Other Views : la WebSérie

 
    • FrenchDawn

      Doctelecteur

      Hors ligne

      #1 07 Août 2010 22:47:56

      PETITE INTRODUCTION...

      Bon, allez, plouf, je me lance... Il se trouve que l'écriture est une de mes grandes passions et que j'écris ce qu'on appelle des "webséries". En gros, ce sont des histoires basées sur le principe des séries télévisées, avec des personnages récurrents, un "fil rouge" dans l'intrigue, et surtout des épisodes qui, mis bout à bout, forment des saisons...

      Il y a loooongtemps, je fréquentais un forum consacré au sujet, et j'avais un site Web pour diffuser mes modestes créations. Mais je me suis un peu fâchée avec les gens du forum en question (ils se prenaient trop au sérieux à mon goût, en voulant imposer des règles alors que pour moi écrire est avant tout un loisir !) et j'ai fini par renoncer à mon site Web car l'hébergement me coûtait cher. Du coup, mes pauvres textes dorment sur mon disque dur... Je trouve cela dommage dans le sens où, pour moi, une histoire ne prend réellement vie que lorsqu'elle est lue par d'autres yeux que ceux de son auteur !

      Donc en voyant cette section sur le forum, j'ai eu envie de l'alimenter en publiant certains de mes textes... Si vous jugez que ça ne correspond pas trop à ce que vous attendez, n'hésitez pas à me le faire savoir.


      PETITE PRECISION...

      Je publie mes WebSéries sous le "nom de plume" de Miranda Wolf, et je les ai toutes regroupées sous le sigle ODD PRODUCTION dont voici l'emblème :
      <image>

      PETIT RÉSUMÉ DE "OTHER VIEWS" :

      Hantée depuis son enfance par des visions prémonitoires, Lucinda Cartwright possède ce que le commun des mortels appelle le don de double-vue. Mais pour elle, ce don est plutôt une malédiction. Déterminée à ne plus l'utiliser, elle s'est retirée du monde, espérant que cela suffirait à lui garantir une certaine tranquillité. Mais lorsqu'un agent fédéral débarque chez elle pour lui demander de l'aider à retrouver une enfant disparue, Lucinda réalise rapidement que fuir ses vieux démons ne les fera jamais disparaître totalement.
    • FrenchDawn

      Doctelecteur

      Hors ligne

      #2 07 Août 2010 22:51:27

      Other Views

      une WebSérie proposée par Odd Production©



      1.01

      Double Vue




      Décembre 1984

      Dans la classe, les enfants s’activaient gaiement dans le brouhaha le plus complet. Le sapin, posté dans un angle de la pièce, ainsi que les dessins accrochés un peu partout sur les murs, indiquaient que Noël n’était pas loin. L’heure était aux travaux manuels : pour occuper un peu les esprits survoltés de cette armée de bambins, l’institutrice avait décidé de leur faire confectionner une figurine en forme de bonhomme de neige. Tous les élèves avaient adhéré à ce projet. A une exception près…
      Une petite fille était assise tout au fond de la salle, visiblement peu sensible à tous ces préparatifs. Droite sur sa chaise, elle paraissait totalement imperméable au monde qui l’entourait. Et assez curieusement, les autres enfants aussi semblaient ignorer sa présence. Parfois, ils lui lançaient un regard quelque peu interrogateur, mais ça n’allait jamais plus loin. Il y avait quelque chose, dans l’attitude étrangement neutre de cette enfant, qui incitait au respect.
      L’institutrice passait de table en table, pour évaluer l’avancé des travaux. Un sourire flottait sur ses lèvres. Etait-elle amusée par la bonne humeur de ses petits protégés, ou par l’allure clownesque de leurs créations ? Elle n’aurait pas su le dire. Mais elle sentit son sourire se flétrir lorsque ses yeux croisèrent ceux de Lucinda Cartwright.
      Le visage de la fillette ne reflétait aucune émotion particulière. Ni joie, ni tristesse. Rien. La contempler, c’était un peu comme observer le néant : ça donnait le vertige, ça provoquait un irrépressible sentiment de malaise. C’était désagréable. Tout simplement.
      Lucinda Cartwright était pourtant une jolie petite. Ses longs cheveux bruns encadraient un visage pâle comme de la porcelaine ; il y avait une certaine élégance dans ses traits et dans la manière qu’elle avait de se mouvoir.
      Lucinda n’était pas seulement mignonne : c’était aussi la meilleure élève de la classe. Elle était très en avance sur le programme et adorait apprendre, encore et encore. C’était une enfant prometteuse...mais il suffisait pourtant de l’observer durant quelques minutes pour se rendre compte de l’anormalité de son attitude.
      Ce jour-là, c’était encore plus flagrant que d’ordinaire. Le calme de la fillette avait un aspect inquiétant, au milieu de ce joyeux tumulte provoqué par les fêtes de fin d’année.
      L’institutrice s’approcha de la table qu’occupait Lucinda. Le paquet de cotons blancs qu’elle avait distribué à chaque élève au début de l’après-midi, et qui devait constituer le corps du bonhomme de neige, était encore intact.
      « Tu n’aimes pas mon idée ? », demanda l’enseignante.
      En guise de réponse, Lucinda haussa les épaules. L’institutrice ne s’en étonna pas : la petite n’était jamais très bavarde.
      « C’est pourtant amusant, les bonshommes de neige. Tu ne trouves pas ? »
      Nouvel haussement d’épaules.
      Son interlocutrice ne se découragea pas pour autant :
      « Je suis certaine qu’il serait très joli, à côté de ton sapin. Ta maman serait très contente. »
      Enfin, Lucinda se décida à parler. En vérité, elle ne laissa échapper qu’un murmure :
      « Non, ce n’est pas vrai. Maman va être triste. Très triste. »
      Il n’y avait pas véritablement d’émotion dans ce chuchotement ; c’était un constat, rien de plus, mais l’institutrice ne put qu’être intriguée par cette étrange certitude.
      Elle s’agenouilla devant la table pour tenter de capter le regard limpide de sa jeune élève :
      « Pourquoi crois-tu ça, Lucinda ? Personne ne peut être vraiment triste à Noël ! »
      Lucinda releva la tête et fixa son regard dans celui de sa maîtresse. Immédiatement, cette dernière sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine, sans pouvoir s’en expliquer la raison.
      La fillette resta un moment silencieuse, puis elle déclara d’une voix atone :
      « Mon papa va mourir. »
      Alda Thompson crut tout d’abord qu’elle avait mal compris.
      « Lucinda, ne dis pas de bêtises...
      -Il va avoir un accident. Ce soir. »
      L’institutrice se releva vivement ; sans même s’en rendre compte, elle fit un pas en arrière.
      « Ce n’est pas bien de dire de telles horreurs, Lucinda. Pas bien du tout. »
      Sa voix tremblotait beaucoup trop à son goût : elle aurait aimé avoir l’air autoritaire. Ou bien donner l’impression d’être fâchée. Mais en fait, elle était surtout effrayée.
      Lucinda Cartwright haussa à nouveau les épaules.
      « Je savais que vous ne me croiriez pas. Personne ne veut me croire. » Là encore, il n’y avait aucune trace de chagrin dans sa voix. « Mais j’ai vu ce qui va se passer. Il y aura de la pluie. Et de gros éclairs. Il fera nuit, aussi, et...
      -Ca suffit, Lucinda ! Arrête ça ! Tout de suite ! »
      La fillette se figea sur son siège, et les babillements des autres enfants se turent aussitôt. Un silence pesant envahit la salle de classe, et tous les yeux se braquèrent sur l’institutrice. Ce n’est qu’à cet instant précis qu’Alda Thompson réalisa qu’elle venait de crier.
      « Ca va, maîtresse ? », s’enquit un garçonnet aux cheveux roux.
      « Vous êtes toute blanche ! », s’émerveilla une petite fille à lunettes.
      L'enseignante ferma brièvement les yeux :
      « Tout va bien, les enfants. », répondit-elle. « Continuez vos bonshommes de neige. Il faut qu’ils soient finis demain soir. »
      Les enfants mirent quelques secondes avant de reprendre le cours de leurs activités ; Alda n’était pas du genre à s’emporter facilement, et elle se doutait bien que cet éclat de voix les avait perturbés.
      Elle se rapprocha de la table de Lucinda, tout en évitant soigneusement le regard de la fillette. D’un geste sec, elle ouvrit le petit sachet en plastique et versa les boules de coton sur la table :
      « Et maintenant, tu vas faire comme tes camarades. Tu vas confectionner un joli bonhomme de neige, que tu offriras à tes parents. Compris ? »
      Lucinda ne protesta pas, mais elle n’approuva pas non plus.
      Alda se trouva curieusement réconfortée par ce mutisme, mais son impression de malaise ne se dissipa pas pour autant. Elle ne fit même que se renforcer, lorsqu’elle réalisa que, dehors, la pluie s’était mise à tomber.




      De nos jours

      La pluie qui tombait sans discontinuer depuis deux jours avait progressivement transformé le sol en marécage ; il était impossible de faire un pas sans avoir la sensation désagréable de s’enfoncer littéralement dans la boue.
      Lorsqu’il avait quitté la chaleur réconfortante de sa voiture, Mark Seaver avait été submergé par une brusque bouffée d’angoisse. Pour la première fois de sa vie, il avait véritablement eu l’impression de se trouver au milieu de nulle part, et ça n’avait rien de très rassurant pour un homme qui avait passé la majeure partie de son existence dans la jungle urbaine qu’était New York. Ici, il n’y avait rien. Pas de buildings imposants. Pas de touristes pressés. Pas de vendeurs à la sauvette. Juste de vastes étendues herbeuses, des arbres efflanqués…et de la boue, encore et toujours.
      Mark étouffa un juron, tandis que ses chaussures, qu’il avait cirées avec soin le matin même, s’enlisaient dans une flaque fangeuse. A croire que personne, dans ce coin perdu, n’avait encore entendu parler du macadam. Il s’arrêta, prenant le temps d’observer les alentours ; il se trouvait au milieu d’une vaste cour, seulement décorée par des jardinières remplies de fleurs épanouies. Un vieux tracteur un peu rouillé dormait dans un coin, devant une grange délabrée. Il n’y avait aucun signe de vie…à l’exception des volutes de fumée, qui s’échappaient de la cheminée et dessinaient des formes improbables dans le ciel grisâtre.
      A la vue de cette fumée, Mark sortit soudain de son immobilisme ; il y avait quelque chose de motivant, à l’idée qu’il pourrait bientôt se réchauffer devant un feu accueillant. Avec un peu de chance, qui sait ? Peut-être aurait-il droit à un café plus buvable que cette mixture infâme qu’on lui avait servi au motel !
      Il se tourna vers sa voiture et actionna la télécommande pour verrouiller les portières ; c’était une précaution très certainement inutile, dans cette partie du monde, mais il ne se serait pas senti tranquille s’il ne l’avait pas fait. Enfin, il reprit sa marche, gauchement, tout en grimaçant inconsciemment à chaque foulée. Déjà, ses chaussures de ville ne ressemblaient plus à rien. Il songea, un peu tard, qu’il aurait certainement mieux fait de se munir de baskets.
      En plus d’être boueux, le terrain était glissant, et Mark faillit chuter à plusieurs reprises. Il fut donc plutôt soulagé lorsque, enfin, il atteignit sa destination. Avant d’actionner la sonnette, il se pencha pour mesurer l’étendue des dégâts : ses mocassins n’étaient pas les seuls à avoir soufferts des conditions climatiques ; le bas de son pantalon était lui aussi maculé de boue. Il se promit intérieurement de massacrer le premier quidam qui oserait vanter devant lui les charmes de la campagne, et les bienfaits du "retour à la nature".
      Il se décida finalement à appuyer sur la sonnette. Une minute passa, durant laquelle la porte resta obstinément close. Il sonna à nouveau, avec plus d’insistance. Sans résultat. Se laissant gagner par l’impatience, il tambourina alors à la porte, dans l’espoir d’obtenir davantage de succès. En vain.
      Il recula, légèrement indécis. La fumée qui sortait de la cheminée paraissait maintenant le narguer. Il passa en revue les fenêtres qui trouaient la façade de la ferme ; elles étaient toutes occultées par d’épais rideaux, qui rendaient toute tentative d’espionnage impossible. Pourtant, Mark était convaincu qu’il y avait quelqu’un, là-dedans. Quelqu’un qui n’avait tout simplement pas envie de lui ouvrir.
      Il plongea la main à l’intérieur de sa veste, pour y attraper son porte-carte, puis il se ravisa ; c’était une technique somme toute trop professionnelle, et surtout trop agressive. Il était venu là pour demander de l’aide, pas pour jouer la carte de l’intimidation. D’un autre côté, la perspective d’attendre ainsi sous la pluie qu’on veuille bien lui ouvrir ne l’enthousiasmait pas plus que ça. Encore hésitant, Mark entreprit de revenir vers sa voiture ; c’est alors qu’il se figea.
      A quelques mètres de lui, se trouvait un majestueux cheval à la robe noire ; surpris par cette rencontre, Mark fit machinalement trois pas en arrière. Mais ce mouvement hâtif, associé au caractère glissant du terrain, eut une conséquence malheureuse : avant même de s’en rendre compte, Mark dérapa, perdit l’équilibre…et se retrouva à terre.
      Il se remit debout péniblement, en égrainant toute une série de mots qui résumaient à merveille ce que lui inspirait la situation ; cette fois, c’était certain, son costume était fichu. Il secoua vainement les mains, pour chasser la boue qui lui engluait les doigts, puis il fixa enfin son attention sur le cheval. Et sur sa cavalière. Car, bien entendu, le pur-sang n’était pas arrivé là tout seul.
      Conscient du comique de la situation, Mark s’était attendu à trouver une lueur d’amusement dans les yeux de la jeune femme qui lui faisait face. Pourtant, il n’en était rien. Elle semblait terriblement sérieuse, peut-être même contrariée. Tout, dans sa physionomie, indiquait une gravité rare, inhabituelle et troublante.
      « Je crois que je ne suis définitivement pas fait pour la campagne. », risqua-t-il en guise de préambule.
      Il n’aimait pas trop la manière dont cette femme le dévisageait ; son attitude n’était pas franchement hostile, mais il la sentait sur la défensive.
      Son interlocutrice ne broncha pas ; même son cheval semblait méfiant.
      « Belle bête. », compléta Mark en désignant l’équidé.
      Le compliment, par ailleurs plutôt maladroit, tomba à plat. Devinant que toutes ses tentatives d’engager la conversation connaîtraient le même échec, Mark choisit d’en venir aux faits.
      « Vous êtes Lucinda Cartwright ? »
      Au lieu de répondre, la jeune femme descendit habilement de sa monture ; malgré le temps épouvantable, elle ne portait qu’un pantalon en jean, rentré dans des bottes d’équitation qui lui montaient aux genoux, et une chemise blanche.
      « Qu’est-ce que vous me voulez ? », demanda-t-elle enfin, confirmant indirectement son identité.
      Cette fois, l’animosité était flagrante. Il s’était attendu à ce qu’elle lui demande son nom, mais tout ce qui lui importait, visiblement, était de connaître les motifs de sa venue. Mark se sentit franchement désarçonné par cette attitude.
      « Alors ? », reprit-elle avec insistance, agacée par son mutisme. « Dites-moi ce qui me vaut la visite d’un agent fédéral. »
      Mark la considéra avec une stupéfaction qu’il ne chercha même pas à dissimuler :
      « Comment avez-vous… ?
      -C’est plutôt facile à deviner. Votre voiture a une plaque gouvernementale. Et ce holster que vous portez sous votre veste n’est pas des plus discrets. Sans parler de votre costume, et de ce qui reste de vos chaussures. Vous pourriez aussi bien vous faire tatouer "F.B.I." sur le front. »
      Curieusement, Mark se sentit soulagé par cette réponse. Et quelque peu irrité par le ton agressif de Lucinda Cartwright.
      « Est-ce qu’il serait possible de poursuivre cette conversation dans un environnement moins…humide ? », hasarda-t-il en tentant de ne pas montrer son énervement.
      Lucinda Cartwright ancra son regard dans le sien :
      « Non. », répondit-elle. « Et d’ailleurs, la conversation n’ira pas plus loin.
      -Vous ne savez pas encore de quoi il retourne…
      -J’en sais suffisamment pour vous dire que je ne suis pas intéressée. », répliqua-t-elle.
      Empoignant la bride de son cheval, elle entreprit de s’éloigner, indifférente à la pluie, dont la violence avait brusquement redoublé.
      N’ayant plus rien à craindre pour son costume, Mark lui emboîta le pas avec détermination.
      « Prenez au moins la peine d’écouter ce que j’ai à vous dire ! », plaida-t-il.
      Elle resta parfaitement indifférente et se contenta de mener le cheval jusqu’à une écurie ; Mark pénétra à sa suite dans le bâtiment, pour découvrir que le pur-sang n’était pas le seul locataire des lieux. Quatre autres chevaux, tout aussi superbes, se trouvaient également là.
      Lucinda Cartwright délivra sa monture de sa selle et de ses étriers, avant de refermer la porte du box qui l’accueillait.
      « Je n’ai aucune envie de vous écouter, et rien ne peut m’obliger à le faire. », lui lança-t-elle.
      Mark retint à grand peine un soupir d’exaspération.
      « Mademoiselle Cartwright, vous ne…
      -Vous voudriez que je vous aide dans une enquête, et la réponse est non. J’ai tourné la page. Je ne souhaite plus collaborer avec la Police, fédérale ou pas. Au revoir. »
      Elle allait sortir de l’écurie lorsque Mark l’agrippa par le bras pour la forcer à s’arrêter ; elle se dégagea, furieuse, mais les mots qu’elle s’apprêtait à jeter à la figure de son interlocuteur ne franchirent pas ses lèvres. Mark Seaver brandissait devant lui le visage souriant d’une jolie fillette afro-américaine, qui ne devait guère avoir plus de dix ans.
      « Ce n’est pas moi qui ai besoin d’aide. C’est elle. »
      Mark savait qu’il venait de jouer sa dernière carte. Lucinda Cartwright resta un instant interdite, comme figée, puis elle avança une main hésitante, pour effleurer la photographie. Pourtant, elle cessa son geste avant que ses doigts ne touchent le papier glacé.
      « Vous n’avez pas le droit. », déclara-t-elle. « C’est…déloyal. »
      Il n’y avait pourtant plus de colère dans sa voix. Ni même dans son regard. En vérité, ses yeux demeuraient fixés sur le cliché.
      « Vous avez raison sur un point. », lui accorda l’agent fédéral. « Je ne peux pas vous obliger à m’aider. Mais avant de prendre une décision, vous devriez me laisser vous en apprendre un peu plus sur cette petite fille. »
      Brutalement, toute l’arrogance de Lucinda Cartwright parut s’effondrer. Elle ferma brièvement les yeux, à la manière de quelqu’un qui chercherait à chasser un mal de tête persistant, puis elle laissa échapper, d’une voix étrangement dépourvue d’émotions :
      « C’est d’accord. Je vais vous écouter. »

