trouver sur toutes les mers connues. Je crois que tout le monde criait. Peut-être bien qu'un des enfants pleurait. Difficile d'écouter quand il faut déjà toute sa concentration pour voir.
Fort heureusement, la gymnastique ne dura pas longtemps. Tout le monde put se relever et retrouver peu à peu ses esprits. Si l'un des enfants avait pleuré, il avait déjà cessé, car un nouveau décor s'offrait déjà à nous.
Les débris de verre n'étaient pas tombés au hasard, comme tout le monde l'aurait pensé en voyant le déluge apocalyptique. Ils s'étaient organisés en un vitrail sans fin et tridimensionnel. Au milieu d'une forêt de statues grecques et de miniatures de monuments modernes – on a écrasé une minuscule Statue de la Liberté en se posant – une imposante cathédrale ouvrait ses portes de verre multicolores aux nouveaux venus. Élevant ses pointes brillantes haut dans un ciel de peintre impressionniste, étalant ses fondations sur des kilomètres, son perron couvert d'une voûte romane était décoré par deux statues irisées d'hommes portant la clef de voûte en un geste d'union. Une devise y était inscrite, mais je ne parvins pas à la lire.
A peine le portique ouvert par Mélanie, tout le monde était déjà descendu. Que dis-je ? Ils étaient déjà à l'intérieur ! Encore dans l'entrebâillement de la porte, alors que les autres explorateurs étaient déjà perdus dans le dédale des couloirs de couleurs, je jetais un œil à l'employée : elle restait de glace, habituée des orteils à la racine des cheveux à ce type de spectacle. J'ai eu un peu de compassion pour elle à ce moment, elle qui ne s'émerveillait plus devant tout cela. J'y pensais encore quand je m'engageais dans cette immense bâtisse. Mais j'oubliai ma compassion en un rien de temps.
Là, dans cette entrée à l'immense voûte, cette pièce dont partaient deux dizaines de vastes corridors dans toutes les directions, plus précisément sur toute la surface de son toit, se trouvait une réplique en verre de la voûte de la chapelle Sixtine. Non, c'était injuste : la chapelle Sixtine était une piètre réplique en peinture de cette voûte. Aussi virtuose que fut Michel-Ange, il ne pouvait pas imiter la subtile et fascinante variation des luminosités, des opacités des fragments de verre, magnifiant et révélant sous d'innombrables aspects tant des détails de cette fresque, appuyant d'ombres et de rayons lumineux les scènes, donnant de la profondeur aux traits et aux corps par les reflets et les faisceaux de lumière colorée, scellant ces représentation figées en une unique histoire changeant de trame scénaristique au gré du jeu des nuages dans le ciel. Toute une vie n'aurait pas suffit pour la contempler. Une éternité n'aurait pas suffit ! Tant de choses étaient à voir dans ce film dont toutes les images juxtaposées se confondaient les unes aux autres, changeant à chaque instant selon la danse des rayons de soleil.
Comme moi aussi contrôlé par les fils de lumière et les mains capricieuses des stratus et des cumulus, je me dirigeais pourtant lentement vers un corridor, sans regarder devant moi, les yeux fixés au plafond. Après un dernier regard sur cette entrée, je passai au plat principal.
Anciennes ou modernes, religieuses ou profanes, européennes ou asiatiques, africaines ou océaniques, pré ou post-colombiennes, toutes les œuvres visuelles de l'humanité semblaient réunies dans ce refuge en un capharnaüm de beauté. Les murs, le plafond et le sol, tous constitués de ces fragments de verre coloré répartis avec harmonie, laissaient apparaître à intervalles judicieux des tableaux de toutes les modes, des chef-d'œuvre de tous les temps et de tous les lieux, traversés de lumières mouvantes et artistiques. Aux innombrables carrefours, des statues de lumière solidifiée attiraient le regard et l'émerveillement. Guère sectaire, l'endroit regorgeait même des scènes de films les plus réussies, des planches de bandes dessinées les plus admirables, des photos les plus remarquables. Et tout était doué de la même force, de la même vie. Une éternité n'aurait pas suffit. Même si tous les hommes ayant jamais vécu dans l'Univers avaient tous reçu l'immortalité, cela n'aurait pas suffit.
Je ne sais pas combien de temps j'étais resté ainsi, la pensée tétanisée par tant d'excellence, errant dans ce labyrinthe irisé. C'était normal : comment résister, comment ne pas être happé ? Ce qui peut paraître bizarre, c'est comment j'en sortis soudainement, d'un simple petit choc au bout du pied.
J'avais cogné dans un objet, et mon attention se reporta alors sur lui : c'était une petite longue-vue, en plastique entièrement blanc, objet incongru en un tel endroit. Je la ramassai. Elle était parfaitement rudimentaire, un simple tube fermé par deux lentilles.
Malgré tout, je fermai un œil et regardai au travers : cela tombait bien, un époustouflant portrait – de verre, évidement – du courant hyperréaliste faisait onduler ses cheveux face à moi. Au travers de l'objet, le visage disparut. Je compris aussitôt que je tenais un kaléidoscope entre les mains, décomposant la scène en un délicat fractal. J'abaissai l'engin, un peu déçu : cela ne valait pas le décor véritable tout autour de moi.
Mais le fractal était resté, prenant la place du tableau. Je regardais le phénomène, intrigué, le mélange des couleurs et des formes devant moi, à quelques mètres de moi. Le phénomène bougea et me lança un « Bonjour ! », et mon cœur manqua un battement ! Portant la main à la poitrine, trébuchant sur rien du tout, je faillis perdre l'équilibre. Le dos courbé par la surprise, une main contre le cœur et l'autre tendue en direction de la chose, brandissant le kaléidoscope comme une défense instinctive, je ne répondis pas.
Le phénomène bougeait légèrement et périodiquement, comme s'il respirait, mais il ne semblait pas agressif. Il attendait une réaction, tout simplement. Je repris alors mon souffle, et demandai :
- Qu'est-ce que vous êtes ?
- Je m'appelle Kaléid, et je suis ton ami !
- Comment êtes-vous... es-tu arrivé ?
- Il est immense, ce bâtiment, c'est incroyable ! Moi qui étais à l'étroit dans le kaléidoscope ! Merci mon ami.
En disant cela, Kaléid se mit à s'agiter, et les formes mouvantes, les couleurs dansantes, les rayons erratiques m'empêchaient de déterminer à quelle distance il était de moi. Des deux mains, je commençai alors à brasser l'air, avançant lentement dans sa direction.
- Je n'arrive pas à te voir, dis-je, où es-tu ?
Quelques secondes plus tard, je touchai le mur. Je sentis sous mes doigts le mouvement des fragments de verre lisses sous la peau sensible de mes phalanges. Kaléid était dans le mur. Il était le mur, une partie tout du moins.
- Tu es dans le mur ? Demandai-je comme si la question n'avait pas déjà trouvé sa réponse.
L'être de verre se déplaça alors, laissant derrière lui un tableau hyperréaliste aussi parfait qu'il ne l'avait été avant son arrivée. Il ne fit pas le moindre bruit, les petites pièces transparentes coulissant les unes contre les autres avec précision et vélocité. Je me retournai et le cherchai des yeux. Je le retrouvai – assez facilement je dois dire – en train de tourner sur lui-même, plié par la jonction entre le plancher et le mur d'en face. Il prit alors la parole, en se mettant à tourner autour du couloir, passant du mur au plafond, du mur au plancher.
- L'espace bi-dimensionnel structuré selon une géographie tri-dimensionnelle est une extase de la perception des vibrations aériennes retransmises par le jeu de l'élasticité des résines de collage ! Parle encore, s'il te plait mon ami !
Un peu perdu par la complexité de cette phrase, je me souvins de l'instrument dans ma main. Le portant à mes yeux, puis à ceux – s'il en avait – de Kaléid, je demandais :
- C'est le kaléidoscope qui t'a créé ?
- J'ai toujours été, mais maintenant, j'existe ! D'une immatérielle tri-dimensionalité entre le déplacement non-linéaire des photons et la lentille non-parallèle à leur trajectoire, j'ai été compressé en une singularité planaire par l'intermédiaire d'une projection orthogonale !
Je réfléchis un instant à ces paroles, puis décrétai mentalement que non, il ne maîtrisait pas le vocabulaire physico-mathématique qu'il employait. Mais au moins, j'avais ma réponse. Je levais à nouveau le kaléidoscope vers mon œil, et créai ainsi, effectivement, un compagnon à Kaléid.
- Bonjour ! Me dit-il.
- Bonjour ! Répondit l'autre en tournant autour de lui. Quel bonheur de te revoir !
- De le revoir ? Mais je pensais que tu n'existais pas.
- Je n'existais pas, mais j'étais !
- Il était, et maintenant il existe ! Merci mon ami.
- Et toi, qui es-tu ? Demandais-je.
- Je m'appelle Kaléid, et je suis ton ami !
- Attend. Ce n'est pas lui Kaléid ?
- Non, lui, c'est Kaléid !
- Et lui, c'est Kaléid !
Les deux se tournaient autour, comme deux amis. Ou deux amoureux. Évidement, j'avais l'impression qu'ils se moquaient un peu de moi.
- D'accord. Donc, c'est Kaléid, dis-je en montrant une des créatures.
- Oui !
- Et Kaléid, demandai-je en montrant l'autre.
- C'est exactement ça !
- Sauf que c'est l'inverse !
Et pourtant, ils avaient l'air sincères. Malgré tout, je me détournai de ce piètre spectacle comique. Presque inconsciemment, je repris ma promenade. Accompagné de deux nouvelles connaissances, je retournais à l'extase.
La présence de ces deux êtres me détournait en partie de la contemplation de ces œuvres que les hommes avaient imitées, mais j'y découvrais une toute autre expérience. Je voyais ces deux ombres lumineuses glisser harmonieusement sur les parois, secouer les particules colorées. Ils dansaient autour de moi. Ils scandaient leur bonheur en des propos à peine intelligibles.
Je les observais s'arrêter sur chaque peinture, sur chaque image, les altérant quelques secondes dans leur mouvement circulaire, le temps d'éprouver ces créations, de les analyser. Je regardais les scènes se dégrader progressivement en quelque abstraction raffinée, et revenir subitement à leur état normal. Représentation de la destruction et de la création, du renouveau, du recommencement peut-être ?
J'écoutais les deux Kaléids discuter de débats qui m'étaient inaccessibles. Ils parlaient de la propagation contre-exponentielle des particules vibratoires, du décalage spectral des temporalités imaginaires, des statistiques probabilistes de répartition des trous de mémoire, mais aussi des représentations de Bouddha, des variantes des attrapes-rêve, de héraldique et de logos d'entreprise. Dans leurs paroles se mélangeaient l'effet Doppler-Fizeau et les principes fondateurs du dadaïsme, les constantes physico-chimiques avec les structures narratives, les théorèmes des savants avec les théories des artistes. Peu à peu, je révisais mon jugement : ils maîtrisaient leur vocabulaire bien mieux que quiconque n'aurait pu le prétendre. Je les écoutais sans pouvoir participer, sans avoir mot à dire. Je ne faisais que marcher, voir et entendre, récepteur et non émetteur, le kaléidoscope toujours en main. Je crois que cela aurait pu durer bien plus qu'une éternité : le sujet de conversation de mes deux compagnons rivalisait largement en richesse avec les lieux.
Mais les lieux n'étaient pas de dimensions infinies, et je trouvai à un moment son centre. Enfin, je le crois. Je débouchai sur une immense salle, aussi large que haute. Je n'avais pas changé d'étage, et devais donc toujours être au rez-de-chaussé, et pourtant, je me penchai au-dessus du balcon pour voir le sol loin en contrebas. Quelques dizaines de mètres en-dessous de mes pieds, les fondations massives d'une statue gigantesque dressaient celle-ci vers une hauteur vertigineuse, loin au-dessus de moi. Des sous-sols jusqu'à la pointe du plus haut clocher de cette cathédrale, une masse incalculable de verre se ciselait, prenant la forme d'un million d'êtres. Toute une procession, une cérémonie immémoriale s'élevait patiemment du pied de cette montagne aux pentes abruptes, pour atteindre son sommet flamboyant. De là où j'étais, il me semblait voir le Soleil se faire auréole, et baigner ce pic de ses rayons. A moins que la pointe elle-même ne dégagea toute seule cette lumière.
Je n'aurais pu compter les êtres de verre escaladant ces parois. C'était impossible, non seulement par leur nombre, mais aussi par leurs formes. Ils étaient petits, certes, presque imperceptibles, soit, mais là n'était pas le problème. Ils étaient si divers, si différents les uns des autres, qu'on était sûr d'en oublier au moins le tiers. Compteriez-vous des siamois comme une ou plusieurs personnes ? Plusieurs, assurément. Compteriez-vous un homme atteint d'un dédoublement de personnalité comme un ou plusieurs ? Un seul, peut-être. Que feriez-vous si chacun de deux siamois possédait plusieurs personnalités, et que ces personnalités étaient siamoises avec les personnalités d'autres créatures tout près d'elles ?
Que feriez-vous de cette pierre, n'était-elle qu'un pan de la montagne, ou formait-elle un être inscrit dans cette montagne ? Que feriez-vous de cet être que nul verre ne représentait car nul corps n'était habité par lui, mais était pourtant bel et bien sous vos yeux si vous lui prêtiez votre attention ? Que feriez-vous de cet étrange animal sautant de l'un à l'autre, messager d'entre deux mondes, n'appartenant ni à l'un ni à l'autre, ne risquiez-vous pas de le compter deux fois ?
Mais après tout, quelle importance ? Le décompte final de toutes ces créatures ne devrait-il pas être un, un seul, un unique, puisqu'ils étaient formés d'un seul bloc de verre, soudés ainsi à la montagne comme une partie de celle-ci ? Mais ne serait-ce pas renier leurs individualités, leurs personnalités, leurs caractères uniques parmi les caractères uniques de tous les autres ?
Car une seule chose était commune entre tous ces êtres : ils cherchaient tous à gravir la montagne. Certains n'en étaient qu'au pied, certains touchaient presque du doigt la cime – qu'y avait-il, caché dans cet éclat ? – et d'autres encore, bien d'autres se perdaient en chemin, confondant le haut et le bas. Certains s'entraidaient, d'autres refusaient d'aider, d'autres encore refusaient qu'on les aide, mais tous avaient un but commun.
A mes côtés, je m'en rendais enfin compte, les deux Kaléids s'étaient arrêtés, s'étaient tus, s'étaient immobilisés. Je crus un instant ne plus être en leur compagnie, car ils ne tournaient plus sur eux-même et je ne les voyais donc pas.
- Kaléid ? Appelai-je. Kaléid ?
- Je ne pensais pas que cela existait, me répondit l'un d'eux.
- De quoi ? Qu'est ce qui existe ?
- Ça.
Les deux Kaléids recommencèrent à tourner, aussi je pus les voir l'un en-dessous, et l'autre au-dessus de moi. Ils parlaient de la montagne.
- Cette permissivité sans égale dans le spectre des ondes lumineuses limitent les altérations chromatiques jusqu'à un niveau nul ! Comment savoir, si toutes les fréquences sont présentes, d'un simple regard si on s'approche ou si on recule ?
- Quoi ?
- Regarde ! Ils ne bougent pas !
Et je regardai. Je me rendis compte de cette grande différence. Oui : la montagne était parfaitement incolore, laissant passer sans la filtrer la lumière. Oui : tous les êtres montant ses côtes restaient parfaitement immobiles. Dans ce temple de couleur, où les tableaux bougeaient au rythme des jours et des nuages, bercés par les rayons lumineux aux couleurs de l'arc-en-ciel, je ne l'avais pas remarqué. Dans ce pays de vitrail, aux scènes divisées par mille minuscules interstices, il existait un morceau de verre brut. Le cœur de ce monde de nuances et de mouvements était insipide, et figé. C'était l'opposé même de l'univers de mes deux Kaléids.