      Franchir le seuil de la ferme qu’habitait Lucinda Cartwright, c’était un peu comme monter à bord d’une machine à remonter le temps. La propriétaire des lieux n’était visiblement pas une adepte de la modernité et du confort ; les meubles étaient anciens, et la pièce principale faisait à la fois fonction de cuisine, de salon et de salle à manger. Par pure habitude, Mark passa mentalement la pièce en revue, pour découvrir qu’elle n’abritait aucun téléviseur.
      « Allez vous laver les mains. », suggéra Lucinda. « La salle de bain est dans le couloir. Première porte à gauche. »
      Vue de l’extérieure, la ferme paraissait immense ; mais l’intérieur, lui, était relativement restreint. Mark n’eut donc aucun mal à trouver la salle d’eau ; lorsqu’il la rejoignit, à peine cinq minutes plus tard, Lucinda Cartwright était occupée à poser une bouilloire sur le feu. Il l’observa un moment, sans rien dire. Bizarrement, elle semblait tout à fait à sa place, dans cet univers désuet.
      Mark n’aimait pas trop ce silence, beaucoup trop parfait à son goût. Il se décida donc à reprendre la parole :
      « Votre maison est charmante. », déclara-t-il.
      Lucinda Cartwright lui lança un regard appuyé :
      « Vous n’en pensez pas un mot. », affirma-t-elle. « Et d’ailleurs, ce n’est pas ma maison. Cet endroit ne m’appartient pas. Je ne fais que vivre ici, en l’absence du propriétaire des lieux.
      -Nous avons eu du mal à retrouver votre trace. », annonça Mark.
      « Je ne suis pas une adepte de la sédentarité. », répondit-elle seulement.
      « Vous avez pourtant passé plus de vingt-sept ans à New York…
      -Le monde change, de même que les goûts. Vous ne croyez pas ? »
      Mark sentait d’instinct que cette réponse toute faite n’avait pas grand-chose à voir avec la réalité, mais il jugea préférable de ne pas protester. La bouilloire laissa échapper un long sifflement, et Lucinda la retira prestement du feu, pour verser l’eau dans deux mugs tout aussi rustiques que la ferme elle-même.
      Elle tendit l’une des tasses à l’agent fédéral :
      « C’est Robert Parish qui vous envoie, pas vrai ? »
      Mark tressaillit, et le mug faillit lui échapper des mains.
      « Ne vous fatiguez pas à me demander comment je le sais. », intervint Lucinda.
      Son ton était tranchant, et il choisit d’obtempérer.
      « L’enfant dont je vous ai montré la photographie est sa petite-fille. », énonça-t-il. « Elle s’appelle Annie, elle vient de fêter ses neuf ans…et cela fera deux semaines demain qu’elle a disparu. »
      Lucinda enregistra ces renseignements sans manifester la moindre réaction.
      « Robert Parish est convaincu que vous pouvez nous aider à retrouver Annie. Nous n’avons aucun élément susceptible de faire avancer l’enquête. Pas d’indices, pas de témoins, rien. » Mark s’interrompit, afin de laisser à son interlocutrice la possibilité d’intervenir. Mais Lucinda Cartwright demeura muette. « En fait, ajouta-t-il, notre problème, c’est que nous avons trop de suspects potentiels. Robert Parish ne manque pas d’ennemis, comme vous devez l’imaginer… C’est d’ailleurs pareil pour son fils, Daren. C’est un avocat brillant, qui aime s’attaquer aux gros dossiers…mais il ne gagne pas à tous les coups. »
      Enfin, Lucinda réagit :
      « Vous pensez que c’est une vengeance ? »
      Mark eut l’impression qu’il y avait comme une note d’étonnement dans cette question.
      « C’est l’hypothèse la plus évidente. », répondit-il.
      Lorsqu’il rencontra son regard, il sut que, pour une obscure raison, Lucinda Cartwright était loin de partager cet avis.
      « Puis-je revoir la photo ? », questionna-t-elle seulement.
      Mark lui tendit le cliché ; elle s’en empara avec précaution, comme si elle redoutait ce qu’elle allait y voir. Un vague sourire se dessina sur son visage, mais il disparut dans la seconde suivante, et Mark se demanda s’il ne l’avait tout simplement pas inventé.
      « Cette photographie a été prise le jour de son anniversaire. », reprit-il. « Soit un mois avant sa disparition. »
      Lucinda Cartwright s’était assise près du feu, le regard rivé sur le visage d’Annie Parish.
      « Annie a disparu à la sortie de l’école ; la jeune fille au pair qui devait venir la chercher était en retard, à cause d’une crevaison. Elle a prévenu l’institutrice, pour lui dire de surveiller Annie jusqu’à ce qu’elle arrive. Mais quand l’enseignante est sortie dans la cour, Annie n’était déjà plus là. Personne ne l’a revue depuis. »
      Mark avait un peu l’impression de monologuer ; Lucinda ne prêtait aucune attention visible à ses propos. Enfin, elle finit par détacher son regard de la photo.
      « Vous faites fausse route. », annonça-t-elle posément. « La vengeance n’est pas le mobile. »
      Mark venait tout juste d’avaler une gorgée de thé quand elle fit cette déclaration, et il manqua de s’étrangler sous l’effet de la stupéfaction :
      « Quoi ? Comment ça ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
      -Vous avez parfaitement compris. Il n’y a aucune vengeance là-dessous. »
      Mark posa son mug à moitié plein sur une petite table basse, tout en s’efforçant à rester calme.
      « Et d’où tenez-vous ça ?
      -Vous savez très bien que je ne peux pas vous l’expliquer. Puisque c’est Robert Parish qui vous a demandé de me contacter, je suppose qu’il vous a dit en quoi consistaient mes…compétences, du temps où j’étais consultante pour la police. » Mark se contenta de répondre par un très vague signe de tête, et cette fois, un sourire se dessina effectivement sur les lèvres de Lucinda Cartwright : « Evidemment, vous ne l’avez pas cru. Et vous ne le croyez toujours pas. Inutile de le nier. Vous empestez le scepticisme à plein nez. Vous n’êtes venu ici que pour répondre aux exigences de Robert Parish. Et pour obéir aux ordres qu’on vous a donnés. »
      Mark se passa une main sur le visage, dans l’espoir incertain de chasser la migraine qui menaçait :
      « D’accord, d’accord. Je suis sceptique, je l’avoue. Mais tous les agents fédéraux ne s’appellent pas Fox Mulder, figurez-vous.
      -Je ne suis pas sûre de comprendre l’allusion…
      -Vous ne regardez donc jamais la télévision ?
      -Non. », répondit-elle sèchement. « Et si vous pouviez éviter de me dévisager de cette manière, ça m’arrangerait assez. »
      Mark avait tenté de dissimuler son ébahissement, en pure perte.
      « Bien… Reprenons : vous dites que notre hypothèse de départ est fausse, c’est bien ça ? »
      Lucinda Cartwright acquiesça sans rien dire.
      « Admettons que vous ayez raison, et que nous ayons tous tort… Alors dites-moi : quel serait le véritable mobile du kidnappeur ?
      -Tout ce que je peux vous dire, c’est que ça n’a rien à voir avec la haine. »
      Nous voilà bien avancés, songea Mark.
      « Vous n’avez rien de plus précis ? », formula-t-il à voix haute.
      Lucinda secoua la tête :
      « Pas pour le moment. Mais…
      -Mais quoi ? Qu’y a-t-il d’autre ?
      -J’avais déjà vu cette enfant.
      -Vraiment ? Robert Parish ne m’en a rien dit…
      -Parce qu’il l’ignore. En fait, cela fait plusieurs nuits que je rêve d’elle. Dans mon rêve, elle est enfermée dans une sorte de cage ; elle y est assise, ses mains s’accrochent aux barreaux, mais elle ne crie pas, elle est étrangement calme… Comme résignée. » Elle récupéra la photographie, qu’elle tendit simplement à Mark : « Jusqu’à aujourd’hui, j’ignorais son identité.
      -Mais vous avez su que c’était Robert Parish qui m’envoyait…
      -Je vous ai dit que je ne pouvais pas l’expliquer. », répondit-elle en s’autorisant un autre sourire, tout aussi fantomatique que les précédents. « J’ai souvent pensé à lui ces derniers jours, sans savoir pourquoi. Et son nom m’est revenu brutalement à l’esprit, quand vous m’avez montré cette photo. »
      Mark jeta un nouveau coup d’œil fugitif à ce cliché qu’il aurait pourtant pu décrire par cœur ; la petite Annie était assise devant un énorme gâteau sur lequel était plantée une bougie presque aussi gigantesque. Elle adressait au photographe un sourire radieux, quoi qu’un peu timoré.
      Il rangea la photo de son portefeuille, s’efforçant de chasser de son esprit les sinistres statistiques qui prédisaient qu’une personne disparue depuis plus de 72 heures avait peu de chances d’être retrouvée vivante.
      Il fixa à nouveau son attention sur son interlocutrice :
      « Robert Parish souhaite que vous collaboriez pleinement à l’enquête. », lui annonça-t-il. « Il voudrait que le Bureau reprenne les investigations depuis le début, à votre manière.
      -Et vous avez accepté ? »
      Lucinda Cartwright paraissait réellement étonnée.
      Mark secoua les épaules :
      « Comme je vous l’ai dit, nous n’avons aucune piste à privilégier. Nous n’avons rien à perdre.
      -Le fait que Robert Parish soit un homme influent n’a rien à voir là-dedans, je présume ? »
      Mark passa une main dans ses cheveux ; décidément, les remarques incisives de son interlocutrice commençaient à l’agacer sérieusement.
      « Robert Parish pense que votre aide peut nous être utile, et nous avons choisi de lui faire confiance. C’est aussi simple que ça. », répondit-il en s’obligeant à rester courtois.
      Lucinda demeurait sceptique, mais elle n’insista pas. A vrai dire, elle semblait surtout soucieuse :
      « Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée. », se risqua-t-elle enfin.
      « Que voulez-vous dire ? », questionna Mark.
      « J’ai tiré un trait sur tout ça. », répondit-elle. « Les enquêtes, je veux dire…
      -Ce ne serait que pour une fois. Vous venez avec moi à New York, vous rencontrez les Parish, vous faites…euh…ce que vous devez faire, et ça s’arrête là. Il va sans dire que vos frais seront intégralement pris en charge par le Bureau, et que…
      -Je me fiche de l’aspect financier. », rétorqua-t-elle vertement.
      « Alors quoi ? Vous avez peur d'échouer ? »
      C’était une question remplie de provocation, et Mark regretta aussitôt de l’avoir posée. Pourtant, Lucinda ne s’en offusqua pas, et il se demanda si elle avait seulement entendu ce qu’il venait de dire.
      « J’accepte. », finit-elle par déclarer d’un ton las. « Mais que ce soit bien clair : sitôt que l’affaire sera terminée, vous oubliez mon existence, compris ? Et mon nom ne devra figurer nulle part, dans aucun de vos dossiers. »
      Mark fut un peu étonné par cette exigence, mais il accepta néanmoins la condition.