Je crois d'ailleurs que cela leur faisait de la peine. Ils commençaient tous deux à se lamenter, et leur tristesse et leur tourment était si puissant, si indescriptible même pour leur vocabulaire recherché, qu'ils en énonçaient aléatoirement des répliques de théâtre. J'entendis les « Va, cours, vole, et me venge. » s'adosser aux « Tout ce qui n'est point vers n'est point prose. ». Le tragique au comique. L'antique au moderne. Je ne savais pas trop quoi faire.
J'entendis alors deux voix s'élever d'entre les voix des Kaléids. Elles m'appelaient. Je me retournai dans leur direction. Je vis, en longeant des yeux le mur d'enceinte de cette gigantesque salle, en parcourant le long balcon de mon regard, la petite alcôve évasant les angles d'une autre entrée. Par là étaient arrivés, peut-être avant moi, peut-être après, deux des étudiants. Tandis qu'une troisième personne restait derrière eux, immobile, ils agitaient leurs bras pour que je les vois de si loin, et lançaient des appels. Je répondis en faisant de même.
- Qui pleure comme ça là-bas ? Demanda l'étudiante assez fort pour que je l'entende.
- C'est Kaléid, et... Kaléid. Des amis !
- Deux Kaléids ? S'écria-t-elle, étonné.
- Oui ! C'est ça, oui !
- On en a un aussi ! Il est en train de chanter des berceuses, on sait pas pourquoi ! Je crois que c'est cette montagne qui lui fait ça !
- Qui est derrière-vous ? Demandai-je en retour.
Les deux étudiants se retournèrent, et l'autre, un jeune homme un peu moins âgé que son amie, me répondit :
- C'est une statue ! C'est le capitaine Haddock je crois ! De Tintin !
Je me retournais à mon tour, et trouvais dans un coin de ma propre alcôve une statue que je n'avais jusque là pas remarqué. Elle représentait un capitaine de navire, d'âge mûr, les traits vaguement indiens. Il se tenait droit, un pied posé sur un bloc de métal. En tout cas, une imitation de bloc de métal en vitrail étonnamment ressemblante. Je pouvais y lire inscrit : « In Mobilis Mobile ». Je reconnus immédiatement la devise du Nautilus : j'avais face à moi le capitaine Nemo, respirant dans sa coque de verre et de couleur.
Stoïque face à ma venue, il gardait un œil fermé, et fixait l'autre sur le bloc incolore au centre de la pièce. Ses deux mains étaient alignées avec l'œil ouvert, prêtes à recevoir une longue-vue. Ou un kaléidoscope.
J'entendis une autre voix s'élever, cette fois-ci de l'autre côté. Puis une autre, et une autre encore. C'était une cacophonie. Quand je me tournais dans cette direction, je vis toute la famille, les deux parents et leurs enfants. Ils avaient laissé le kaléidoscope aux mains de leur descendance, et ceux-ci s'en étaient donnés à cœur joie. Surpris par ce changement soudain de comportement dans leur troupe de Kaléids, le père et la mère étaient intimidés, les enfants effrayés.
- Qu'est-ce qui se passe là-bas ? Me questionna un des deux étudiants, de l'autre côté.
- Il y a plein de Kaléids qui viennent d'arriver ! Avec la famille qui nous accompagnait !
- Je crois qu'il faut poser les kaléidoscopes ! Les autres sont du même avis !
- C'est ce que je crois moi aussi ! Répondis-je.
On était tous arrivés ici, tout autour de cette montagne. On était tous là pour aider ces créatures, à la fois celles qui pleuraient, et celles qui ne pouvaient pleurer. On était là pour une raison. Que cette raison soit purement le fruit du hasard ou une volonté de l'agence de voyage importait peu en fin de compte. On devait le faire.
Je fis de grands gestes en direction de la famille pour leur expliquer, mais la mère était déjà en train de placer leur kaléidoscope dans les mains de leur statue. Ils avaient compris tout seuls, ou alors leur autre voisin le leur avait dit. La voyant faire, je fis de même.
Mes deux compagnons de lumière cessèrent rapidement de réciter du théâtre. Ils sortirent de leur peine pour admirer avec moi le spectacle. Comme je l'avais supposé, l'œil de verre du capitaine Nemo transmettait lui aussi des Kaléids, directement sur le flanc de la montagne. Des Kaléids par dizaines. Quand l'un d'entre eux s'écartait de la zone observée par le capitaine, un autre l'y remplaçait aussitôt. Sur cette surface lisse, ils prenaient un tout autre aspect.
Chacune des créatures ainsi créées était constituée d'une nuée de petites taches de couleurs, des rayons de lumière sans morceau de verre. Ils glissaient d'autant plus vite et harmonieusement sur le flanc uniforme de ce colosse. Bientôt, par l'action conjuguée de plusieurs kaléidoscopes, ils furent légions, ils recouvrirent toute la montagne. C'était une valse de teintes, un festival de tons, une boîte de nuit emplie de couleurs vivantes. Recouvrant tous les êtres escaladant ces cruelles parois, ils semblaient les animer.
Mais en vérité, c'était bien plus qu'une apparence. Dans ce déluge stroboscopique d'arcs-en-ciel, ils bougeaient véritablement, petits appendices de verre se déplaçant sur la peau de leur organisme commun. Ils montaient, ils montaient toujours plus haut, toujours plus vite, dans une frénésie d'extase et de courage, guidés par le mouvement des jets de lumière. La marée de Kaléids les guidaient vers la cime éclatante, dont la lumière s'échappait en un trait de plénitude vers les étoiles !
En quelques minutes à peine, dans ce film accéléré de leurs aventures, le pied du sommet était devenu parfaitement lisse, abandonné à la solitude, ses occupants s'élevant sans abandonner. Mais cette solitude ne dura pas. Un puissant grondement se fit entendre, un séisme me secoua, le sol s'évanouit presque sous mes pieds. Je dus m'agripper à la rambarde. Et là, je vis.
Une nuée de petits carreaux de verre, de toutes les formes, de toutes les couleurs, apparaissaient d'en-dessous de mon balcon et s'agglutinèrent au pied du cône. Glissant sur sa surface aussi bien que les Kaléids avaient glissé sur eux, ils montèrent à leur tour et en trombe la pente, jusqu'à atteindre l'aveuglante lumière du sommet. Là-haut, toutes les créatures avaient disparu dans un éclat de bonheur, projetés en un lieu inconnu, probablement infini, et surtout loin de nous. Les carreaux qui avaient été leur refuge pendant si longtemps les suivaient de peu. Dans cette colonne de soleil que tirait cette flèche titanesque en direction du ciel, ils s'évanouissaient en un dernier reflet coloré.
Bientôt, je vis tout autour de moi le plafond se décrocher par morceaux, les murs se fissurer et se désintégrer, le sol se fracturer et rejoindre ses voisins dans ce ballet de nuances, dans cette tornade d'œuvres d'art. Je sentis la balustrade se défaire entre mes doigts. Tournoyant dans une spirale sans fin, se resserrant au fur et à mesure qu'elle montait, elle déménageait toute cette cathédrale, juste là, sous nos yeux ! En quelques instants ! En produisant un puissant vacarme et un vent de tempête !
Quand il ne resta plus rien de ce gigantesque kaléidoscope de toutes les époques de l'humanité, quand le dernier fragment de verre coloré disparut dans le jet de lumière propulsé au milieu des galaxies, le cône se prépara à partir lui aussi, en s'effaçant peu à peu depuis sa base et refermant derrière lui le trou béant où il se nicha pendant bien longtemps. Dans un léger sifflement, étonnamment agréable aux oreilles, émis comme pour nous remercier de notre geste dans une langue universelle, la pointe flottante s'effaça de bas en haut, disparut dans son propre sommet, et le trait de lumière s'éteignit à son tour.
Debout dans un pré herbeux, plantés comme des tuteurs attendant de guider de jeunes arbres, nous nous retrouvions bouche bée, immobiles, quelque part à l'extérieur de la ville. J'entendais le bruit usuel d'une route, au loin, une douce brise nocturne chantant dans les bois voisins, je crois même que j'entendis la voix de quelques vaches. Mais malgré ces bruits de la vie rurale, nous étions sonnés, comme si tous notre voyage, tous les souvenirs les plus improbables de ce séjour dans un autre monde nous revenaient en même temps. Mon premier mouvement fut de tourner la tête vers la gauche. J'y vis la plate-forme, dirigée par Mélanie.
Notre guide se posa en douceur sur l'herbe verte de ce champ abandonné aux caprices de la pluie et du beau temps. Tranquillement, elle ouvrit le petit portail, descendit la petite marche que le parquet faisait avec la terre, et nous regarda tous, les uns après les autres. Quand elle jugea le moment venu, elle appuya sur un petit bouton à côté du portail, et un léger son de clochette me parvint.
- Mesdames et messieurs, nous dit-elle, notre voyage touche maintenant à sa fin. Veuillez monter à bord, je vous ramène à notre point de départ.
Sans vraiment réfléchir, et c'était sûrement le cas pour tout le monde, je m'approchai alors du véhicule. Quand tout le monde fut monté, Mélanie ferma le portail, retourna à sa position favorite, et le tout s'éleva lentement.
En chemin vers la ville, personne ne dit un mot. Nous étions tous dans nos souvenirs, et notre guide à son pilotage. La seule chose qui nous rattachait à la réalité, à ce moment précis, était le Soleil rouge se levant paresseusement à l'horizon, sortant de son berceau de nuages. Le contemplant sans trop y penser, je revoyais les différents passages de mon épopée.
Debout sur ce support stable, j'étais à nouveau dans ce grand huit au milieu du capharnaüm flamboyant de notre départ. Traversant les hectares de forêts, je parcourais à nouveau le continent de livres et de prospectus, lisant, découvrant, fabriquant. Sentant les rayons naissant de ce nouveau Soleil, je plongeais à nouveau dans la fournaise des aliments atomiques. Survolant le bain de béton et de vitres de la ville, j'admirais à nouveau la cathédrale de lumière. Je repensais aux êtres que j'avais rencontré.
Je songeais bien évidement aux Kaléids, ces sages-fous bidimensionnels, et me demandais où ils étaient partis, en compagnie de ces vaillants alpinistes. Mais aussi aux sélénites de la pizza, glissant sur elle comme sur une patinoire, et je me demandais un peu tard ce qui leur était arrivé quand nous avions perforé leur astre.
A force de réflexions, je fus ramené à l'agence de voyage. A nouveau, la plate-forme s'abaissa jusqu'à hauteur d'homme. Les piétons, comme à notre départ, laissèrent la place de manœuvrer. Nous traversâmes à nouveau la vitre sans heurt, et notre bolide se posa en douceur à sa place. Le voyage était terminé.
- Nous sommes arrivé à notre destination finale. Nous espérons que votre voyage vous a plu et que nous pourrons à nouveau partir en votre compagnie. A bientôt !
Silencieusement, les clients sortirent, partirent chacun dans leurs directions. Je les entendais retrouver timidement la parole.
Quant à moi, solitaire, je restai un moment devant l'agence. Immobile au milieu de passants mobiles. Nous étions parti en plein après-midi ; de toute évidence, il était le matin. Malgré tout ce temps passé, je ne ressentais pas la fatigue. Et après un tel voyage, que pouvais-je bien faire de ma journée ? Je fouillai mes poches à la recherche d'une idée, et j'y trouvai deux objets inhabituels. Quand je les sortis, je retrouvai les deux bagues-étoiles.
Aussitôt je voulu me précipiter dans une direction, puis une autre. Mais je ne me souvenais déjà plus par où était partie la retraitée et son mari. Je n'y avais pas fait attention ! J'entendis la porte de l'agence s'ouvrir puis se refermer derrière moi, et je me retournai vivement vers Mélanie.
- Excusez-moi, vous ne savez pas où est partie... la vieille dame qui était avec nous ? Je voulais lui donner ceci.
Notre guide eut un mouvement de recul face à cette question soudaine et brutale, et regarda ma main tendue sous ses yeux.
- Vous vouliez lui offrir une de ces bagues ? C'est une des étoiles du continent de papier, n'est-ce-pas monsieur ?
- Euh... oui. Je voulais lui en offrir une pour... la remercier de m'avoir donnée l'idée de... vous savez, l'avion en papier.
Elle répondit à mes balbutiements avec un sourire large. Un sourire sincère. Un sourire humain que je ne lui aurais pas cru possible après toutes ses annonces automatiques.
- Jetez au loin ce bijou, monsieur.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Si vous le jetez au loin, il retombera automatiquement dans sa boîte aux lettres. Et quand elle le trouvera, elle saura que c'est de votre part.
Je la regardais un moment, probablement avec des yeux parfaitement ronds.
- Mais c'est impossible !
- Bien sûr que si c'est possible. Il faut bien qu'un jour, ça le devienne.
Sans se départir de son sourire chaleureux, elle me salua d'une légère révérence, et partit dans sa direction.
Toujours entouré de quelques piétons, j'étais à nouveau estomaqué. J'observais Mélanie disparaître au coin d'une rue, puis portai mon regard sur les deux bagues dans ma main. Elles avaient l'air parfaitement banale. Le genre de bague en plastique qu'on pouvait acheter dans n'importe quel supermarché, au rayon enfant. A vue d'œil, elles n'avaient même plus cette faculté de faire luire l'air autour d'elles.
Après un temps d'hésitation, je rangeai la première dans ma poche, et jetai l'autre de toutes mes forces par-dessus un toit. -
#7 22 Février 2016 05:09:36
L'ESCALIERSpoiler (Cliquez pour afficher)
Longtemps je suis resté dans l'ombre, longtemps j'ai erré. Les ténèbres m'entourèrent, inénarrables. En ce temps-là, mes pieds avaient foulé mes pas, fouillant l'obscurité, buttant, trébuchant, piétinant. Parfois je tombais et me relevais alors avec souffrance. Parfois je découvrais, à mon zénith, l'éclat lointain d'une lumière, naissant pour me rappeler son existence, s'évanouissant aussitôt pour me laisser la désirer, perdu dans le noir.
J'ai monté, encore et encore, les marches d'un escalier que je ne pouvais voir. Il tournait autour d'un pilier échappant à mes recherches, ne me laissant aucune prise, les bras brassant l'air opaque dans une éternelle quête d'équilibre. Il m'était arrivé, je l'avoue, de m'abandonner à la chute et, prostré sur une marche, de me laisser aller aux larmes. Les sanglots palpitèrent à maintes reprises, troublant le silence omniprésent pour mieux l'épaissir. Mais toujours, je repartais, aventureux, pour capituler à nouveau un peu plus loin. Cela devait durer à jamais. Cela me paraissait devoir durer à jamais, et pourtant ...
J'avais fini par m'accommoder des apparitions erratiques de la lumière. Je les ignorais ; c'était moins douloureux ainsi. Pourtant, je finis par lever les yeux, car je me rendis compte que le ciel m'était apparu. Son éclat, d'abord faible et gémissant, puis de plus en plus flamboyant, finit par m'éblouir. Quand la surprise se dissipa dans les ardents rayons, je grimpai à toute vitesse l'escalier, avalai les marches, engloutit l'ombre, la pénombre et la semi-clarté pour m'élever vers l'immaculé chatoiement de l'extérieur. Et là, plissant les paupières, je me souvins de ce que j'avais oublié, puis me souvins avoir oublié cet oubli.