      Lucinda Cartwright détestait la foule. Et il n’était pas nécessaire d’être devin pour s’en rendre compte : elle n’avait pas prononcé un mot depuis leur descente de l’avion, et les regards qu’elle jetait autour d’elle ne reflétaient pas vraiment la tranquillité d’esprit.
      Ils récupérèrent leurs valises –celle de Lucinda était en fait un banal sac à dos– et gagnèrent le parking de l’aéroport. L’environnement était plus calme, et la jeune femme parut se détendre quelque peu. Mark remarqua malgré tout qu’elle était très pâle.
      « Tout va comme vous voulez ? », lui demanda-t-il.
      Elle hocha la tête mais demeura silencieuse.
      « Je vais vous déposer à votre hôtel. », décida-t-il. « Vous pourrez vous reposer pendant deux ou trois heures, et ensuite…
      -Non. », l’interrompit-elle. « Je veux dire… Ce ne sera pas nécessaire. Je ne suis pas fatiguée.
      -Désolé de vous contredire, mais vous avez l’air exténuée…
      -Je me sens parfaitement bien. », contra-t-elle avec véhémence. « Alors contentez-vous de me conduire chez les Parish, d’accord ?
      -Comme vous voudrez. Je cherchais seulement à être aimable. Vous devriez essayer, un jour.
      -Si mon caractère vous pose un problème, je peux toujours prendre un taxi. », répliqua-t-elle.
      Mark s'obligea à ignorer cette remarque ; il avait vaguement conscience que le silence restait sa meilleure arme face à la mauvaise humeur de sa compagne.
      Le trajet menant à la maison des Parish leur prit précisément trente-sept minutes, et à aucun moment Lucinda Cartwright ne sortit de son mutisme. Elle se contenta de regarder les rues défiler, derrière les vitres légèrement teintées de la voiture. Mark faillit plusieurs fois lancer une ébauche de conversation, puis il préféra simplement allumer la radio, pour mettre un peu d'ambiance dans l'habitacle. Il n'avait jamais beaucoup aimé le silence.
      Finalement, il coupa le moteur et désigna d'un signe de tête la façade blanche d'une maison moderne et élégante :
      « Voilà, nous y sommes. »
      Lucinda acquiesça vaguement, sans pour autant dire un mot. Elle sortit du véhicule, mais elle resta un moment immobile, les yeux rivés sur la grande balançoire rouge qui jouxtait la maison. Puis, enfin, elle se décida à pousser le portail qui séparait le jardin de la route.
      Au même instant, la porte de la maison s'ouvrit en grand, sur un Afro-Américain aux cheveux poivre et sel ; l'homme allait sur ses soixante-dix ans, mais il paraissait encore étonnamment alerte et vif.
      Pour l'heure, un sourire accueillant, et pourtant empreint de gravité, éclairait son visage. Lucinda avait stoppé sa marche, et ils restèrent un moment figés, avant que l'homme ne se décide à aller à la rencontre de ses visiteurs.
      « Lucinda. Merci d'être venue. Merci du fond du coeur. Vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureux de vous voir...même si j'aurais préféré que ce soit en d'autres circonstances. »
      Ils échangèrent une poignée de main, puis Robert Parish recula d'un pas, pour mieux scruter le visage de Lucinda :
      « Je sais que vous auriez préféré ne jamais revenir ici, mais vous êtes réellement notre dernier espoir. Le FBI a fait ce qu'il pouvait. », ajouta-t-il à l'intention de Mark. « Mais leurs investigations n'ont obtenu aucun résultat, et les heures défilent à une vitesse alarmante. Vous comprenez... Je ne connais que trop bien les statistiques. J'ai vu passer tellement d'affaires semblables...et le dénouement en était rarement joyeux... » Robert Parish luttait visiblement pour affermir sa voix : « Vous êtes mon joker, Lucinda. Et celui d'Annie.
      -Je vous promets de faire tout mon possible pour la retrouver, Bob. », répondit l'intéressée.
      Parish acquiesça vaguement avant de poursuivre :
      « Mon fils et ma belle-fille sont à l'intérieur. Il va sans dire qu'ils répondront à toutes les questions que vous serez amenée à leur poser. » Il marqua une pause : « Surtout, ne vous souciez pas du cadre légal. Vous aurez le statut de consultante officielle, jusqu'à ce que l'enquête soit terminée...et qu'Annie soit retrouvée. L'agent Seaver sera en quelque sorte votre...équipier, et il vous apportera toute l'aide dont vous aurez besoin. Est-ce que vous avez des questions ?
      -Est-ce que je pourrais voir la chambre d'Annie ? »
      Robert Parish s'était certainement attendu à un autre type d'interrogation, mais il se remit rapidement de son étonnement :
      « Bien sûr. J'allais vous le proposer. »

      Dernière modification par FrenchDawn (07 Août 2010 22:54:13)

    • FrenchDawn

      Doctelecteur

      Hors ligne

      #3 07 Août 2010 22:52:04

      La chambre d'Annie Parish ressemblait un peu à un cocon. Un cocon douillet et rassurant, aux couleurs chaleureuses. La moquette était assortie au papier peint, qui lui-même se mariait parfaitement aux rideaux et au couvre-lit. Des jouets étaient dispersés aux quatre coins de la pièce, donnant l'illusion qu'Annie allait surgir d'une seconde à l'autre dans un éclat de rire.
      « Je sais que je devrais ranger. », intervint Sandra Parish. « Mais... Je ne peux pas. Pas encore. »
      La mère d'Annie était une belle femme, aux allures de mannequin. Elle dissimulait sa douleur et son inquiétude avec beaucoup de dignité. Son mari la tenait fermement par la main, comme s'il craignait de la voir disparaître, elle aussi.
      Daren Parish était plus grand que son père, mais en-dehors de cela, les deux hommes se ressemblaient de manière troublante. Même front large, même menton volontaire, même regard impénétrable... Il aurait été facile de les prendre pour deux frères.
      Posté à l'entrée de la petite chambre vide, Mark Seaver observait avec une certaine curiosité le manège auquel se livrait celle qui serait, pour un temps, sa coéquipière.
      Lucinda Cartwright se trouvait au milieu de la pièce et paraissait tout passer en revue. Ses yeux détaillaient chaque détail, chaque objet, et elle-même se déplaçait avec lenteur, effleurant parfois les meubles du bout des doigts. Elle ouvrit une armoire, écarta quelques cintres, avant de se poster pendant quelques secondes derrière la fenêtre. Finalement, elle s'approcha d'un miroir, posté dans un coin, et orné de gros stickers en forme de fleurs. Elle demeura un moment immobile, puis, doucement, elle posa la paume de sa main sur la glace.

      Dans un premier temps, Lucinda ne vit rien d'autre que sa propre image, reflétée par le miroir.  Puis, brusquement, une sorte de décharge électrique se propagea le long de sa colonne vertébrale, et tout changea.
      Ce n'était plus son visage que lui renvoyait la glace, mais celui de la petite Annie Parish. Elle ne ressemblait plus vraiment à la fillette qui souriait au photographe, devant son gâteau d'anniversaire. Ses traits, son regard, tout en elle exprimait une réelle gravité, une gravité si forte qu'elle en devenait douloureuse. Ses yeux ne riaient plus. Ne pétillaient plus. Ils étaient...comme morts. Lucinda se força à rejeter cette dernière pensée. Elle se refusait à admettre qu'elle était en train de contempler un spectre. Mais en même temps, elle sentait que la mort n'était effectivement pas loin, qu'elle rôdait autour d'Annie, qu'elle se promenait dans cette chambre, et qu'elle s'apprêtait à contaminer l'atmosphère.
      Lucinda aurait voulu rompre le lien qui l'unissait désormais à ce miroir, et par-delà même à Annie, mais elle était comme figée, incapable de bouger, de penser, de reprendre le contrôle de ses muscles, de son corps, de son esprit.
      Puis, soudain, tout s'arrêta.

      Lucinda ne put retenir un cri, qui marquait tout à la fois la douleur et la surprise. Ses jambes la soutenaient à peine, et elle manqua de tomber. Elle s'obligea à se concentrer sur sa respiration, et elle parvint finalement à se recentrer sur la réalité.
      Mark Seaver se tenait devant elle, l'air franchement alarmé.
      « Est-ce que vous vous sentez bien ?
      -Qu'est-ce que vous avez fait ? », rétorqua-t-elle.
      Elle aurait souhaité que sa voix soit un peu plus ferme.
      L'agent fédéral parut un peu déstabilisé par la question :
      « Rien... Je...
      -Vous m'avez bien touchée, non ?
      -Vous aviez l'air...bizarre. J'ai essayé de vous parler, vous n'avez pas répondu, et...oui, je vous ai touché l'épaule. Mais je...
      -Ne refaites plus jamais ça. », lui ordonna-t-elle.
      « Je voulais juste vérifier que vous alliez bien. », répliqua-t-il. « Vous donniez l'impression d'avoir...je ne sais pas... Une sorte de...crise...
      -Il a raison. », intervint Robert Parish. « Vous n'aviez vraiment pas l'air bien. Est-ce que... Est-ce que vous avez vu quelque chose ? »
      Lucinda se passa une main sur le front, et elle se rendit compte qu'elle était en sueur.
      « Je ne suis pas certaine...
      -Lucinda... Si vous avez vu quelque chose...même si c'est quelque chose de terrible... Vous devez me le dire. S'il vous plaît.
      -C'était très confus, Robert. »
      Robert Parish soupira, mais il n'insista pas.
      Lorsque Lucinda reprit la parole, ce fut pour poser une question qui ne manqua pas de surprendre Mark Seaver :
      « Est-ce que vous pourriez sortir ? J'aurais besoin de rester seule pendant quelques minutes... »
      Mark ouvrit la bouche pour manifester son étonnement, mais Robert Parish le devança :
      « Aucun problème. Nous vous attendrons au salon. Prenez votre temps. » L'ancien magistrat posa une main amicale, mais néanmoins autoritaire, sur l'épaule de Mark : « Venez, agent Seaver. Pendant ce temps-là, nous pourrons faire le point sur les vérifications que vos collègues du Bureau devaient effectuer... »
      A contre-coeur, Mark se laissa entraîner hors de la pièce. Lorsqu'il jeta un dernier regard à l'intérieur de la chambre, il aperçut Lucinda Cartwright, assise sur le lit d'Annie Parish, une main posée sur un énorme lapin en peluche, qu'on avait placé sur l'oreiller de la fillette.
      Robert Parish surprit son regard :
      « Vous vous demandez pourquoi j'ai absolument tenu à ce qu'elle intervienne dans l'enquête, n'est-ce pas ? », lui demanda-t-il dans un demi-murmure.
      Mark eut un mouvement d'épaules indécis :
      « Je sais qu'elle a longtemps collaboré avec la Police de New York, et je ne remets pas votre confiance en doute, mais...
      -Lucinda est notre meilleure chance, agent Seaver. Je sais qu'elle se comporte parfois de manière assez...déstabilisante, mais essayez de voir au-delà.
      -Qu'est-ce que vous voulez dire ? »
      Robert Parish se fendit d'un sourire :
      « Je suis persuadé que vous comprenez. Lucinda n'a jamais été très sociable. Pas par choix, ou par goût, mais par nécessité. Ce qu'elle est, ce qu'elle sait faire, ce qu'elle voit... Tout cela fait d'elle quelqu'un de...particulier. Mais ça n'a pas d'importance. Lucinda Cartwright est quelqu'un de bien, agent Seaver. Et c'est ça qui compte réellement.
      -Pourquoi a-t-elle quitté New York ? Est-ce parce qu'elle a eu des ennuis ? »
      Le sourire de Robert Parish s'altéra un peu, et il secoua la tête :
      « Ce n'est pas à moi de vous en parler. Posez-lui la question, et elle vous répondra, si elle en a envie. Et si elle vous fait suffisamment confiance. »

      Il s'était écoulé une demi-heure lorsque Lucinda Cartwright rejoignit enfin le salon.
      « Pourquoi ne m'avez-vous pas dit qu'Annie était malade ? »
      Elle avait formulé la question sur un ton tranchant et accusateur, et Mark devina que c'était à lui que l'interrogation s'adressait en premier lieu.
      « Je n'y ai pas pensé...
      -Vous êtes sûr ? », l'interrompit-elle vivement. « Ce ne serait pas plutôt un de vos pseudo-tests à la noix ? »
      Mark en fut estomaqué :
      « Vous êtes parano. », souffla-t-il.
      Robert Parish se leva pour apaiser la tension ambiante :
      « Je suis persuadé que cette omission n'est pas volontaire. L'agent Seaver n'a simplement pas vu l'utilité de vous communiquer ce détail... Annie était juste grippée, vous savez. Rien d'autre. »
      Lucinda démentit aussitôt :
      « Non. Vous vous trompez. Ce qu'elle a est plus grave. Beaucoup plus grave. », ajouta-t-elle en se tournant vers les parents d'Annie. « Annie a passé beaucoup de temps dans son lit, ces dernières semaines.
      -C'est exact. », admit Daren Parish. « Mais c'était seulement une mauvaise grippe, qui avait du mal à passer. Rien de dramatique, vraiment...
      -Elle a eu beaucoup de fièvre, n'est-ce pas ?
      -Oui... », répondit timidement Sandra Parish. « Mais elle commençait à aller mieux, quand elle a... Enfin... Quand on l'a enlevée... »
      Elle avait prononcé cette dernière phrase du le bout des lèvres, comme si elle se refusait encore à admettre la vérité.
      « A-t-elle été hospitalisée récemment ?»
      Mark avait du mal à comprendre ce que signifiait l'insistance de Lucinda Cartwright. En revanche, il percevait clairement l'impatience et l'exaspération du père de la petite fille :
      « Non. », répondit-il. « Non, Annie n'a jamais été hospitalisée, pas même pour une appendicite. C'est une enfant en parfaite santé. Et vous êtes là pour nous aider à la retrouver, pas pour nous soumettre à un interrogatoire sur son état de santé.
      -Daren ! Je t'en prie ! », aboya Robert Parish.
      « Votre fille est malade. », poursuivit Lucinda. « Je suis navrée de vous dire ça en de pareilles circonstances, mais c'est grave. Extrêmement grave, même. »
      Elle paraissait imperturbable, presque hors d'atteinte, et Mark se sentit obligé d'admirer son détachement.
      Daren Parish se leva vivement, les poings serrés :
      « Ma fille a été enlevée! », hurla-t-il alors que sa femme fondait en larmes. « Elle est probablement triste, effrayée, terrifiée...mais elle n'est pas malade !
      -Monsieur Parish...
      -Taisez-vous ! Vous savez ce que vous êtes ? Une sorcière ! Une foutue sorcière !
      -Daren ! Ca suffit, maintenant ! »
      Daren Parish jeta à son père un regard empli de hargne :
      « Si tu veux vraiment aider Annie, alors oublie les boules de cristal. », lança-t-il avant de sortir de la pièce dans un coup de vent.
      La porte d'entrée claqua moins de trente secondes plus tard, et Sandra Parish quitta à son tour le salon, le visage ravagé par les larmes.
      « Je suis navré, Lucinda. », intervint Robert Parish. « Je demanderai à Daren de vous faire des excuses, quand il sera calmé...
      -Ce n'est rien. Je vous assure.
      -Vous dites qu'Annie est gravement malade... De quoi souffre-t-elle ?
      -Je ne suis pas médecin, Robert. Mais je sais seulement qu'elle a besoin d'être soignée. Et vite.
      -Il faudrait d'abord qu'on la retrouve, pour ça. », nota Mark.
      Lucinda Cartwright lui lança un regard venimeux :
      « Je sais, merci.
      -Je n'en avais pas après vous. », plaida-t-il. « C'était...une réflexion d'ordre général. Rien d'autre. »
      Elle ne releva pas, et il se dit qu'elle n'y croyait probablement pas.
      « J'ai besoin que vous répondiez encore à une question, Robert... »
      L'homme hocha vaguement la tête pour donner son consentement.
      « Est-ce qu'Annie a une soeur ?
      -Non... Annie est fille unique... Pourquoi ?
      -Pour rien. », lui répondit-elle en affectant un détachement que Mark trouva peu naturel. « Dites à votre fils que je ferai tout mon possible pour qu'on retrouve Annie. »
      Robert Parish acquiesça, ouvrit brièvement la bouche, puis la referma aussitôt, comme s'il hésitait à formuler une phrase. Finalement, il se décida :
      « Lucinda... Si jamais vous pressentiez qu'il est arrivé malheur à ma petite-fille...dites-le moi franchement. J'ai besoin de savoir. Je ne veux pas continuer à espérer vainement. »
      Lucinda ne répondit rien. Elle se contenta de poser sa main sur celle de Robert Parish, et de la serrer brièvement. Puis, toujours sans un mot, elle sortit de la pièce.
      Mark Seaver ne lui emboîta pas immédiatement le pas.
      « Je vous tiendrai informé de l'avancée de l'enquête, Monsieur. », déclara-t-il d'un ton qui se voulait avant tout professionnel.
      Parish ne prêta aucune attention à son intervention ; il lui tourna le dos et alla se poster derrière une grande baie vitrée. Mark n'insista pas et sortit à son tour du salon.