Autour de moi étaient les miens, mes compagnons, ma fratrie. Tous réunis sur les bords d'une colossale cheminée carrée, ils gravissaient sans fin un escalier constituant son sommet. Cet escalier-là était miraculeux, car bien qu'il montât vers le ciel, il revenait à son point de départ, laissant ses passagers tourner sur les mêmes éternelles marches. Il avait la bienheureuse particularité de nous donner la sensation de nous élever, tout en nous épargnant l'angoisse de changer d'altitude.
Escaladant l'escalier en colimaçon surgissant des entrailles de la cheminée, je me retrouvai à leur niveau. Je les appelai, leur fit signe, tentai de me faire remarquer, et on me répondit. Certains ne parvenaient pas à prendre conscience de ma présence, et d'autres firent mine de ne pas le pouvoir. De ceux qui restaient, une partie me salua en retour, ravis de me revoir, et les derniers me dévisagèrent, les traits plissées de dégoût. Ils levèrent les yeux au ciel, exprimant leur mécontentement, et me virent sous un filtre dépréciatif. Ils avaient dû se souvenir de ma mésaventure, pensais-je.
C'était en un temps bien antérieur à celui de mon séjour dans les ténèbres. Je gravissais autrefois le sommet de la cheminée, entouré des miens, au rythme des miens. J'étais l'un des leurs. Mais il m'arriva le pire : pris dans une soudaine bousculade, je basculai dans le vide, je déchus. Toutes les briques composant la cheminée s'étalèrent devant moi, comme autant de symboles de ma propre perte : seuls ceux qui tombent du sommet ont le loisir d'apercevoir l'intégralité de la structure.
La chute dura à peine moins qu'une éternité. Initialement, il me semblait sombrer vers un vide sans fin, aux côtés d'une tour sans fondement. Puis un sol m'apparut, minuscule et si lointain qu'il me semblait être une illusion, un mythe effacé des mémoires, réapparaissant soudainement pour me confondre. Mais ce sol, contre toute attente, grandit, s'élargit, occulta toute la moitié inférieure du ciel, et finalement, je l'atteignis. Je vis la base de la tour, auquel nul d'entre nous n'avait songé, le fondement dont nul n'avait pu concevoir l'existence.
Tout autour de moi s'étendait une surface plane, infinie, uniforme, homogène. Elle était d'un blanc laiteux, légèrement luminescente, tout comme le ciel, à peine plus sombre afin de s'en distinguer. Ce même paysage sans intérêt se répétait dans toutes les directions. Il n'y avait rien, à part moi et l'escalier en colimaçon. A quelques dizaines de mètres au-dessus du sol, emmurant les marches dans son étreinte, la base de la cheminée adhérait suffisamment à l'air pour ne pas tomber. Les briques les plus basses se délitaient, et venaient de temps à autre agrandir le monticule de ruines encerclant le pied de l'escalier. Le sommet de la structure, quand à lui, laissait glisser mes yeux sur sa surface ; il se perdait si loin dans le zénith qu'il transperçait la voûte céleste pour se cacher derrière elle.
Après ce tour d'horizon, je m'approchai des marches, et j'y vis, assis sur la première d'entre elles, un nain aux habits irisés. Quand je fus assez près, il me salua, se leva, et chacun de ses mouvements répandaient un nuage de poussière colorée. Une foule de questions se battaient aux portes de mes cordes vocales, et je les bafouillais toutes en même temps, car aucune ne parvenait à prendre le dessus. Le nain me regardait, je le regardais en retour, voyait son visage. Il semblait non pas être un visage, mais un agglomérat d'un milliers d'entre eux, réunis tous ensembles sur une même tête, et cette vision ne faisait que multiplier le nombre des questions et appesantir mes balbutiements. Pourtant, peut-être grâce à ses milliers d'oreilles réunies en une seule paire, il parut comprendre tout ce que je lui demandais. Il prit la parole, d'un milliers de voix en même temps, et le vacarme assourdissant me força à protéger mes tympans de mes mains :
« Vous êtes à la base de tout, me dit-il, là où rien n'est, et voici l'escalier qui en monte. Il grimpe, grimpe, et grimpe encore : vous le constaterez par vous-même, car vous n'avez aucun autre choix que de le gravir ou de rester ici à jamais. Il grimpe vers des milliers de destinations réunies en une seule. Seuls comptent le temps passé et vos pensées, car seuls eux décident du sommet atteint. Je suis ici pour vous mettre en garde, pour votre bien et pour le mien, car je suis vous, tout autant que je suis chacun de ceux que vous avez autrefois côtoyé. Je vous mets en garde car, s'il grimpe, grimpe, et grimpe encore, atteint l'escalier où l'on peut monter sans jamais changer d'altitude et s'élève encore au-delà de celui-ci, l'emprunter n'est pas sans peine. Vous y trouverez l'ombre, et dans l'ombre, vous ne trouverez rien. »
Une fois cela dit, il restait beaucoup de mystères, mais plus une seule question : soit elles étaient satisfaites, soit je ne savais comment les prononcer. Je contemplais les innombrables visages figés devant moi, unis en un seul, et je compris grâce à cette vision la multitude des destinations que pouvait atteindre un escalier unique. Le nain m'observait en retour, et ne parlait plus. Ses réponses avaient profondément pénétré mon esprit, il le savait ; il m'avait apporté un savoir que jamais plus ma mémoire ne perdrait. Il avait accompli sa mission.
Comme mon interlocuteur demeurait silencieux et immobile, mes yeux se portèrent alors sur l'escalier. Il se perdait dans l'ombre, à l'intérieur de la cheminée, et pourtant, il exerçait sur moi un puissant attrait. Ici, au sol, il n'y avait rien, ni décor, ni vie, ni base de cheminée, ni compagnon, ni cohérence, ni connaissance. Pourquoi serais-je resté ? Je dépassais les premières marches en me retournant de temps à autre. Le nain ne m'encourageait pas même de son regard, aussi je n'eus aucun mal à l'abandonner. Ainsi, je m'étais élancé dans la pénombre. Elle s'était rapidement obscurcie, et en elle était venu l'oubli.
J'en étais donc ressorti à la hauteur de mes anciens camarades aux émotions partagées. Rien n'avait changé depuis mon départ. Ils gravissaient toujours l'escalier sans fin, au même rythme, à la même altitude, foulant les marches usées, défilant les uns derrière les autres en une boucle continue. J'avais envie de les rejoindre, de reprendre mon ancienne place, précédant et suivant chacun d'entre eux, me sentir à la fois un et multiple en leur nombre. Je les regardais vaquer dans leur promenade infinie, et ils me regardaient surgir de l'obscurité. Rien n'avait changé... Mis à part moi. Mis à part ma place.
Je levai les yeux au ciel, suivant le tracé hélicoïdal d'un chemin exploré en partie seulement, un chemin dont je n'avais su prendre conscience autrefois, invisible à tous les yeux, inexistant jusqu'à maintenant. Maintenant, toute l'attention ou presque se tournait vers moi, debout en un endroit incongru, et leur seule alternative à l'incompréhension était de percevoir la marche où je me tenais, puis les marches qui la précèdent et la suivent, et finalement tout l'escalier indiscernable. Je compris qu'ils sondaient le ciel de temps à autre pour contempler cette nouveauté dans son intégralité. En réalité, j'avais tout changé.
Après cette pensée, retourner à mon ancienne place, perdue avec souffrance, ne me sembla plus d'aucun intérêt. Je levais les yeux sur l'escalier, je levais les yeux vers le changement, et décidait de changer d'altitude.
Mais, tandis que je m'y apprêtai, une main se figea près de moi. A l'autre bout de celle-ci, un des leurs s'était arrêté, obstruant le passage de tous les autres, et demandait mon aide. Aussitôt s'élevèrent des râles, des reproches et des huées. Ses voisins le poussaient, le tiraient et l'insultaient, mais il resta immobile devant moi. Il n'écoutait pas et ne cédait pas. Il restait immobile devant moi, me suppliant silencieusement. Je pris sa main pour le hisser à mes côtés.
Aussitôt, d'autres mains se levèrent, et tous deux, nous les amenèrent à nous. Les huées devinrent des hurlements, les râles des menaces. Ceux qui ne levaient la main levaient le poing. Ceux-là se déchaînaient, insupportés par la lâcheté déployée devant eux. Ils injurièrent les pleutres, les frappèrent, certaines de leurs victimes tombèrent de la cheminée sans que personne ne puisse les rattraper. Assaillis sur le nouvel escalier, nous n'avions pu les accueillir à temps.
Quand plus aucune main ne nous demanda l'asile, nous montâmes tous précipitamment pour fuir les clameurs accablantes, moi en tête. La fuite ne ralentit pas avant le silence revenu, la distance parcourue, avant que ne soit franchi l'espace infini laissant se perdre loin en-dessous de nos pieds la cheminée abandonnée. Autour de nous ne restait plus qu'une voûte immaculée, seulement percée d'un cortège s'élevant, encore et toujours, sans jamais se figer. Dans ce décor, la gauche ressemblait à la droite, l'avant à l'arrière, seuls le haut et le bas se distinguaient l'un de l'autre. En bas, tout le monde me suivait dans ma lutte pour repousser le haut toujours plus loin.
Qui étaient-ils ? Pourquoi avaient-ils choisi de m'accompagner ? Dans l'action, aucune question ne m'était venue à l'esprit. Pourquoi étaient-ils là ? Ils bavardaient maintenant, fanfaronnaient, spéculaient sur ce que nous allions découvrir, devisaient sur la vie que nous avions abandonnée, et, tous ensemble, ils me suivaient. Pourquoi me suivaient-ils ? Quelles impulsions ont fait s'élever leurs mains ? J'en avais saisi une, sans réfléchir, simplement parce qu'on me l'avait demandé. J'avais provoqué tant de colère, tant d'entre nous furent précipités de rage en direction du sol. J'eus une pensée pour leur malheur, le remord m'assaillit. Avais-je eu tort ? Avais-je eu tort ? Je montais, car on me pressait de monter, et soudainement, je regrettais de le faire.
Comme il aurait été bon de se retrouver à nouveau sur l'immémorial sommet de briques ! Comme il aurait été doux de ne pas subir le tourment de mes responsabilités! Je me souvenais des paroles du nain aux mille visages, du nain présent dans chaque visage me suivant : une myriade de destinations était au sommet de l'escalier. Seuls comptaient, pour les découvrir, quand et dans quel état d'esprit on parcourait ses marches. Tous ces visages derrière moi, ne leur avais-je pas volé leurs destinations propres ? N'avais-je pas anéanti le but de leurs vies ? Ne les avais-je pas condamnés par ma turpitude à la torpeur ? Tant de questions. Tant de questions, tant de doutes et de peur.
L'escalier continuait, encore et encore, et à la blancheur de l'écrin de nos corps, j'opposais la soudaine noirceur de mes pensées. Je ne vis pas le bord approcher, le voile tendu de la voûte céleste s'abaisser jusqu'à nous. Je ne m'en rendis compte qu'une fois près d'elle, si proche que je pouvais la toucher en levant la main, et je m'arrêtai net. Elle était juste au-dessus de ma tête, frôlant mon crâne. L'escalier semblait continuer par-delà cette frontière, se fondant en elle. J'en avais l'intime conviction : derrière cette paroi se dissimulait ma destination, ou au moins une étape de mon voyage, une étape dont on ne revient pas. C'était le point de non-retour. Ma conviction me fit peur.
Je me retournais, et je voyais toujours autant de visages. Ils me regardaient, se demandaient pourquoi je m'arrêtais ainsi, voulaient monter, encore et encore, jusqu'à devoir regretter d'être arrivé si haut. Je ne pouvais les laisser s'enliser dans un leurre. Je pris la parole, fort, afin que tous m'entendent, et ils burent mes paroles.
Elles leur expliquaient, du mieux qu'il me fut possible, la révélation du nain constitué d'une part de chacun d'entre nous, la multitude comprimée en une unicité, l'absurde et regrettable geste que je commis, les doutes instillés en moi. Elles philosophaient sur le but de la vie, la liberté, le droit d'atteindre la destination à laquelle nous aspirons chacun de notre côté, la laideur de l'imposition d'un chemin à autrui. Ne désirez-vous pas avoir, tous, chacun d'entre vous, votre propre escalier, leur demandèrent-elles. Redescendez, patientez, concluais-je, retentez seul l'ascension, et vous l'aurez. Je traverserai ce voile et découvrirai ce qui m'attend au-delà, seul, car vous devez tous vous élever sur les marches que vous et vous seuls désirez gravir.
Ils me répondirent d'une voix unie, claire et déterminée, d'une voix qu'on ne pouvait contredire, car elle affichait cette foi inébranlable que rien ne paraît pouvoir stopper. Ils me répondirent :
« Il n'y a ni leurre, ni erreur. Emprunter à plusieurs un escalier n'est pas une faute, car, tout là-haut, si tu es seul, rien ne t'attendra hormis la solitude. C'est cet escalier-ci que nous désirons, car toi aussi, tu y montes. » -
#8 03 Mars 2016 12:34:55
LE TESTAMENT QUI NE SERA JAMAIS LUSpoiler (Cliquez pour afficher)
Ce que j'aime faire par dessus tout, c'est tuer le temps : on se dit parfois qu'on perd notre temps, mais en fait il finit toujours par servir à quelque chose. Tenez, par exemple, j'écris un testament qui ne devrait jamais être lu, et voilà que j'ai un lecteur. Bonjour lecteur, bienvenue dans mon histoire.
Je la fais courte : si ce testament ne devrait jamais être lu, c'est tout simplement parce que je suis immortel. Voilà, ce sont des choses qui arrivent, comme ça, sans trop savoir pourquoi. Vous ne me croyez pas ? Tant pis, cela m'indiffère, vous pouvez arrêter de lire.
Vous êtes toujours là ? Bien. Je disais donc que je suis immortel. Je ne vous dirai pas mon âge, vous ne sauriez pas l'imaginer. Peut-être que je ne me l'imagine pas moi-même. En fait c'est difficile de calculer, quand on est plus vieux que le plus vieux de tous les calendriers. Bref, je suis toujours là, et pas une ride à l'horizon. Fougueuse jeunesse, ton étreinte ne connait nulle limite !
Par où commencer ? Les débuts gambadant dans la vaste prairie entouré de feu la famille oubliée depuis longtemps ont bien des airs bucoliques très rafraichissants, mais en fin de compte, il n'y a pas grand chose à en dire. C'est chasser et être chassé, vous voyez ça le soir, dans les reportages animaliers, quand il n'y a pas de télé-réalité à regarder, donc vous connaissez.
Quoi qu'être chassé n'a rapidement pas été une crainte pour moi, immortel et invulnérable que je suis. Je suis peut-être la source de toutes les religions, le premier dieu immortel, peut-être, je ne me souviens plus. Fougueuse jeunesse, à être idolâtré et à avoir les plus belles femmes de la tribu, oui je m'en souviens ! Je n'étais pas quelqu'un de raisonnable à cette époque, je dois l'admettre.
Commençons plutôt par la fin, ce sera plus rapide. Enfin, quand je dis « fin », vous me comprenez.
Je suis assis derrière mon bureau, à prendre soigneusement le temps de choisir chacun de mes mots. Je ne suis pas pressé, j'ai le temps. Ce n'est pas tous les jours qu'on écrit son testament, non. Moi, je crois que j'en écris un environ tous les deux siècles.
Je suis riche. Très riche. Forcément. Tout ce temps passé auprès de mes éphémères compagnons, je commence à les connaître. J'ai commencé dieu, j'ai fini milliardaire. C'est une bonne retraite. Surtout quand on est encore jeune.