      Lucinda Cartwright n'avait pas rejoint la voiture, comme il s'y était d'abord attendu. Elle s'était approchée de la grande balançoire rouge, qu'elle contemplait presque religieusement. Lorsque Mark s'arrêta près d'elle, la jeune femme sursauta.
      « Qu'est-ce qu'elle signifiait, cette dernière question que vous avez posée ? », demanda innocemment l'agent du FBI. Devant le silence morose de son interlocutrice, il crut utile d'insister : « Vous avez demandé si Annie avait une soeur... C'est plutôt curieux, comme formulation. A votre place, j'aurais demandé si elle avait des frères et soeurs. Pas uniquement une soeur...
      -Il y a quelque chose que je n'arrive pas à cerner. », laissa-t-elle finalement échapper en détournant le regard de la balançoire abandonnée. « En fait, je n'arrive même pas à me l'expliquer moi-même... Je sais juste que c'est là, et que ça a de l'importance... Si seulement je savais ce que c'est...
      -Est-ce que votre...inspection de la chambre a donné quelque chose ?
      -Annie est une petite fille très sage, et particulièrement studieuse. », répondit-elle en se remettant à marcher pour s'éloigner de la balançoire et de la maison des Parish. « Elle est plutôt solitaire, et elle aime beaucoup la lecture et le dessin. En apparence, c'est une enfant pleine de joie de vivre, et pourtant... Il y a en elle quelque chose qui la rend profondément triste. Je ne suis même pas sûre qu'elle en soit elle-même consciente, mais quelque part, j'ai l'impression qu'elle est comme...hantée.
      -Hantée ? », répéta Mark en haussant un sourcil perplexe.
      Lucinda haussa les épaules :
      « Je ne vois pas d'autre terme, désolée.
      -Et cette histoire de maladie ?
      -Ce n'est pas une histoire, agent Seaver. Quand j'annonce une chose de cette importance, c'est que je suis sûre de moi. Si ce n'est pas le cas, alors je me tais.
      -Il ne me semble pas avoir remis votre sincérité en doute...
      -Vous ne l'avez pas fait à haute voix, mais vous le pensez tellement fort que ça s'entend malgré tout. », répliqua-t-elle.
      Ils étaient arrivés à hauteur du véhicule, et Mark étouffa un soupir :
      « Ca va peut-être vous étonner, mais à Quantico, on nous incite plutôt à être rationnels...
      -La rationalité n'existe pas. L'irrationalité non plus, d'ailleurs. Il y a simplement des choses facilement explicables, et d'autres qu'on ne pourra jamais définir clairement.
      -Je parie que vous étiez très douée pour la philo, vous. »
      Elle ne lui répondit rien, mais il crut distinguer l'ombre d'un sourire sur son visage. Elle ouvrit la portière et jeta un ultime coup d'oeil en arrière avant de s'asseoir.
      « Daren Parish nous observe. », souffla-t-elle à Mark, tandis qu'il mettait le contact.
      Elle avait raison : le fils de Robert Parish se tenait derrière une fenêtre, parfaitement immobile, comme statufié. Lorsqu'il réalisa qu'ils l'avaient repéré, il laissa tomber le rideau et disparut aussitôt.
      « Il est nerveux. », commenta encore Lucinda.
      « Comme un homme dont la fille a disparu depuis deux semaines. », souligna Mark. Il l'observa un instant : elle paraissait pensive. « Vous ne croyez quand même pas qu'il a quelque chose à se reprocher ?
      -Vous n'avez pas trouvé sa réaction surprenante, vous ?
      -Pas vraiment. Il est à bout de nerfs. Il s'attend au pire, à juste titre, malheureusement... Je conçois parfaitement que ce qu'il vous a dit ait pu vous blesser, mais...
      -Ca n'a rien à voir avec ce qu'il m'a dit. », protesta-t-elle vivement. « Qu'est-ce que vous allez imaginer ? Que c'est à cause de la manière dont il m'a parlé que je le trouve suspect, et que c'est pour ça que je suis prête à lui mettre les pires horreurs sur le dos ? »
      Mark leva les mains en signe de reddition :
      « D'accord, d'accord, oubliez ça... Quel est le programme, maintenant ?
      -Je veux consulter les pièces du dossier. », déclara-t-elle.
      « Il n'y a pas grand-chose. », nota Mark. « Personne n'a rien vu, rien entendu...
      -Je veux quand même y jeter un oeil. Juste pour voir où vous en êtes dans votre enquête. Vous avez entendu Robert Parish : j'en ai parfaitement le droit.
      -J'ai entendu, et je n'avais pas l'intention de m'y opposer. Simplement... Je sais que ça manque de tact et de galanterie, mais vous avez vraiment une sale tête, et vous feriez mieux de prendre un peu de repos avant de continuer...
      -Je pensais que le sujet était clos. », répliqua-t-elle. Néanmoins, il y avait moins d'agressivité dans sa voix. « Je me sens très bien. », rajouta-t-elle. « La seule chose dont j'aurais vraiment besoin, à l'heure actuelle, c'est d'un café bien serré.
      -Je vous déconseille les distributeurs du Bureau. Surtout si vous tenez à votre estomac.
      -Merci pour l'avertissement. », répondit-elle.
      Et cette fois, son sourire n'avait rien de fantomatique.

      Lucinda Cartwright étouffa un bâillement et repoussa d'une main lasse les feuillets qui s'entassaient devant elle. Cela faisait maintenant une heure qu'elle se trouvait dans une petite pièce mal éclairée, située au quatrième étage du building fédéral, et sa lecture attentive du dossier ne lui avait absolument rien appris. Mark Seaver ne lui avait pas menti : le FBI ne disposait d'aucune piste fiable pour parvenir à lever le mystère qui entourait la disparition d'Annie Parish. La fillette n'avait manifestement pas eu le temps de crier ou de se débattre, et cette passivité ne pouvait déboucher que sur deux possibilités : soit le ravisseur avait fait preuve de beaucoup d'efficacité et de prudence ; soit Annie l'avait suivi en toute confiance, parce qu'il lui était familier.
      Lucinda se frotta les paupières et se leva pour se dégourdir les jambes ; elle s'approcha de l'unique fenêtre, dans le but de l'ouvrir pour aérer la pièce, mais son geste se perdit en chemin. Son regard se retrouva comme happé par ce panorama qu'elle n'avait plus vu depuis six ans, et elle sentit couler en elle un sentiment désagréable et bien trop familier. Sa main se referma autour de la poignée de la fenêtre, tandis qu'elle s'obligeait à refouler les larmes qui lui brûlaient déjà les yeux.
      Ne pense pas à ça, se commanda-t-elle. Pas aujourd'hui. Pas maintenant.
      Elle sursauta et fit brusquement volte-face : la porte venait de s'ouvrir, cédant le passage à Mark Seaver. L'agent fédéral avait les bras encombrés par deux grands sachets en papier kraft, qu'il s'empressa de déposer sur la table. Aussitôt, l'air se retrouva envahi par une bonne odeur de viennoiseries et de café.
      « J'ai pensé que vous auriez peut-être envie de manger un morceau. », commenta-t-il, tout en extirpant des sachets deux grands gobelets hermétiquement fermés, un sac de cookies et deux énormes brownies.
      Lucinda marqua une hésitation avant d'attraper un des gobelets ; Mark en profita pour l'observer, tandis qu'elle se battait pour venir à bout du couvercle récalcitrant. Depuis qu'il était entré dans la pièce, elle évitait ostensiblement son regard, et il se demandait bien pourquoi.
      « Est-ce que ça a été instructif ? », fit-il en désignant les dossiers.
      « Pas vraiment. », admit-elle.
      Elle s'était à nouveau assise devant le dossier, les yeux rivés sur les feuilles qui s'étalaient un peu partout sur la table. Elle en attrapa une avant de poursuivre, toujours sans le regarder :
      « Il y a juste un point qui m'intrigue : la jeune fille au pair... Est-ce que le ravisseur a profité de son retard pour enlever Annie, sans rien avoir planifié, ou bien est-ce que, au contraire, il a lui-même provoqué ce retard, en crevant les pneus de sa voiture ?
      -Excellente question. », commenta Mark. « Pour être franc, je privilégie la seconde hypothèse.
      -Sans avoir aucune preuve pour l'étayer ? Ca manque de rationalité, non ?
      -Sûrement, oui...mais l'hypothèse numéro un est un peu trop hasardeuse à mon goût. »
      Lucinda continuait à examiner consciencieusement une feuille sur laquelle figurait toute une liste de noms : « Qu'est-ce que c'est ? »
      Mark se pencha pour déchiffrer le document :
      « La liste des camarades de classe d'Annie, ainsi que les noms de ses enseignants.
      -Vous les avez tous interrogés ?
      -Non. Nous avons seulement questionné son institutrice.
      -La femme qui a donné l'alerte ? »
      Mark acquiesça d'un signe.
      « Et vous n'avez pas parlé aux enfants ?
      -Dans quel but ? Ils étaient tous partis quand Annie a disparu. Elle était seule dans la cour de l'école, à ce moment-là...
      -C'est vrai, ils n'ont rien vu...mais ça ne signifie pas pour autant qu'ils ne savent rien.
      -Je ne suis pas sûr de vous suivre.
      -Annie est une enfant intelligente. Elle est aussi extrêmement prudente, et méfiante. Je la vois mal se laisser aborder par un inconnu, et accepter de le suivre sans rien dire... A mon avis, elle connaissait son ravisseur. C'était peut-être quelqu'un qu'elle croisait tous les jours, sur le chemin de l'école, ou même à l'intérieur de l'établissement...
      -On a suivi cette piste, mais ça n'a rien donné non plus...
      -Quoi qu'il en soit, si elle le connaissait, elle a peut-être parlé de lui à ses amis. Et même si elle ne l'a pas fait, peut-être qu'ils l'auront remarqué malgré tout. Les enfants sont souvent très observateurs.
      -Il y a vingt-quatre gosses dans cette classe...
      -Il suffira de se rendre sur place, et de leur parler en présence de leur institutrice. Ce sera plus simple que de les interroger séparément : ça nous fera gagner du temps, et puis ça les mettra en confiance...
      -D'accord. Pourquoi pas... »
      Mark récupéra le paquet de cookies et le lui tendit :
      « Un biscuit ? »
      Lucinda accepta l'offre et daigna momentanément abandonner sa lecture ; elle coupa un morceau de son cookie et le trempa dans le café fumant.
      « Qu'est-ce que vous savez des parents ? », questionna-t-elle au bout d'un instant.
      « Qu'est-ce que nous devrions savoir, d'après vous ? », répondit-il.
      Lucinda secoua les épaules :
      « A peu près tout... Le I de FBI, ça signifie bien Investigation, non ?
      -Maintenant que vous me posez la question, j'ai un doute...
      -Daren et Sandra Parish dissimulent quelque chose. Je ne cherche pas à sous-entendre qu'ils savent ce qui est arrivé à leur fille. », contra-t-elle alors qu'il allait intervenir à nouveau pour protester. « Mais il y a beaucoup d'ombres autour d'eux... Ils ont peur, mais pas seulement à cause de la disparition d'Annie...
      -Si vous le dites.
      -Creusez un peu de ce côté-là. Essayez d'obtenir un maximum d'informations sur eux, sur Annie... Ca ne devrait pas vous poser de problèmes, si ?
      -Qu'est-ce qu'en pensera Robert Parish, lorsqu'il saura que nous avons perdu notre temps à nous renseigner sur son fils et sa belle-fille, alors que nous étions supposés retrouver sa petite-fille ?
      -Il est le mieux placé pour savoir ce qu'implique une enquête de ce genre. Il comprendra.
      -Sûrement, oui... Seulement, n'oubliez pas que Parish ne s'est jamais trouvé dans cette situation. Maintenant qu'il est passé de l'autre côté, du côté des victimes, il risque peut-être de reconsidérer ses positions...
      -Il n'appréciera peut-être pas. », admit-elle. « Pas dans un premier temps. Mais ça ne fait rien. Au besoin, j'en prendrai la responsabilité. »
      Mark ne jugea pas nécessaire de protester ; après tout, la démarche ne manquait pas de logique. En vérité, si Annie Parish n'avait pas été la petite-fille d'un ancien procureur renommé, le FBI aurait déjà procédé à ces vérifications. Seulement, la réputation de Robert Parish avait faussé la donne. D'abord parce que la thèse de la vengeance -contre lui, ou contre son fils- avait semblé la plus probable. Ensuite, parce que c'était tout simplement indécent de soupçonner la famille d'un homme aussi respecté que lui. Mark se demanda brièvement ce que penseraient ses supérieurs, lorsqu'ils apprendraient qu'il se renseignait discrètement sur le compte des Parish. Il y avait fort à parier qu'ils n'apprécieraient pas cette initiative.
      Perdu dans ses pensées, Mark avait laissé le silence s'installer dans la pièce ; lorsqu'il sortit enfin de ses réflexions, ce fut pour découvrir que Lucinda Cartwright s'était à nouveau plongée dans la contemplation d'une photographie. Ce n'était pas le cliché qu'il lui avait montré, mais une autre photo, sur laquelle on voyait une Annie en pyjama et à la mine boudeuse. Le cliché était flou et assez mal cadré. Il avait probablement été pris dans la précipitation, certainement pour faire râler la fillette.
      « Où avez-vous eu cette photo ? », s'enquit-il.
      Il connaissait le dossier par coeur, et il était certain que cette photographie n'en faisait pas partie.
      « Dans la chambre d'Annie. », répondit-elle. « Elle s'en servait comme marque-page.
      -Pourquoi l'avez-vous emportée ?
      -Peut-être que je suis kleptomane. », suggéra-t-elle.
      Mark ignora la réponse et récupéra la photo, pour la considérer attentivement. Puis, sans rien dire, il farfouilla dans le dossier, posé en vrac sur la table, pour récupérer la photo d'Annie, souriant devant son gros gâteau d'anniversaire.
      Il éprouva un choc, en comparant les deux portraits. On aurait presque eu du mal à croire qu'il s'agissait de la même fillette. Sur la photo la plus récente, le teint d'Annie était terne, presque gris, et son regard avait perdu tout éclat.
      En un instant, Mark Seaver comprit que Lucinda Cartwright avait raison. Annie Parish était malade, et ce qu'elle avait était certainement plus grave qu'une grippe mal soignée. Il se souvint d'un prospectus, qu'il avait reçu quelques semaines auparavant : c'était une campagne de sensibilisation pour le don de moelle osseuse, et on pouvait y voir le visage fatigué d'un jeune garçon leucémique. Annie Parish avait l'air aussi malade que lui.
      Il croisa le regard de Lucinda, et il eut l'impression qu'elle avait lu dans ses pensées.
      « Difficile de croire qu'il s'agit juste d'une grippe, non ? », lui lança-t-elle.
      « Difficile surtout de croire qu'un médecin ait pu se contenter de ce diagnostic. », lui répondit-t-il.
      « Peut-être qu'Annie n'a tout simplement pas vu de médecin... », hasarda Lucinda.
      « Elle était malade depuis près de quinze jours. », contra Mark. « Ses parents l'ont forcément conduite chez un médecin...
      -Il n'y avait que de l'aspirine dans sa chambre.
      -Sans vouloir ruiner vos espoirs de succéder à Sherlock Holmes, ça ne veut absolument rien dire. Les parents un tantinet responsables évitent de laisser traîner des médicaments trop forts dans la chambre de leurs enfants...
      -Alors je vais demander à Robert Parish de nous communiquer le nom du médecin qui s'occupait d'Annie.
      -On va faire autrement : je vais m'en charger, et vous, vous allez prendre un peu de repos. De toute manière, vous n'avez rien d'autre à faire pour le moment. », ajouta-t-il pour couper court à d'éventuelles objections. « Pendant ce temps, je vais envoyer deux agents à l'école d'Annie ; ils interrogeront les enfants. Quant à moi, je m'intéresserai de plus près aux Parish. Ca vous convient ? »
      Lucinda Cartwright acquiesça, manifestement vaincue par son argumentation...ou par l'épuisement.
      « Vous voulez que je vous conduise à l'hôtel ? », proposa Mark.
      « Merci, mais je crois que je préfère marcher. », répondit-elle simplement.
      Elle récupéra son manteau et sortit de la salle sans rien ajouter.

      Lucinda n'avait jamais aimé la foule, ce qui était certainement un comble pour une new-yorkaise pure souche ; tous ces gens qui évoluaient autour d'elle la mettaient mal à l'aise. Au milieu d'eux, même noyée dans la masse, elle continuait à se sentir...différente. Personne ne faisait attention à elle, et pourtant, elle avait l'impression que tous les regards étaient braqués dans sa direction.
      Elle avait d'abord eu l'intention de suivre le conseil de Mark Seaver. Il était vrai qu'elle était fatiguée, exténuée, même. Elle avait passé une nuit éprouvante, entrecoupée de mauvais rêves et de souvenirs qui n'étaient guère plus plaisants, et un peu de repos ne lui aurait pas fait de mal. Seulement, ses pas l'avaient menée dans une direction totalement opposée.
      Sans qu'elle le veuille vraiment, et sans même en être consciente, Lucinda Cartwright s'était dirigée vers Ground Zero. Elle se trouvait à quelques mètres seulement du site qui était devenu, par une tragique matinée de septembre, le coeur meurtri de tout un pays.
      Elle stoppa sa marche, incapable de faire un pas de plus. Incapable aussi de lever les yeux au ciel. Elle ne supportait toujours pas la vision de ce vide béant. Regarder l'horizon, c'était comme contempler une plaie sanglante, une plaie qui ne se refermerait jamais tout à fait, qui ne ferait que se rouvrir, sans cesse.
      C'était précisément pour ne plus avoir à affronter ça qu'elle était partie. Alors...que faisait-elle là, sur ce trottoir ?
      Peut-être qu'il est temps de tourner la page, songea-t-elle.
      Elle tenta de poser son regard sur les hautes grilles qui protégeaient le site, et par là même les touristes trop curieux qui auraient eu l'intention de s'aventurer sur le chantier. Mais elle n'y parvint pas.
      Elle ramena à elle les pans de son manteau, avant de faire demi-tour pour s'éloigner d'un pas rapide de ce lieu qui, dans son esprit, resterait toujours un sanctuaire.

      Il fallut moins d'une heure à Mark Seaver pour réaliser que Lucinda Cartwright n'avait pas tort : quelque chose clochait chez les Parish. Et ce quelque chose avait un rapport direct avec Annie.
      Mark avait commencé par appeler Robert Parish, afin d'obtenir les coordonnées du médecin qui aurait assuré le suivi médical d'Annie. Très étrangement, l'ancien magistrat avait été incapable de lui fournir l'information. Il avait posé la question à son fils et à sa belle-fille, qui lui avaient répondu qu'Annie n'avait jamais eu de médecin attitré. A les entendre, la fillette jouissait d'une excellente santé, et n'avait donc jamais eu besoin d'un suivi attentif.
      Cette réponse évasive avait immédiatement intrigué Mark. Annie avait forcément eu des ennuis de santé, comme tous les enfants. Elle avait certainement eu la varicelle, ou bien la rougeole. Elle s'était sûrement cassé un bras, ou tordu une cheville. Sans parler des vaccinations, obligatoires pour qu'elle puisse être scolarisée...
      Incapable de dissimuler son étonnement, Mark avait insisté auprès de Robert Parish : Annie avait obligatoirement vu un médecin, peu de temps avant son enlèvement, puisqu'elle était souffrante...
      Une fois de plus, la réponse le sidéra : non, Annie n'avait vu aucun médecin. Sa mère avait seulement demandé conseil au pharmacien, convaincue qu'il ne s'agissait que d'une grosse grippe. Elle lui avait donné de l'aspirine, l'avait mise au repos, et lui avait fait boire des cocktails vitaminés. Rien d'autre.
      Etait-ce de l'inconscience pure, ou bien y avait-il une autre explication pour justifier cette attitude irresponsable ? Pourquoi Daren et Sandra Parish s'obstinaient-ils à tenir leur fille éloignée du milieu médical ?
      Annie avait passé deux semaines entières au fond de son lit. A cause d'une mauvaise grippe. Et ses parents s'étaient contentés de lui donner de l'aspirine, sans jamais songer à solliciter un avis médical. C'était irresponsable...et suspect.
      Cet épisode avait suffit à vaincre les dernières réticences de Mark Seaver : il s'était alors mis en quête d'informations détaillés sur les Parish. Il n'avait pas eu trop de mal à remonter le temps, et à mettre de l'ordre dans les pièces du puzzle. Daren Parish avait accédé à une certaine renommée dans le milieu juridique, et cette notoriété lui avait valu quelques articles élogieux et instructifs dans quantité de publications spécialisées.
      Malgré tout, il fallut presque deux heures -et une quantité de coups de fil- à Mark Seaver pour découvrir ce qui n'allait pas avec les Parish.

      Lucinda Cartwright se réveilla en sursaut, et son premier réflexe fut de regarder par la fenêtre. Pendant une brève seconde, les images de son cauchemar se superposèrent à la réalité, et elle crut que le ciel était envahi par une fumée grisâtre. Puis le souvenir se dissipa, et tout redevint normal. Elle laissa sa tête retomber sur l'oreiller et ferma les yeux, tout en se forçant à respirer calmement.
      C'est alors qu'on frappa à la porte.
      Lucinda se leva en grimaçant. Le matelas n'était pas des plus confortables, et le voyage en avion n'avait pas vraiment eu le meilleur effet sur ses vertèbres. Avant d'ouvrir la porte, elle jeta un coup d'oeil sur le reflet que lui renvoyait le minuscule miroir accroché près de l'entrée. Il fallait admettre qu'elle avait vraiment une sale tête.
      On frappa à nouveau, par trois fois, et elle se décida à tirer le verrou. Elle ne fut pas vraiment surprise de se retrouver face à Mark Seaver : c'était le seul à savoir où elle logeait. En revanche, elle fut assez étonnée par l'expression qu'il affichait.
      « Qu'est-ce qui se passe ? », s'enquit-elle avec une pointe d'inquiétude.
      Mark se passa une main dans les cheveux : soudain, il avait l'air très las.
      « Vous aviez raison. », annonça-t-il d'un ton morne.
      « Et ça vous déprime à ce point ? », lui demanda-t-elle en retour.
      Elle s'écarta pour le laisser entrer, et il alla s'asseoir sur le bord du lit.
      « Sandra Parish n'a jamais été enceinte. », lui apprit-il tout de go. « Ou du moins, elle n'a jamais mené de grossesse à terme. Elle a fait deux fausses couches, en un an et demi de temps. La deuxième a failli lui être fatale.
      -Mais alors...? Annie est une enfant adoptée ?
      -C'est là que ça devient dingue. », déclara Mark. « Officiellement, Annie est la fille biologique de Daren et Sandra Parish.
      -Vous venez de dire...
      -Les Parish vivaient à Londres quand Annie est soit-disant venue au monde. Et personne n'a la moindre trace de cette naissance. J'ai contacté tous les hôpitaux de la ville, et rien... Quant à Sandra Parish, elle n'a fait l'objet d'aucun suivi obstétrique. Pas depuis sa seconde fausse couche, en tous cas.
      -Je ne suis pas certaine de vous suivre... Si Annie n'est pas la fille des Parish...alors qui est-elle ? Et surtout...d'où vient-elle ?
      -Ce sont deux des nombreuses questions que je tiens à poser personnellement à Daren Parish...et à sa charmante épouse. Tout comme je tiens à savoir pourquoi ils ont toujours fait en sorte qu'Annie ne bénéficie pas d'un suivi médical régulier.
      -Je peux vous accompagner ?
      -Pourquoi croyez-vous que je sois venu ici, si ce n'est pas pour vous le proposer ? »
      Mark s'efforçait d'être souriant, mais le coeur n'y était pas. Il n'arrêtait pas de revoir le visage d'Annie, tel qu'il apparaissait sur ce cliché raté. Un visage prématurément vieilli, creusé par la fatigue. Et il n'arrivait pas à croire que ses parents aient pu ne pas s'en inquiéter.

      Dernière modification par FrenchDawn (07 Août 2010 22:53:49)

    • FrenchDawn

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      Hors ligne

      #4 07 Août 2010 22:52:39

      Lucinda et Mark se trouvaient à nouveau dans le salon  des Parish. Mais cette fois-ci, la tension était réellement palpable. Sandra Parish était pelotonnée dans un coin du canapé, et elle serrait contre elle un gros coussin. Son mari, lui, affichait une attitude hautaine et distante. Mais ce n'était qu'une carapace, une armure qui masquait sa crainte.
      Robert Parish était présent lui aussi. Il avait compris immédiatement qu'il n'allait pas apprécier cette conversation, et il se tenait sur la défensive.
      Mark Seaver attaqua directement le sujet, sans fioritures ni détours inutiles :
      « Qu'est-ce que nous devons savoir au sujet d'Annie, et que vous ne nous avez pas dit ? »
      Ce fut Robert Parish qui réagit en premier, devançant la réaction outragée de son fils :
      « Mais enfin... Que signifie cette question ? » Il se tourna vers Lucinda, l'air brusquement désemparé : « Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
      -Répondez à la question, Daren. », insista Mark. « Quel est ce secret que vous tenez absolument à protéger, au point de mettre la vie de votre fille en danger ? »
      Robert Parish se redressa de toute sa stature : maintenant, il était indigné.
      « Agent Seaver, ce que vous insinuez là est scandaleux ! Mon fils adore Annie, et s'il savait où elle se trouve en ce moment, il vous l'aurait dit dès le début !
      -Votre fils ignore où se trouve Annie. J'en suis convaincu. Néanmoins, je suis également persuadé qu'il nous dissimule quelque chose, et que cet élément pourrait bien nous mettre sur une nouvelle piste. Une piste qui nous permettrait peut-être de retrouver votre petite-fille.
      -Je regrette, mais je ne comprends toujours rien à vos sous-entendus ! », riposta Robert Parish. « Daren ne vous a rien caché. Pourquoi aurait-il fait ça ? Dans quel intérêt ? » Il secoua énergiquement la tête, outré. « Non, vraiment... C'est insensé ! »
      Lucinda n'avait pas cessé d'observer Sandra Parish, alors que son beau-père faisait entendre son mécontentement : la femme luttait visiblement contre les larmes, et elle se mordillait nerveusement la lèvre, comme pour s'obliger à se taire. Daren Parish, lui, avait l'air particulièrement excédé. Il fit un pas en direction de Mark :
      « Vous êtes payé pour retrouver notre fille, pas pour nous traiter de menteurs ! », aboya-t-il.
      L'agent fédéral ne recula pas devant l'attitude menaçante de son interlocuteur.
      « Je sais ce que vous essayez de cacher, Monsieur Parish. », déclara-t-il calmement. « Annie n'est pas votre fille. Votre femme ne peut plus avoir d'enfants. Sa deuxième fausse couche a ruiné toutes ses chances de mener une grossesse à terme.
      -C'est...grotesque ! », souffla Robert Parish. « Je n'ai jamais entendu une ineptie pareille !
      -C'est la vérité, Robert. », intervint doucement Lucinda.
      Il la dévisagea comme s'il la voyait pour la première fois. Il avait l'air hagard, et Lucinda éprouva une profonde compassion pour cet homme qui l'avait soutenue par le passé.
      « Non. », affirma-t-il. « Non. Vous vous trompez. N'est-ce pas, Daren ?
      -Votre fils et votre belle-fille vivaient en Angleterre quand Annie est née, n'est-ce pas ? », questionna Mark.
      « Oui. », admit-il. « Mais ça ne prouve rien. Rien du tout.
      -Leur avez-vous rendu visite, durant ce temps ? », demanda-t-il encore. « Pouvez-vous confirmer que Sandra était bien enceinte à cette époque ?
      -J'ai... J'ai vu les photos. », rétorqua-t-il d'une voix éteinte.
      « Je suis désolé, Monsieur Parish. », déclara Mark. « J'ai vérifié auprès de tous les hôpitaux londoniens : le nom de votre belle-fille ne figure dans aucun des registres.
      -Il doit y avoir une erreur...
      -Votre fils a démissionné trois semaines après la supposée naissance d'Annie...
      -Et après ? », rétorqua Daren Parish. « Qu'est-ce que ça prouve ?
      -Vous aviez une très bonne situation, à Londres. Vous étiez le principal associé d'un grand cabinet d'avocats, et pourtant, vous avez tout laissé tomber, comme ça, sur un coup de tête, pour revenir à New York...
      -J'en avais assez de vivre en Angleterre, c'est tout.
      -Et vous aviez aussi un secret à protéger, n'est-ce pas ? Vous ne vouliez probablement pas que vos collaborateurs découvrent l'existence d'Annie. Ils se seraient posés des questions, non ? Truquer une photographie pour faire croire à votre père que votre femme était enceinte, c'était facile...mais jouer la comédie devant vos collègues de travail, ça devenait beaucoup plus délicat...
      -Vous rendez-vous compte de la gravité de vos accusations, agent Seaver ? »
      La menace était latente dans la voix de Robert Parish. Ce n'était plus seulement l'homme qui s'exprimait : c'était aussi et surtout l'ancien procureur.
      « Je m'en rends parfaitement compte, Monsieur. », lui répondit l'intéressé. « Mais au besoin, je n'aurais aucun mal à prouver ce que j'avance. J'ai un contact à Londres, un policier qui, en ce moment-même, est en train de vérifier certaines choses, concernant les papiers de votre fils, et l'acte de naissance de votre petite-fille. » Mark posa son regard sur Daren Parish : « J'ai l'impression que cette petite enquête va être très instructive. Qu'est-ce que vous en dites ? »
      Daren s'était muré dans un silence obstiné. Sa femme, quant à elle, sanglotait doucement.
      « Dites la vérité. », intervint Lucinda. « Il faut que nous sachions qui est vraiment Annie... Robert, écoutez-moi. Je suis certaine que sa disparition a un lien avec ses origines...
      -Annie est ma petite-fille. », rétorqua Parish. Ses yeux semblaient sur le point de lancer des éclairs. Lucinda ne l'avait encore jamais vu dans un tel état d'énervement. « Vous n'avez aucun droit de remettre ça en cause. Absolument aucun.
      -Annie est malade. », souligna Mark. « Elle a certainement besoin de soins médicaux d'urgence. Plus vous vous enfoncez dans votre mensonge, et plus elle risque d'en souffrir. Essayez d'y penser. »
      Il tourna le dos à la petite assemblée et fit mine de se diriger vers la sortie. C'est alors que la voix tremblotante de Sandra Parish s'éleva :
      « Annie est ma fille. Je ne lui ai pas donné la vie, mais je lui ai donné mon amour. C'est mon bébé. Et je veux qu'on me la rende.
      -Sandra, s'il te plait... Tais-toi ! »
      Daren avait soudain l'air terrifié. Robert Parish, quant à lui, paraissait éberlué.
      « Qu'est-ce que ça veut dire ? », demanda-t-il d'une voix blanche. Il dévisagea tour à tour sa belle-fille et son fils : « Sandra ? Daren ? Qu'est-ce que ça signifie ? »
      Sandra Parish avait fondu en larmes, et même si elle avait voulu s'expliquer, elle en aurait été incapable.
      « Comment ça s'est passé ? », questionna Mark Seaver. « Comment avez-vous fait pour ramener Annie aux Etats-Unis ? Je sais que vous ne l'avez pas adoptée. Alors comment avez-vous fait ? Vous l'avez enlevée ?
      -Non ! » L'objection avait fusé de la bouche de Daren, sans qu'il ait eu le temps de la retenir. Lorsqu'il réalisa que cette protestation avait déjà des allures d'aveu, il se décomposa complètement : « Non. Sa mère était d'accord. J'ai passé un marché avec elle...
      -Tu as acheté cette enfant ? » Robert Parish dévisageait son fils avec une horreur non dissimulée. « Tu l'as marchandée, comme une vulgaire tranche de viande ?
      -Tu n'as pas le droit de me juger ! », explosa son fils. « Oui, j'ai donné de l'argent à sa mère ! Et puis ? En agissant ainsi, je l'ai sauvée de la misère ! Je lui ai évité de finir à la rue ! Je lui ai donné un toit, une famille, de l'amour !
      -Et tu m'as menti. »
      Daren parut pris au dépourvu par cette réplique. L'espace d'une seconde, il resta sans voix. Puis il réagit brutalement :
      « Comment aurais-je pu faire autrement ? Tu n'aurais jamais accepté la vérité ! Tu m'aurais encore servi l'un de tes sermons sur la loi et la morale ! Tu aurais tout ramené au plan juridique, comme toujours. La loi, la loi, toujours la loi...! Il n'y a que ça qui compte, pour toi. »
      Robert Parish s'était laissé tomber sur le canapé, et il secouait la tête d'un air absent.
      « Je n'arrive pas à le croire. », murmura-t-il. « Je n'arrive pas à croire que tu aies pu faire ça. »
      Mark Seaver se tourna vers Daren Parish. L'avocat avait perdu de sa superbe ; maintenant qu'il avait dit la vérité, il paraissait à la fois soulagé et honteux.
      « Racontez-nous tout depuis le début. S'il vous plaît. »
      Daren hocha lentement la tête, avant d'entamer son récit d'une voix atone.