Je sais, vous imaginez déjà le jacuzzi avec les nanas à poil et le champagne qui coule à flot. Détrompez-vous. Il y a un temps pour tout. J'ai déjà eu ça dans le passé. On s'en lasse. Bon, le jacuzzi et le champagne n'existaient pas à cette époque, mais c'est la même chose.
J'ai une femme. Une. Je pourrais dire une à la fois, mais cela serait méchant pour elles. Je l'ai choisie parce qu'elle a su se faire une place dans les sujets les plus pointus de la connaissance humaine.
Je sais, vous imaginiez aussi l'immortel accablé par son fardeau, à vivre éternellement dans un monde qui n'a plus rien à lui offrir. Je vais vous dire une chose : le monde change.
Je l'ai vécue, cette longue, très longue période d'ennui, où j'ai voulu mourir un millier de fois plutôt qu'une. J'avais tout essayé à l'époque, avec mes quelques compagnons qui connaissaient mon infortune. J'ai brûlé, je me suis noyé, j'ai été écrasé sous une montagne entière. Tenez, par curiosité, quelques millénaires plus tard, j'ai fait un détour au Nouveau-Mexique. Le Projet Manhattan, vous connaissez ? J'avais la bombe, juste là, devant moi. J'avais ma main posée sur elle, quand elle a explosé. Rien. Pas un bobo. Il a juste fallu me décontaminer et me classer secret defense, puis m'oublier quand j'ai disparu dans la nature. Je crois qu'ils n'ont toujours pas compris comment je me suis évadé, pour l'anecdote.
Tout cela pour dire que le monde change. Je ne m'en suis pas aperçu au début, parce que j'étais un peu idiot et parce que le changement se faisait lentement, mais le monde change. Et quand je m'en suis aperçu, ce fut une nouvelle naissance !
Comment vous narrer le périple ? Comment, d'une Terre immobile faite de quatre éléments, nous en sommes parvenu à un Univers infini où les atomes se scindent ? Comment des premiers symboles gravés avec difficulté dans la pierre, nous en sommes parvenu aux plus grandes oeuvres de la littérature distribuées dans toutes les bibliothèques ? Comment des nourrissons qui meurent en masse nous en sommes parvenu à des enfants qui grandissent tous, ou presque ? Comment des esclaves par nuées nous en sommes parvenu aux droits de l'homme ?
Comment ?
J'ai pu le voir, moi, ce périple. Long. Fastidieux. Assailli de toutes part. Il continue encore, et encore il est assailli. Je l'ai aidé quand j'ai pu.
Ah, je suis las, quelque part. S'il y a une chose qui ne change pas, c'est bien que toutes les tentatives de progresser se heurtent à une féroce opposition. On ne veut pas que le monde change. Si le monde change, c'est pour aller de pire en pire. Toute évolution, toute découverte, n'est qu'hérésie. Non, la Terre ne tourne pas, et qu'importe vos arguments. Non, les animaux n'évoluent pas, cela est écrit. Non, il ne faut pas libérer les esclaves, sinon la société s'effondrerait. Tout va de pire en pire, les jeunes ne respectent plus rien.
Tout le monde a une époque fétiche durant laquelle il aurait aimé vivre. L'Antiquité grecque. La Renaissance. Le Siècle des Lumières. Quelles grandes époques ! Quels grands artistes ! Quels grands penseurs ! Comme j'aurais aimé y vivre ! Mais tout le monde aimerait y vivre comme un citoyen, comme un riche, comme un noble, et oublie les masses illettrées qui souffraient en silence. Vous auriez aimé vivre en esclave, durant l'Antiquité grecque ? Vous auriez pourtant eu plus de chance d'être esclave que riche citoyen et vertueux philosophe. Je vous le dis, vous êtes bien mieux ici, avec vos droits fondamentaux, votre sécurité sociale, et votre retraite financée par l'Etat. Profitez de votre électricité et de votre eau courante, la plupart des hommes n'ont pas eu la chance d'en bénéficier.
Quant à moi, j'attends. Avec le temps, j'ai appris à être patient, à aimer prendre mon temps, à écouter la douce mélodie des secondes qui passent. J'attends pour pouvoir contempler le futur. Quand je pense à lui, je ressens un mélange d'enthousiasme et d'appréhension. Cela me donne des frissons !
Bien sûr, je n'attends pas passivement. Je bouge, je gigote, j'agis autant que je le peux. Ma fortune, en ce moment, je la fais dans les énergies renouvelables, dans l'agriculture bio, dans les technologies de pointe. Une petite partie de mes profits me permettent de me faire ma petite vie douillette, et le reste, je le dédie au soutien des pays défavorisés, ou à la lutte contre la déforestation et contre la disparition des espèces, entre autre.
Parce que s'il y a bien une chose qu'on ne peut pas faire rentrer dans la petite tête de la plupart d'entre vous, c'est que tout est interconnecté, que tout est interdépendant. Vous pensez à trop court terme ! Et en pensant à trop court terme, vous finissez par ne penser qu'à vous-même, par ne voir plus que le bout de votre petit nez. On constate le résultat. C'est normal, quelque part : vous ne vivez pas longtemps, donc vous ne prévoyez pas l'avenir que vous ne verrez pas. Vous répétez « laissons un monde meilleurs à nos enfants », mais vous n'arrivez pas à vous imprégner de tout ce que cela signifie. Il aurait peut-être mieux valu que tout le monde soit immortel.
D'ailleurs, vous en rêvez, d'être immortel. Vous vous répétez que l'immortalité serait un lourd fardeau pour vous rassurer, pour apaiser la peur qui vous tiraille en songeant à votre mort prochaine, mais en vérité, pour la plupart d'entre vous, au fond, vous rêvez d'être immortel. Ce n'est pas pour rien que la plupart des religions promettent aux vertueux un paradis pour l'éternité, ou quelque chose qui y ressemble.
Tenez, regardez, regardez-moi bien, regardez-moi écrire, regardez-moi prendre mon temps sur chacun de mes mots, sur chacune de mes lettres, regardez comme cette phrase est longue, et longue, et dure, et dure, et s'éternise, et gaspille le précieux temps qu'il vous reste avant de mourir.
Tic.
Tac.
Tic.
Tac.
Vous voyez ? Il aurait peut-être mieux valu que vous soyez immortel.
Bon, je ne vous retiens pas plus. Nous avons déjà passé suffisamment de temps ensemble. Je ne lègue rien à personne, puisque je ne suis pas mort, et je vais continuer mon petit bonhomme de chemin, éternel philanthrope qui goûte à la vie à pleine dent. J'abandonne ce petit discours à l'oubli et à la poussière du rayon des oeuvres inconnues. Je doute que cela ait servi à quelque chose, à part à me permettre de tuer le temps, étant donné que ce testament, normalement, ne sera.
Jamais.
Lu. -
#9 06 Mars 2016 21:12:00
DE LA DANGEROSITE DES CHOSES
(attention, un peu de gore)Spoiler (Cliquez pour afficher)
Ce jour-là, il faisait beau, je faisais comme Renaud. J'étais tranquille, j'étais pénard, accoudé au comptoir, le type est entré dans le bar, a gueulé bien fort : "des zombis !!!"
Du coup, tout le monde s'est retourné vers lui. Il était pâle comme un linge, les yeux exorbités, l'air paniqué. Deux trois rires fusèrent. Un gars balança à ses potes : "mais il est fou, lui." Quelques cris, dehors.
Le revenant courut vers moi, attrapa mon col :
- Des zombis, j'te dis ! Sur les yeux d'ma mère que j'les ai vu !
Il fait un pas en arrière, balance à toute la salle :
- On est tous condamné ! Tous !
- Allons allons du calme, que j'lui dis, c'est juste une farce ! Une caméra cachée ou un truc comme ça !
Je jette un oeil à la fenêtre. Il y avait des gens qui couraient, plus de bruit que d'habitude. Une pointe d'inquiétude.