      Les choses étaient à la fois simples et tragiques. Le hasard avait voulu que le chemin de Daren Parish croise celui d'une jeune femme Noire, une sans domicile fixe, comme le voulait l'expression. Elle vivait à la rue, ou dans des squats. Et elle se prostituait pour acheter sa drogue et sa nourriture.
      Elle avait essayé de voler à Daren son porte-feuille, alors qu'il s'était arrêté en pleine rue pour acheter un sandwich à un vendeur ambulant ; furieux, l'avocat s'était lancé à sa poursuite, et n'avait eu aucun mal à la rattraper, alors qu'elle trouvait refuge dans un vieil entrepôt délabré, qui paraissait capable de s'effondrer à tout instant.
      Il avait agi par réflexe, et peut-être, aussi, pour l'effrayer un peu. Mais la jeune femme était déjà terrifiée. Ce qu'elle bredouillait n'avait aucun sens, et ses mains tremblaient frénétiquement sous l'effet du manque.
      Dégoûté par ce spectacle, Daren Parish s'apprêtait à laisser la malheureuse à son triste sort quand, soudain, un petit cri plaintif avait retenu son attention. Alors, seulement, il avait remarqué la vieille poussette déglinguée rangée dans un coin du taudis, et le matelas crasseux posé à même le sol.
      Il y avait là deux bébés, qui n'avaient pas plus de six mois. Ils dégageaient une odeur repoussante et paraissaient affamés et déshydratés. Ils donnaient l'impression d'avoir été oubliés là...ce qui, dans un sens, était presque le cas.
      D'abord, Daren avait sorti son téléphone, pour alerter les services sociaux. Puis son regard avait croisé les grands yeux d'un des bébés, et il s'était ravisé.
      « J'ai eu l'impression qu'elle me parlait. », déclara-t-il dans un élan passionné. « C'était insensé, mais c'était comme si elle voulait me faire comprendre quelque chose. Comme si elle me suppliait de la sauver. »
      Alors il avait pris le bébé dans ses bras, et il avait fait son choix.
      La mère n'avait fait aucune difficulté, comme il s'y était attendu. Elle n'avait même pas cherché à marchander, et elle l'avait laissé repartir avec l'enfant.
      « J'ai tenu mes engagements. », ajouta-t-il. « J'aurais très bien pu ne pas le faire, mais je suis revenu pour lui donner cet argent. »
      Pour lui, ce détail semblait avoir une importance démesurée.
      « Et l'autre bébé ? », qustionna Mark Seaver. « Qu'est-il devenu ?
      -Je ne sais pas. », admit Daren Parish.
      « Vous n'avez pas prévenu les services sociaux ? », questionna Lucinda. « A aucun moment ?
      -Non. », reconnut-il encore. « Je... J'avais promis.
      -Et vous ne vouliez pas que la mère vende la mèche, au sujet de votre marchandage...
      -J'ai sauvé Annie ! », répliqua-t-il.
      « Et vous avez peut-être condamné sa soeur. », rétorqua froidement Lucinda.
      Robert Parish était resté muet durant tout le récit. En dix minutes, il semblait avoir pris vingt ans, et même ses cheveux paraissaient plus gris.
      « Pourquoi ? », demanda-t-il seulement.
      Contre toute attente, ce fut Sandra Parish qui répondit :
      « Il a fait ça pour moi. Pour me sauver. Je... J'allais très mal, je me sentais tellement coupable de ne pas pouvoir donner la vie... J'avais l'impression que je ne méritais plus d'exister...et Annie est arrivée, et tout a changé. Je l'ai aimée dès la première seconde. Elle est si belle, si gentille... » Sa voix se brisa soudain, et ses sanglots redoublèrent : « Je veux qu'elle revienne à la maison ! S'il vous plaît, retrouvez-la ! Retrouvez mon bébé ! »
      Robert Parish ferma les yeux durant quelques secondes, puis il se tourna vers Lucinda et Mark. Lorsqu'il prit la parole, ce fut d'un ton à la fois sec et résigné.
      « Je veux que tout ceci reste confidentiel, jusqu'à ce que vous ayez retrouvé Annie. Rien de ce qui vient d'être dit ici ne doit sortir de ces murs tant que ma petite-fille ne sera pas en sécurité. Nous sommes d'accord, agent Seaver ?
      -Oui, Monsieur. »
      Lentement, l'ancien magistrat se leva et sortit de la pièce, sans un regard pour son fils et pour sa belle-fille. La porte claqua, puis le silence reprit ses droits.

      Mark Seaver venait tout juste de se mettre au volant lorsque la sonnerie de son cellulaire retentit ; il décrocha d'un geste vif et échangea quelques phrases monosyllabiques avec son interlocuteur. La conversation ne dura pas plus de trois minutes, et lorsqu'il y mit un terme, il fut un peu surpris de constater que Lucinda Cartwright ne lui posait aucune question.
      « C'était un de mes collègues. », annonça-t-il. « Vous aviez raison. Les enfants ont fourni des renseignements qui pourraient bien nous mettre sur une piste. »
      Il ne s'était pas attendu à ce qu'elle exprime ouvertement sa joie, mais il fut un peu décontenancé par le mutisme obstiné de sa compagne.
      « Lucinda ? Qu'est-ce qui se passe ? »
      La jeune femme réagit enfin, et son regard s'ancra dans le sien.
      « Elle est morte. », déclara-t-elle d'une voix sans timbre.
      Mark eut l'impression d'avoir reçu un coup de poignard dans le coeur :
      « Qui ça ? Annie ? »
      Lucinda secoua la tête, très lentement :
      « Non. Sa soeur jumelle. Elle est morte, et Annie le sait.
      -Ce n'est pas possible... Annie ignore tout de ses origines. Elle pense que les Parish sont ses vrais parents, alors de là à savoir qu'elle a une jumelle, quelque part sur un autre continent, et que cette jumelle est décédée...
      -Vous vous rappelez de ce que je vous ai dit, tout à l'heure ? »
      Il acquiesça vaguement ; il se sentait tout à fait mal à l'aise, maintenant, même s'il n'en connaissait pas véritablement la raison.
      « C'est ce qui la hante. », poursuivit Lucinda. « Il est effectivement probable qu'elle ignore jusqu'à l'existence de cette soeur...mais elle a ressenti sa disparition, malgré tout. Elle était liée à elle, d'une manière qui n'est pas vraiment explicable, et les milliers de kilomètres qui les séparaient n'ont rien pu y changer. Il y a eu beaucoup de cas semblables, dans le passé. Des cas où des jumeaux, séparés à la naissance, arrivaient malgré tout à maintenir ce lien, au point de mener des existences presque identiques...
      -J'en ai déjà entendu parler, oui. », reconnut Mark. « C'est passionnant, mais ce n'est pas vraiment ce qui nous intéresse, actuellement.
      -Vous avez dit que les camarades de classe d'Annie avaient fourni des renseignements intéressants... »
      Mark acquiesça, heureux de ramener la conversation à un sujet normal :
      « Ces derniers temps, Annie discutait beaucoup avec une femme, une nouvelle venue employée par l'école pour surveiller les repas, faire quelques travaux d'entretien ou simplement soulager les institutrices...
      -Vous ne l'aviez pas interrogée après la disparition d'Annie ?
      -Non. » Le premier réflexe de Mark avait été de se mettre sur la défensive, mais il réalisa aussitôt que Lucinda Cartwright n'avait pas eu l'intention de le provoquer. « Pour être franc, nous avons toujours privilégié la thèse de la vengeance ou du kidnapping. » Il marqua une pause et ajouta, presque à contre-coeur : « C'était une erreur. J'espère qu'Annie Parish n'aura pas à en payer le prix.
      -Vous n'aviez pas toutes les cartes en main. », glissa Lucinda. « Votre jeu était faussé dès le départ, sans que vous puissiez le savoir. »
      C'était la stricte vérité, et Mark Seaver en avait pleinement conscience. Pourtant, cela ne le réconfortait pas. Il décida de reprendre le fil de ses explications :
      « Mes collègues ont commencé à se poser des questions sur cette fameuse employée lorsqu'un des gamins a remarqué que, je cite, la dame était partie en même temps qu'Annie. Ils ont vérifié et ont constaté que c'était exact : cette mystérieuse employée s'est faite portée pâle le jour même où Annie s'est volatilisée.
      -Et personne n'a songé à faire le lien ?
      -La femme a mentionné l'excuse classique du vieux père malade, et tout le monde a trouvé ça crédible. D'autant qu'elle n'en parlait pas pour la première fois. Elle avait même mentionné les problèmes de santé paternels lors de son entretien d'embauche. Le seul hic, c'est que Valerie Lewis avait trois ans quand son père a cassé sa pipe...
      -Vous pensez que c'est elle ? Elle pourrait être la mère biologique d'Annie ?
      -En tous cas, il y a 80 % de chances pour qu'elle soit mêlée à son enlèvement.
      -Est-ce qu'on sait où on peut la trouver ?
      -On a une adresse, pas loin de l'école. Deux collègues sont déjà sur place. Ils n'attendent plus que nous pour aller frapper à la porte de cette Valerie...
      -Alors n'abusons pas de leur patience. »
      Mark était du même avis, et la voiture ne tarda pas à quitter sa place de stationnement, sans vraiment tenir compte des limitations de vitesse, ni même du code de la route.

      Lorsqu'ils descendirent du véhicule, Lucinda et Mark virent converger vers eux deux hommes en complet-veston. Peut-être espéraient-ils se fondre dans le décor...mais le résultat était cruellement raté : tout, en eux, dénonçait leur appartenance au FBI. A commencer par les monstrueuses lunettes noires dont l'un d'eux avait jugé bon de s'équiper, alors que le soleil était totalement voilé par d'épais nuages.
      « Les voisins disent qu'elle n'est pas chez elle. », lança Lunettes Noires en guise de préambule. « Ça fait plusieurs jours qu'ils ne l'ont pas vue...et les persiennes sont baissées.
      -Sa voiture est encore sur le parking. », compléta l'autre agent. « Mais ça ne veut rien dire. Elle a très bien pu prendre un taxi, ou un bus...
      -Elle est là. », déclara Lucinda.
      Les deux agents lui jetèrent un regard mi-dédaigneux, mi-perplexe.
      « Comment vous pourriez le savoir ? », lança Lunettes Noires.
      « Et vous, comment pouvez-vous être certain qu'elle n'est pas là ? », contra la jeune femme.
      Mark sourit malgré lui devant l'air déconfit de Lunettes Noires, qui, si on en croyait sa carte professionnelle, s'appelait Trevor Scotfield. Lucinda Cartwright avait un sacré sens de la répartie. Ça, on ne pouvait pas le nier.
      La réplique ne fut pas du goût de Scotfied. Ses yeux devaient lancer des éclairs, derrière les verres teintés de ses lunettes :
      « Qui êtes-vous, d'abord ?
      -Aucune importance. », intervint Mark. « Nous allons partir du principe qu'elle a raison, et que Valerie Lewis n'a pas quitté son appartement. »
      Le collègue de Scotfield tenta une objection :
      « Les voisins...
      -Les voisins ne l'ont pas vue depuis un moment, et ils en ont déduit qu'elle était partie...mais ils ne l'ont pas vue sortir de chez elle. Ils peuvent donc se tromper.
      -Peut-être. », grommela Scotfield. Mais si c'est bien elle qui a enlevé la gosse, ce serait stupide de rester là, tranquillement chez elle, à attendre qu'on la trouve. »
      Mark choisit d'ignorer cette dernière remarque. Scotfield commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs, avec ses lunettes maxi-format et son obstination dédaigneuse.
      « Bon, qu'est-ce qu'on fait ? », demanda le coéquipier de Scotfield.
      Manifestement, Lucinda avait déjà songé au problème :
      « Vous deux, vous restez en bas, et vous surveillez les issues. Et nous, nous... »
      Mark l'interrompit :
      « Nous, nous avons besoin de mettre quelques petites choses au clair. », acheva-t-il en la prenant par le bras, l'obligeant ainsi à le suivre quelques mètres plus loin.
      « Quoi ? », s'étonna Lucinda. « Qu'est-ce qu'il y a ?
      -Il y a deux points que je tiens à préciser. », lui répondit Mark. « Premièrement, vous n'êtes là qu'à titre de consultante. Vous pouvez avoir accès aux dossiers, vous pouvez assister aux interrogatoires, vous avez même le droit de poser les questions que vous trouvez pertinentes...mais ça s'arrête là. Vous n'avez pas d'ordres à donner à des agents fédéraux. »
      Lucinda se renfrogna aussitôt :
      « Ce n'était pas vraiment un ordre. Juste...un plan d'attaque.
      -Oubliez aussi les plans d'attaque. Ce n'est pas votre rayon.
      -Alors c'est quoi, mon rayon, au juste ?
      -Vous le savez mieux que moi...
      -Je vois. Vous vous êtes servi des informations que je vous ai fournies, et maintenant vous voudriez que je reste tranquillement à l'écart, pour assister au dénouement...
      -Vous ne comprenez pas... Les arrestations de ce genre peuvent être dangereuses...
      -Ne me la jouez pas chevalier servant. », rétorqua-t-elle d'un ton sec. « Je ne serais pas là si vous n'étiez pas venu me chercher. Vous n'avez aucune idée de ce que ça m'a coûté de revenir ici, dans cette ville ! Je vous ai suivi pour obéir à ma foutue conscience. J'ai accepté de vous aider au nom de l'estime que je porte à Robert Parish. Je vous ai mis sur la piste, en vous parlant de la mauvaise santé d'Annie, et en vous suggérant de vous intéresser à ses parents. Sans moi, vous n'auriez jamais entendu parler de Valerie Lewis...
      -C'est exact. », reconnut Mark. « Vous avez rempli votre part du marché...
      -Quel marché ? Je vous ai aidé sans rien vous demander en retour. Je n'ai rien exigé. Ni salaire, ni compensation d'aucune sorte. Tout ce que je vous demande, maintenant, c'est le droit d'être présente lorsque vous irez sonner chez Valerie Lewis. »
      Mark étouffa un soupir. Cette discussion le mettait d'autant plus mal à l'aise que les arguments de Lucinda étaient recevables. Beaucoup de charlatans, de prétendus médiums, auraient demandé à être payés avant d'accepter de travailler sur un dossier de ce type. Lucinda Cartwright, elle, n'avait pas essayé de monnayer son aide. Elle s'était même indignée, lorsqu'il lui avait précisé que ses frais seraient pris en charge par le FBI. Elle n'avait pas non plus cherché à attirer l'attention sur elle, bien au contraire. Et surtout... Elle avait effectivement obtenu des résultats. Malgré sa réticence initiale et son scepticisme naturel, Mark était tout de même obligé d'admettre cela.
      Pourtant, quelque chose continuait à le gêner... Il prit le risque d'affronter le regard insondable de Lucinda. Et aussitôt, il eut l'impression absurde de tomber dans un précipice, un gouffre sans fin. Il se força pourtant à ne pas ciller.
      « En quoi est-ce si important pour vous ? », lui demanda-t-il.
      Il s'était attendu à ce qu'elle s'emporte à nouveau, ou à ce qu'elle se contente d'une réponse bateau. Au lieu de quoi elle détourna les yeux, sans rien dire.
      « Répondez à ma question, et je vous laisse venir avec moi. »
      Elle marqua une brève hésitation. Puis lança finalement, presque timidement :
      « Je veux être utile. C'est tout. » Elle s’interrompit une seconde, avant de poursuivre : « Parfois, j'ai l'impression d'être une télévision. Ou une radio, qui diffuserait en boucle des informations sinistres. » Elle ferma les yeux, juste une seconde : « Daren Parish n'a pas tort, vous savez. », reprit-elle en essayant de conserver un ton neutre. « A une autre époque, on m'aurait déjà brûlée sur un bûcher.
      -C'est ridicule...
      -C'est la vérité. Par moments, il m'arrive même de regretter de ne pas être née à cette époque-là. Tout aurait été beaucoup plus simple. » Elle écrasa une larme, qui venait juste de se former au coin de son oeil. « Jusqu'à présent, je suis toujours restée à l'écart, même lorsqu'il m'arrivait d'apporter mon aide aux services de Police, pour une disparition, un enlèvement ou parfois un homicide. Je pensais...que c'était mieux ainsi, pour moi, pour les autres, pour tout le monde. Que ça m'aidait à maintenir une distance nécessaire. En fait, ce que je cherchais surtout à éviter, c'était les regards. Je voulais me protéger, moi, avant de protéger les autres. Pendant des années, je me suis convaincue que j'étais vraiment utile, j'ai essayé de donner un sens à ce...don, ou cette malédiction, appelez ça comme ça vous chante. C'est pour mieux m'en persuader que j'ai commencé à collaborer avec la Police. Pour ça, et pour rien d'autre. Je me suis tellement concentrée là-dessus que j'ai fini par oublier tout le reste. Le monde extérieur. Les autres. Les anonymes. Je ne m'intéressais qu'aux dossiers qu'on me demandait d'étudier. J'apportais les réponses qu'on attendait de moi. Et je rentrais chez moi, soulagée à l'idée d'avoir une fois de plus servi à quelque chose...
      -Je ne vois pas en quoi c'est répréhensible... »
      Lucinda se tourna brusquement vers lui, et Mark songea pendant un instant que c'était probablement pour elle qu'on avait inventer l'expression fusiller du regard.
      « Tout ça, c'était du vent.
      -Comment ça ?
      -Lorsque j'ai eu la possibilité de sauver des vies, beaucoup de vies, je n'ai absolument rien fait. J'ai simplement attendu, sans chercher à intervenir, sans même chercher à comprendre. J'étais tellement terrifiée, tellement focalisée sur le danger, que je me suis uniquement concentrée sur ma propre sécurité, et que j'ai oublié tout le reste. J'ai laissé tomber tous ces gens, et je me suis enfuie sans même essayer de les aider... » Elle marque une nouvelle pause, avant de poursuivre : « Je ne cherche pas à racheter ma conduite. Je sais que c'est impossible. Et je sais aussi que la culpabilité me suivra toute ma vie, et que je ne pourrai jamais m'en défaire. Mais je ne veux pas que ça recommence. Aujourd'hui, j'ai la possibilité d'aider Annie Parish, et peut-être aussi Valerie Lewis. Je n'ai pas l'intention de me défiler, Mark. Avec ou sans votre accord, j'irai parler à cette femme.
      -Bien. C'est d'accord. Vous pouvez venir. Mais si les choses se passent mal, et si je vous demande de partir, vous avez intérêt à obéir. C'est compris ?
      -Elle ne tentera rien contre nous. », déclara Lucinda.
      « Ça, c'est vous qui le dites. », rétorqua-t-il. « Ecoutez, on va convenir d'un code : si je pose la main sur mon holster, vous détallez sans poser de questions. Vu ?
      -Vu. »
      Mark la dévisagea un instant, avant de se décider à lui faire confiance. Il lui semblait que, de toute façon, il n'avait pas vraiment le choix.
      Ils rejoignirent les deux autres agents, qui paraissaient quelque peu excédés par cette attente, et qui le furent plus encore lorsque Mark leur fit comprendre qu'ils resteraient en retrait et qu'ils n'auraient à intervenir que si la suspecte prenait la fuite.
      Puis, finalement, ils se dirigèrent vers l'immeuble dans lequel résidait Valerie Lewis.

      Mark entra le premier. Le hall était désert et, pour tout dire, un peu décrépi. Une odeur âcre emplissait l'air. L'odeur de la poussière, probablement, qui recouvrait le sol et donnait aux murs blancs une teinte grisâtre. Quelqu'un avait tenté d'égayer l'ensemble en disposant une plante verte dans un coin, près d'une cabine d'ascenseur en mauvais état, mais le végétal était sur le point de rendre l'âme.
      « Je propose de prendre l'escalier. », chuchota Lucinda, après avoir marqué un arrêt devant le vieil ascenseur déglingué.
      Mark acquiesça et poussa une autre porte, qui donnait sur des marches bétonnées.
      Valerie Lewis logeait au quatrième étage. Lorsqu'ils s'immobilisèrent devant la porte de l'appartement, Mark fit signe à Lucinda de ne plus bouger. Il ne fut pas vraiment étonné de la voir faire exactement le contraire : ignorant son geste, la jeune femme s'approcha de la porte et posa la main sur la poignée.
      « Bon sang, mais vous ne... »
      Il ne prit même pas la peine de terminer sa phrase : ignorant totalement ses protestations, Lucinda Cartwright avait achevé son geste, et la porte n'avait opposé aucune résistance. Elle n'était pas fermée à clef.
      Lucinda lui lança un regard entendu, et il eut le sentiment fort désagréable qu'elle venait tout simplement de prendre le contrôle des opérations.
      « J'aurais dû m'en douter. », grommela-t-il en pénétrant à sa suite dans le petit appartement.
      Ils débouchèrent directement dans un salon étrangement vide. Il n'y avait là que le strict nécessaire : une vieille table recouverte d'une nappe pleine de taches, deux chaises dépareillées, un petit divan recouvert d'un plaid miteux, et un poste de radio, posé au milieu d'un carton qui semblait faire office de table basse. Pas de télévision, pas d'ordinateur...et aucun bibelot.
      Mark en oublia momentanément son agacement.
      « Et moi qui pensais être nul en matière de décoration... »
      Lucinda ne fit aucun commentaire ; elle traversa le salon, usant d'une discrétion presque surnaturelle, et Mark ne put que lui emboîter le pas. Alors qu'elle allait s'engager dans un minuscule couloir, elle s'arrêta net.
      « Qu'est-ce qu... »
      D'un signe, elle lui intima de se taire, puis lui indiqua de la main une direction.
      Le couloir ne débouchait que sur deux pièces. Les portes étaient fermées, mais de la lumière filtrait sous l'une d'elles, et une voix traversait le silence.
      Mark s'avança, reprenant enfin la tête de l'expédition. Machinalement, il porta la main à son arme, avant de se raviser. La voix continuait son monologue, de l'autre côté de la porte, et il n'y avait aucune menace dans ses intonations. Bien au contraire, c'était une voix paisible, qui incitait au calme et au repos. Elle racontait une histoire, dans laquelle il était question d'une princesse... Un conte de fée, probablement.
      Lentement, Mark abaissa la poignée et donna une impulsion à la porte, pour qu'elle s'ouvre en grand sans qu'il ait besoin de rester dans l'encadrement. La voix marqua une courte hésitation, puis elle reprit le fil de son récit, d'un ton peut-être un peu plus tremblotant qu'avant.
      Mark jeta un coup d'oeil dans la pièce, et il devina immédiatement que Lucinda ne s'était pas trompée : Valerie Lewis ne risquait pas de pointer une arme dans leur direction.

      Assise sur le bord d'un petit lit, la femme était captivée par sa lecture. Un gros livre reposait sur ses genoux, et elle le tenait d'une main alors que, de l'autre, elle caressait le front d'une enfant assoupie.
      Annie Parish.
      « Levez-vous doucement, Valerie. Gardez les mains le long du corps, et sortez de cette pièce. Ne faites pas de gestes brusques. »
      Valerie Lewis leva un instant les yeux de son livre. De grosses larmes coulaient le long de ses joues, mais elle ne semblait pas spécialement effrayée. Elle considéra un instant son interlocuteur, puis elle focalisa à nouveau son attention sur le livre de contes.
      « Valerie, s'il vous plait... Ne me forcez pas à vous arrêter devant elle. »
      La femme ne broncha pas. Les larmes s'écrasaient sur les pages de son livre, mais sa voix conservait malgré tout sa tonalité apaisante.
      « Elle a besoin de soins, Valerie. Il faut la laisser partir. »
      Mark sursauta, lui-même surpris par l'intervention de Lucinda Cartwright, et Valerie Lewis tressaillit également.
      « Elle doit aller à l'hôpital. », poursuivit Lucinda. « Vous ne pouvez rien pour elle. Vous le savez, n'est-ce pas ? Vous avez déjà connu ça. »
      Valerie Lewis ferma les yeux, et le gros livre glissa de ses genoux, pour aller s'écraser au sol.
      « Pourquoi ? », demanda-t-elle dans un murmure désespéré. « Pourquoi est-ce que ça recommence ? Est-ce que c'est moi ? Est-ce que je porte malheur ? Est-ce que c'est à cause de moi qu'elle est malade ?
      -Non, Valerie... Vous n'y êtes pour rien... »
      Lucinda se trouvait maintenant tout près de Valerie Lewis ; cette dernière se leva doucement, et son regard se perdit un instant dans la contemplation de la fillette endormie. Puis, brusquement, elle plongea la main dans la poche de son gilet, pour en ressortir un canif.
      Surprise, Lucinda fit deux pas en arrière.
      « Posez ça immédiatement ! », commanda Mark.
      La femme n'obtempéra pas, et elle posa la lame du couteau sur son propre cou.
      « C'est peut-être le prix à payer. », déclara-t-elle d'un ton presque pensif. « Le remords, ce n'est peut-être pas suffisant, après tout. J'ai abandonné ma fille. Pire : je l'ai vendue à un inconnu. Je l'ai marchandée, je l'ai échangée contre du fric, du sale fric et de la drogue.
      -Vous étiez perdue, Valerie. Vous alliez mal...
      -Je vous interdis de me trouver des excuses ! »
      Le hurlement avait jailli d'un seul coup, et dans un mouvement de rage, Valerie Lewis avait pointé son arme dans la direction de Lucinda. Par réflexe, Mark dégaina son arme.
      « Posez ce couteau ! », ordonna-t-il à nouveau.
      C'est alors que Lucinda Cartwright fit quelque chose qui le stupéfia tout à fait : elle se plaça devant Valerie Lewis, afin qu'il ne puisse plus l'avoir dans sa ligne de mire.
      « Bon sang, mais qu'est-ce que vous fichez ? », s'emporta-t-il.
      « Et vous, alors ? », lui répondit-t-elle en retour. « Vous n'allez quand même pas lui tirer dessus ?
      -Pas si elle accepte de se débarrasser de son couteau... »
      Lucinda se retourna brièvement, pour considérer Valerie Lewis. La jeune femme avait de nouveau posé la lame sur sa gorge. Mais son regard perdu et sa main tremblante trahissaient son état d'esprit. Elle était désespérée, mais pas au point de sombrer sans se débattre.
      « Elle posera son arme, si vous rangez la vôtre. », déclara Lucinda.
      Mark secoua énergiquement la tête, pour chasser cette solution démente :
      « Hors de question. Poussez-vous de là, Lucinda.
      -Vous n'avez aucune envie d'ouvrir le feu, tout comme elle n'a aucune envie de se suicider... » Elle se tourna encore vers Valerie Lewis : « Si vous vous tuez maintenant, alors vous l'abandonnerez encore une fois. Est-ce que vous y avez pensé ? Annie va avoir besoin de vous, Valerie. Si vous la laissez tomber maintenant, alors elle n'aura plus la moindre chance de s'en sortir. Tuez-vous maintenant, et vous la tuerez elle aussi. »
      De grosses larmes glissaient sur les joues de Valerie Lewis ; elle risqua un regard en direction du lit, dans lequel Annie dormait toujours.
      « Et si je n'y arrivais pas ? Si je n'étais pas capable de l'aider ?
      -Vous y arriverez, Valerie. Vous avez déjà fait le plus dur. Vous êtes parvenue à vaincre votre culpabilité et vos peurs pour la retrouver. Ça n'a sûrement pas été facile, mais vous avez réussi à le faire.
      -Mais je l'ai enlevée. », rétorqua Valerie. « Comment pourrais-je l'aider, si je vais en prison ?
      -Vous n'irez pas en prison. Pas tant qu'Annie aura besoin de vous à ses côtés. »
      Mark fut surpris par sa propre intervention, et par cette déclaration qui ressemblait beaucoup à une promesse qu'il n'était pas certain de pouvoir tenir.
      « Il dit la vérité, Valerie. », renchérit Lucinda. « Je connais le grand-père d'Annie. C'est un homme influent, un ancien procureur. Il interviendra en votre faveur. Je ferai ce qu'il faut pour ça. »
      Lentement, d'un geste presque mécanique, Valerie Lewis abaissa le bras. Le couteau lui glissa des doigts, et la femme s'effondra par terre en pleurant.
      Lucinda récupéra le petit couteau, puis elle s'approcha du lit. Annie Parish avait le teint cireux, et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. Lorsqu'elle posa la main sur la joue de la fillette, Lucinda eut l'impression de s'être ébouillantée.
      « Appelez une ambulance. », lança-t-elle à Mark. « Et dites-leur de faire vite. »