- Putain, crois-moi mec, qu'il m'dit droit dans les yeux, j'les ai vu !
Et v'là qu'il me fait le signe de croix.
- Y... Y... Ils étaient...
- Du calme, du calme. Vous savez quoi ? On va aller voir. Et vous verrez qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter.
- Y... Y...
Il me regardait toujours, collé tout contre moi, comme si j'étais sa mère. Une présence rassurante, quoi. Dehors, c'était toujours le même tapage.
J'me lève, je prend le pauvre gars sous l'épaule, pour le soutenir. Deux trois gars se lèvent aussi, pour suivre le mouvement. J'vais vers la porte, en soutenant le pauvre gars, il tremblotait.
- Des zombiiis... qu'il me dit.
Je sors. Il fait chaud, il y a le Soleil, je plisse des yeux. Je regarde à droite, à gauche, et là :
- Oh putain !
Un zombi ! A pas cinq mètres de moi ! Il lui manque la moitié du crâne, son cou il gigote, à moitié coupé, il est en sang ! Pour sûr qu'c'est un zombi ! Et y en a d'autres, là bas !
J'lâche le pauv' gars, et j'détale, vite. Mais le pauv' gars l'a des ailes, il court derrière moi, "putain putain putain !" qu'il dit.
Je cours, je cours, vite. J'me dis "putain, on est mort ! Y a l'bon Dieu qu'est mort, c'est foutu !"
Je cours, je cours, je respire. Je respire. Je cours. Je... cours... Je respire. Je respire. Je... cours... Je... Je suis essoufflé.
J'me dis "putain, j'suis foutu ! Je suis mort ! Je..."
Je m'arrête, je respire, je suis essoufflé.
"Je suis mort !" que j'me dis, "j'suis foutu ! Les zombis ! Les zombis ! Les..."
Les zombis ?
Je regarde derrière moi, je ne vois personne. Pas de zombis. Je me dis "mais y avait des zombis, non ?"
Je respire un peu mieux, je me redresse, je regarde derrière moi. Je me dis "mais y avait des zombis !"
Je regarde le pauvre gars, il respire un peu mieux lui aussi. Il me regarde, je le regarde, il hausse les épaules. Il y a un autre gars avec nous, il reprend sa respiration, et il hausse les épaules.
On a fait demi-tour, du coup.
On marchait dans la rue, pas longtemps. Le Soleil cognait, il faisait chaud, mais on respirait bien. Rapidement, on entend des "eummmmm", comme des gémissements de zombi dans les films. Et bientôt, on tombe sur des zombis, tout au bout de la rue.
Quelques zombis, une douzaine tout au plus, qui avançaient dans la rue, qui avançaient lentement. Du genre il leur fallait cinq minutes pour faire toute la rue, comme ça, en marchant de travers, sur des pieds qui tiennent pas.
Avec les gars, on s'est regardé, on les a regardé : ils n'avaient plus l'air dangereux quoi. Alors on s'est rapproché.
Il puait, le zombi. Mais du genre, fort, vraiment. Il était juste là, devant moi. Pour pas qu'il me morde, je le tenais à bout de bras, d'un bras, la main sur sa gorge. Il avait pas de force le zombi, il essayait de se rapprocher, ou de mordre mon bras, mais il y arrivait pas. Je le maitrisais sans peine. Je le pousse de mes deux mains, parce qu'un autre zombi se rapproche, et v'là que l'un bouscule l'autre, et qu'ils tombent par terre.
Et là il a un gros type qui arrive avec tout l'arsenal. Le pied de biche, la batte de baseball, le marteau, tout ce qu'il a trouvé, le gars prévoyant en fait, celui qui est prêt à faire la guerre. Il était tout aussi étonné que nous, à se rendre compte qu'un zombi, hé bien, c'est pas dangereux.
On a tous pris une arme, et on les a regardé. Je me sentais fier, un peu comme un héros de film. J'allais casser du zombie. J'ai dis "z'êtes prêts les gars ?", ils m'ont répondu "ouais !", et on a attaqué. Ils n'ont pas su se défendre, patauds qu'ils étaient.
Ce jour-là, il faisait beau, il faisait chaud, il y a eu une invasion de zombis. Il faudrait faire ça plus souvent. -
#10 10 Mars 2016 22:31:08
LE FABRICANT DE CLEFSSpoiler (Cliquez pour afficher)
Dans une maison vivait un fabricant de clefs. Elle était petite cette maison, mais ce n'était pas grave, puisque le pauvre homme ne pouvait pas s'y déplacer. Il était attaché à un mur par un millions de cadenas lui transperçant la chair de son dos. Heureusement, cela ne le faisait pas saigner, cela ne lui faisait même pas mal, mais malgré tout, il était attaché à son mur.
Il passait le plus clair de son temps à fabriquer des clefs. Et quand il en avait fini une, il l'utilisait pour ouvrir un des cadenas qui le retenait. Hélas, il devait faire à chaque fois une nouvelle clef, car chaque cadenas avait une serrure différente.
Cela lui prit une éternité. Mais enfin, un jour, le fabricant de clef ouvrit la dernière serrure. A ce moment-là, un homme entra dans la maison. Il lui dit :
- Je vois que tu as fini. Tu es libre maintenant, fais ce qu'il te plait. Sors de cette maison.
- Mais monsieur, répondit le fabricant, fabriquer des clefs, c'est toute ma vie. Qu'est-ce que je pourrais bien faire d'autre ?
L'inconnu ne répondit rien. Il se contenta de repartir. Le fabricant de clef reprit alors son travail.
Il fabriqua encore plus de clefs, toujours plus de clefs. Comme il n'avait plus de cadenas à ouvrir, il en inventait les formes. Comme elles ne servaient plus à rien, il pouvait bien les faire de la manière qu'il le voulait. Bientôt, elles prirent des formes bizarres, étranges. Certaines ne ressemblaient même pas à des clefs, elles ne ressemblaient même à rien. En fait, elles ne pouvaient servir à rien.
Tout en travaillant, le fabricant de clef se mit à réfléchir. « Mais pourquoi je fais toutes ces clefs, qui n'ont aucune serrure ? ». Mais il se répondait aussitôt : « Tais-toi ! Que pourrais-tu faire d'autre de toute façon ? »
Malgré tout, cette seconde voix devenait de moins en moins forte au fil du temps. L'artisan se demandait de plus en plus « Mais en fait, n'y a-t-il pas autre chose à faire, que de fabriquer des clefs ? » Il continuait tout de même de travailler.
Un jour, toutefois, l'homme fabriqua une clef tellement bizarre qu'elle cassa sous ses yeux. Cela étonna l'artisan. Jamais il ne lui était arrivé de casser une clef. Et pourtant, il cassa celle-ci. En regardant les deux morceaux, il se dit : « Comment ai-je pu casser cette clef ? » Il n'y pensa pas si longtemps que ça. Ce n'était qu'un détail, qu'une anecdote. Le fabricant de clef reprit son travail.
Progressivement, son oeuvre changea. De plus en plus de clefs cassèrent sous ses doigts, de plus en plus n'étaient bonnes qu'à être jetées. Sans compter que la maison était de plus en plus envahie de clef qui n'avaient aucune serrure. Quand le temps fut venu où l'artisan cassait toutes les clef qu'il tentait de fabriquer, il se dit : « Mais pourquoi je fabrique des clefs, si je les casse toutes ? Et pourquoi les fabriquer, si elles n'ont aucune serrure ? »
L'homme leva alors la tête, et regarda la porte d'entrée. L'inconnu lui avait dit qu'il pouvait faire ce qu'il voulait. Et si, en fait, il ne voulait plus fabriquer de clef ?
Finalement, l'artisan se leva, et sortit de la maison. Ce qu'il fit après, me direz-vous ? Hé bien, je ne sais pas. Je suppose qu'il a fait ce qu'il a eut envie de faire.
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