    • FrenchDawn

      Doctelecteur

      Hors ligne

      #5 07 Août 2010 22:53:21

      Posté derrière la vitre qui donnait sur la chambre d'Annie Parish, Mark Seaver tentait encore de savoir ce que lui inspirait cette triste histoire. D'ordinaire, il lui était facile de coller des étiquettes sur les visages des différents protagonistes qu'il croisait lors de son enquête. Mais cette fois-ci, c'était différent... Qui était coupable ? Qui était victime ?
      A cette dernière question, il était possible d'apporter au moins une réponse. Annie avait été victime du destin, et surtout de la génétique, qui avait voulu qu'elle soit atteinte du même mal que celui qui avait emporté sa soeur jumelle, cette soeur dont elle avait oublié jusqu'à l'existence. Car les médecins avaient confirmé qu'Annie Parish souffrait d'une leucémie myéloïde aiguë, parfaitement identique à celle qui avait tué sa jumelle, dix mois auparavant. C'était rarissime, avait précisé le médecin, et il n'était pas possible de déterminer l'origine de cette troublante similitude.
      Durant le trajet menant de son domicile à l'hôpital, Valerie Lewis avait donné quelques détails supplémentaires sur son passé : après avoir vendu Annie aux Parish, la jeune femme avait pris conscience de l'horreur de son geste. « S'il n'y avait pas eu Mary, déclara-t-elle, peut-être que j'aurais eu moins de remords... » Seulement, il y avait eu Mary, la petite jumelle, qui avait pleuré des jours et des nuits durant, déchirée par l'absence de sa soeur, qui avait toujours été à ses côtés depuis leur conception. Mary, qui continuait à chercher des yeux cette soeur disparue, qui refusait de se taire, et qui se laissait dépérir.
      Ne sachant plus quoi faire de ce bébé qui ne faisait plus que pleurer, Valerie avait d'abord songé à l'abandonner elle aussi. Mais elle n'avait pas pu s'y résoudre.
      « J'étais camée jusqu'à l'os, mais j'étais sûre d'une chose : si je me séparais de Mary, alors je n'avais plus la moindre chance de m'en sortir. Il me fallait une motivation, quelque chose à quoi me raccrocher. »
      Mary avait été cette bouée de sauvetage. Incapable de l'abandonner, Valerie avait balancé toute sa drogue dans les toilettes, puis elle s'était enfuie de chez elle, sa fille dans les bras, et était allée frapper à la porte d'une association qui venait en aide aux drogués.
      Pour la première fois de sa vie, elle avait eu de la chance : elle avait rencontré des gens compréhensifs, qui ne l'avaient jamais jugée, et qui l'avait aidée à surmonter sa dépendance et à affronter ses responsabilités. Il lui avait fallu plus d'un an pour tourner définitivement le dos à la drogue, et un an encore pour voler de ses propres ailes. Mais elle y était arrivée. Elle s'était installée dans un studio, avait enchaîné les petits boulots, et avait commencé à économiser, pour les études de sa fille, Mary, qui semblait avoir complètement oublié sa jumelle, et qui s'épanouissait un peu plus chaque jour.
      « J'ai vraiment cru que c'était fini, que le malheur était derrière moi et que plus rien d'affreux ne pourrait nous arriver. Et puis c'est arrivé... »
      Mary avait commencé par se plaindre d'être toujours fatiguée. Elle avait commencé à maigrir, à ne plus avoir d'appétit. Et puis elle avait fait un malaise, dans la cour de son école ; transportée aux Urgences, elle n'était jamais plus ressortie de l'hôpital. La leucémie avait mis cinq semaines à l'emporter. Cinq semaines durant lesquelles sa mère lui avait tenu la main, l'avait bercée en lui racontant des histoires de princesses, avait essuyé ses larmes lorsque la douleur était trop forte.
      Et puis, un soir, le coeur de Mary avait cessé de battre. Et Valerie s'était à nouveau sentie seule au monde.
      Elle avait passé la nuit dehors, à vagabonder dans les rues, sans but. Elle s'était de nouveau sentie attirée par la drogue, par ce réconfort artificiel, et elle avait failli céder. Puis elle s'était souvenue d'Annie.
      « Je ne l'avais pas oubliée, pas vraiment...mais j'avais toujours pensé que je ne la reverrais jamais... Je me disais qu'elle était sûrement très heureuse avec ceux qu'elle prenait pour ses vrais parents, et que je n'avais pas le droit de gâcher ça. Pas après la manière dont je m'étais débarrassée d'elle, comme on jette un vieux paquet encombrant... »
      Mais elle avait fini par oublier ses réticences. Mary n'était plus là, et elle avait toujours désespérément besoin d'un soutien, d'une raison pour ne pas sombrer à nouveau.
      Elle n'avait pas eu de mal à retrouver Annie. Elle connaissait le nom des Parish : Daren lui avait envoyé un chèque pendant les cinq premières années, à une boîte postale qu'il avait louée pour elle, afin d'acheter son silence. Le localiser n'avait pas été très compliqué, du fait de sa notoriété. Elle n'avait pas eu de mal non plus à trouver un appartement, tout près de l'école que fréquentait Annie. Au début, elle s'était contentée d'observer la fillette, lorsqu'elle sortait de chez elle en compagnie de la jeune fille au pair. Elle avait été stupéfaite, et presque blessée, par la ressemblance frappante d'Annie et de Mary, son autre fille défunte. A tel point qu'elle n'avait tout d'abord pas pu s'approcher de la fillette.
      Puis elle avait décidé de se faire embaucher dans l'école d'Annie, afin de pouvoir être plus proche d'elle, sans pour autant lui parler. Encore une fois, ça n'avait pas été difficile. Elle avait accepté la place sans rechigner devant le salaire de misère, et elle n'avait pas non plus bronché lorsqu'on lui avait demandé d'enchaîner des tâches toutes plus ingrates les unes que les autres. Deux mois s'étaient écoulés ainsi, sans qu'elle ose adresser la parole à Annie.
      Etrangement, c'était la petite fille qui avait entamé le dialogue, un midi, alors que Valerie mangeait un sandwich dans la cour de récréation.
      « Elle m'a dit que j'avais sacrément raison de ne pas manger à la cantine, que ce qu'on y servait était vraiment infect et qu'elle aurait bien voulu pouvoir manger un sandwich, elle aussi. »
      Le lendemain, Valerie avait emporté deux sandwiches. Elle en avait offert un à Annie, qui l'avait accepté avec joie et s'était assise à ses côtés. Elles avaient alors commencé à parler de tout et de rien, de ce que Annie aimait, de ce dont elle avait horreur... De sa famille, aussi. De son père, qu'elle ne voyait pas assez souvent à son goût, et de sa mère, qui parfois sombrait sans raisons dans la morosité. Elle lui a également raconté ses rêves, ses étranges songes qui peuplaient ses nuits, depuis quelques mois, et dans lesquels elle voyait une petite fille triste, qui lui ressemblait beaucoup, mais qui n'était pas elle.
      Valerie avait sûrement été la première à repérer les symptômes de la maladie. Le teint pâle d'Annie, cette façon qu'elle avait de s'essouffler pour un rien, son manque d'appétit, même devant le plus copieux des sandwiches... Elle avait insisté pour que la fillette aille voir un médecin. Les parents d'Annie s'étaient contentés de lui donner des vitamines, des oranges, du jus de fruits. Cela n'avait rien changé, évidemment. Un matin, Annie n'était pas venue à l'école. Son absence avait duré deux semaines. Puis elle était revenue, plus spectrale que jamais. Et Valerie avait perdu pied.
      Elle ne sut pas expliquer pourquoi elle avait agi ainsi, pourquoi elle s'était enfermée chez elle avec une petite fille qu'elle savait gravement malade, au lieu de l'emmener à l'hôpital. Elle avait profité de ces deux semaines pour raconter la vérité à Annie. Leur vérité, à toutes les deux. Valerie lui avait montré des photos de Mary. La plupart du temps, Annie était trop fatiguée ou trop malade pour parler. Mais, parfois, elle lui posait des questions sur cette jumelle inconnue.

      « J'aurais dû l'emmener à l'hôpital. », admit Valerie Lewis. « J'ai failli le faire, plusieurs fois. Et puis j'ai réalisé que si je le faisais, on risquait d'être séparées à nouveau. Pour toujours. Alors je n'ai pas pu. J'ai attendu. Juste attendu...qu'on nous trouve. »
      Immobile derrière la vitre, Mark Seaver se força à sourire. Finalement, ils avaient retrouvé Annie. La petite fille était allongée dans un lit qui paraissait bien trop vaste pour elle, et elle était entourée par les siens. Daren et Sandra Parish étaient assis à sa droite ; Robert Parish et Valerie Lewis se tenaient de l'autre côté, et l'ancien procureur tenait la main de sa petite-fille, qui était éveillée et paraissait ravie par cette réunion de famille improvisée.
      Oui, ils avaient réussi. Le reste ne dépendait plus d'eux.
      Il fit demi-tour, pour prendre la direction de la sortie. Il marchait sans se presser, puisqu'il n'y avait plus d'urgence, désormais.
      Lucinda Cartwright était restée dans la voiture. Pour une raison qui lui était propre, elle n'avait pas voulu franchir les portes de l'hôpital. Mark s'installa au volant, tendit la main pour mettre le contact, puis arrêta son geste et risqua un regard en direction de sa passagère.
      « Elle ne s'en sortira pas, n'est-ce pas ? »
      Lucinda ne répondit pas tout de suite. Elle avait détourné la tête, et semblait plongée dans la contemplation du parking. Enfin, elle prit la parole.
      « C'est ironique, non ? Vous êtes venu me chercher pour que je vous aide à retrouver Annie vivante, et maintenant que c'est fait...je vous annonce qu'elle va bientôt mourir. » Elle se retourna brusquement, et Mark comprit instantanément que la fatigue ne suffisait pas à expliquer ses yeux rougis et ses traits creusés. « Vous pensez toujours que je n'aurais pas ma place sur un bûcher ?
      -J'en suis même absolument certain. », répondit-il.
      « Tant mieux. », murmura-t-elle. « Parce que moi, je n'en suis pas sûre. »
      Incapable de trouver le mot juste, Mark se contenta de poser sa main sur celle de Lucinda.
      « Vous avez fait tout ce qu'il fallait. », déclara-t-il doucement. « Seulement, personne n'est de taille pour lutter contre le destin.
      -Alors ça signifie que tout ça ne sert à rien ? »
      Mark secoua la tête :
      « Non. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Vous ne pouvez rien faire pour sauver Annie, c'est vrai...mais c'est un peu grâce à vous si Valerie Lewis et les Parish sont réunis dans cette chambre... »
      Lucinda eut un haussement d'épaules :
      « Pour ce que ça change...
      -Pour Annie, je crois que ça représente beaucoup, au contraire. », affirma-t-il.
      Elle ne lui donna ni tort, ni raison, et elle replongea dans son mutisme initial, jusqu'à ce qu'il la dépose devant son hôtel.

      Il était tout juste huit heure, le lendemain matin, lorsque Mark Seaver claqua la portière de sa voiture pour se diriger vers l'entrée du motel. La veille, il avait proposé à Lucinda de passer la prendre, pour la déposer à l'aéroport, et elle avait accepté l'offre. Il en avait presque été surpris.
      Mark marqua un temps d'arrêt, alors qu'il s'apprêtait à frapper à la porte, et il se força à se souvenir de l'entretien assez surréaliste qu'il avait eu avec son supérieur, au sujet de l'intervention de Lucinda Cartwright et de la façon dont elle l'avait aidée à découvrir la vérité, et à retrouver Annie Parish. Pendant un instant, Mark s'était demandé s'il ne valait pas mieux minimiser les choses, et ne pas trop mettre en avant le côté...inexplicable de tout ceci. Puis il s'était résolu à jouer la carte de la franchise. Et ses réponses avaient paru satisfaire le directeur-adjoint.
      « Vous n'ignorez pas, je suppose, que la CIA a longtemps fait appel à des médiums... »
      Mark avait poliment acquiescé. Comme tout le monde, il avait entendu parler de cette histoire. Et comme tout le monde, également, il ne savait pas trop quoi en penser. Mythe ou réalité ? Avec l'Agence, comment savoir ?
      Le directeur-adjoint avait esquissé un sourire presque amusé.
      « Je songe sérieusement à copier leur concept. », avait-il déclaré. Et il avait marqué une pause, le temps d'observer la réaction de son interlocuteur. « Est-ce que ce serait une bonne idée, d'après vous ? »
      Mark avait pris quelques secondes, avant de donner sa réponse.
      « Sur le principe, je pense que ça vaudrait la peine d'essayer. Mais je ne crois pas que Lucinda Cartwright acceptera.
      -Proposez-lui quand même. Posez-lui la question. Et nous verrons bien ce qu'elle en dira. »
      Mark réprima un soupir. Il n'était pas vraiment sûr de vouloir lui poser la question. Ne pas le faire signifiait désobéir aux instructions de son supérieur, d'accord...mais qui le saurait ? Il lui suffisait simplement de mentir, et de dire que Lucinda avait décliné l'offre.
      Décidé à procéder ainsi, Mark allait enfin signaler sa présence lorsque la porte s'ouvrit devant lui. Lucinda Cartwright se tenait dans l'encadrement, enveloppée dans un grand manteau noir. Son teint était moins spectral que la veille, et ses cernes avaient presque disparu.
      « Pile à l'heure. », lança-t-elle en guise de salutation. « Venez, je vous dois un petit-déjeuner.
      -Je ne pense pas qu'on ait le temps. Votre avion décolle dans une heure...
      -...et je ne le prendrai pas. N'est-ce pas ? »
      Mark éprouva comme une brève mais désagréable impression de vertige. Il aurait aimé croire que quelqu'un du Bureau l'avait déjà appelée, pour lui soumettre la proposition à sa place. Cela aurait été tellement plus rationnel... Mais il savait très bien que ce n'était pas ça.
      « Vous avez l'intention d'accepter ? », demanda-t-il.
      Elle lui jeta un regard presque amusé :
      « Vous pensiez que je ne le ferais pas ?
      -Je pensais surtout que vous seriez pressée de repartir... Après ce que vous m'avez dit...
      -Ce n'est pas New York que j'ai voulu fuir. Cela, je l'ai compris récemment. Non... Lorsque je suis partie d'ici, j'ai  agi de la même façon que ces gens qui détestent le reflet que leur renvoie le miroir, et qui évitent scrupuleusement toutes les glaces qui se trouvent sur leur route. Ça les soulage, mais ils n'apprennent pas à s'aimer pour autant. » Elle marqua une pause, verrouilla la porte de la chambre, et enfouit les mains dans les poches de son trench-coat. « Cette ville, c'est mon miroir à moi. L'éviter, la fuir, ça ne changera rien à ce que je suis. Et tant pis si j'aimerais mieux croire le contraire. » Elle lui adressa un autre regard, ponctué cette fois-ci d'un discret sourire : « Maintenant, si l'idée de m'avoir comme équipière vous déprime trop...
      -Non. », l'interrompit-il. Et il fut le premier surpris par la force de son objection. « Non. », répéta-t-il moins hâtivement. « Je pense que je pourrai survivre. »
      Le sourire de Lucinda Cartwright se fit plus franc :
      « Je crois que nous formerons une bonne équipe. », déclara-t-elle d'un ton satisfait.
      Mark lui retourna son sourire :
      « L'avenir nous le dira. »



      FIN DE L'EPISODE

    • reveanne

      Petit joueur sur les mots

      Hors ligne

      #6 14 Août 2010 13:02:57

      Désolée, je n'ai pas lu l'histoire mais quelque chose m'intrigue.
      Je ne comprends pas ce que tu entends pas "websérie". Selon ta description il s'agit juste d'un feuilleton dans la grande tradition du début de XXe siècle sauf que le support est Internet au lieu d'un journal papier.
      Bref au lieu de dire "chapitre" tu dis "épisode" et qu'il n'existe pas de fin...
      Il existe de nombreuses plateforme de publication où on publie les histoires chapitre par chapitre: encrier.org, fanfic-fr.net, ad-vitam.fr, fictionpress.com... La plupart propose la fonction "série".
      Sinon il existe des systèmes de site gratuit (monesite, skyblog, ...)


      Bon, là pas le temps de lire ton texte. Désolée, je reviendrais plus tard. :) ;)
    • FrenchDawn

      Doctelecteur

      Hors ligne

      #7 14 Août 2010 13:52:34

      Bonjour et merci pour ton message !

      En fait, j'ai longtemps publié via laserie.net qui est un des principaux diffuseurs de "webséries" mais j'ai fini par me lasser un peu de ce milieu pour différentes raisons. J'avoue ne jamais avoir cherché d'autres supports, mais maintenant que tu m'as donné quelques noms je pense que je vais commencer ma prospection !

      Pour les sites gratuits, j'en ai testé certains mais aucun n'est à mon goût (je suis une enquiquineuse). Soit il y a des pubs qui gâchent la mise en page, soit on ne peut pas faire ce qu'on veut niveau conception du site...
    • reveanne

      Petit joueur sur les mots

      Hors ligne

      #8 14 Août 2010 16:51:50

      J'ai vu que tu avais publié sur l'Encrier. J'irai te lire là-bas. :)
    • FrenchDawn

      Doctelecteur

      Hors ligne

      #9 15 Août 2010 12:03:42

      reveanne a écrit

      J'ai vu que tu avais publié sur l'Encrier. J'irai te lire là-bas. :)


      Oui, j'ai fait un essai. :-) J'y publierai d'autres textes bientôt, je pense.