De l'autre côté du pont - Chapitre 1 ; présentation des personnages

 
    • Echecs et mat

      Livraddictien débutant

      Hors ligne

      #1 15 Octobre 2018 18:35:05

      Dick avait un fils de huit ans qui s'appelait Tony, une petite bouille toute blonde et potelée mais le diable au corps, un gosse turbulent. Son père étant adroit de ses mains, il occupait son temps libre à lui fabriquer dans une espèce d'atelier qu'il avait aménagé dans la buanderie, des jouets de bois de toute sorte. Le dimanche on l'entendait frapper à coup de maillet des tourillons sur son établi « BAM BAM » au grand plaisir des voisins, bien que personne ne lui en fît la remarque. Il y avait dans l'immeuble une excellente entente et Dick étant prompt à dépanner qui que ce soit pour quoi que ce fut, on ne lui tint jamais rigueur de son vacarme. Quand il exagérait, bien sûr, qu'il lui fallait scier des planches ou cogner du marteau comme un forcené pendant des heures, il se faisait pardonner en achetant à tout l'étage un pack de bière. Quant à sa femme, puisque nous en sommes à présenter toute la famille Richards, elle s'appelait Emma. Elle était d'une rare douceur et plus jeune que son mari de quelques années. Jolie femme et d'une coquetterie de fleur épanouie, elle prenait soin de se maquiller tous les jours devant la glace, de s'appliquer avec délicatesse une couche de fard sur les paupières et de donner à ses cils une ombre de mascara. Elle respirait le bonheur et la quiétude, avait une tendresse infinie pour son gros bonhomme de mari. C'était une petite dame à la taille de guêpe qu'un courant d'air aurait renversé mais qui tenait ferme sur ses appuis en femme qui ne se laisse pas abattre facilement. Car elle avait du caractère, était tenace, diligente et prête à tenir tête à quiconque. Un portait si doux nous amène à la question de son mariage et de sa vie de couple ; elle s'était à l'époque éprise du jeune Dick pour sa timidité, pour ces petites choses insignifiantes, attentions de tous les jours et politesses, et pour sa gaucherie de garçon maladroit qui manque, malgré tous les efforts du monde, toutes les occasions de faire un compliment dans les formes. Emma sentait qu'il s'accrochait à elle et pour s'assurer de ses sentiments avait-elle fait traîner les choses en longueur en minaudant comme une chatte tandis que lui, désespéré d'obtenir en retour des marques d'affection, multipliait les petits soins, virait au cramoisi, fâché de ce qu'on lui résistât si longtemps mais pas furieux pour un sou. Elle le faisait patienter ! Eh bien tant pis pour elle, elle se fatiguerait la première ! Il aurait le dernier mot, ne laisserait pas filer l'hirondelle à cause de trop de précipitation. Alors Dick avait tenu le cap, n'avait rien changé dans ses habitudes jusqu'au jour où, certaine enfin de ce qu'il l'aimait, elle lui avait dit oui. Depuis ce temps, la carrure de Dick avait quelque peu changé. Il mangeait tout ce qui restait de son salaire une fois les charges réglées ; se payait des caisses de vin qu'un ménage ordinaire n'aurait pas eu les moyens de commander chez les meilleurs débitants du coin. Il s'en coulait un verre chaque soir quand il ne lui substituait pas une bonne bière bien fraîche et jouait les connaisseurs, observait la couleur de la robe et passait les narines sur le buvant. Naturellement, un tel régime lui fit prendre du poids mais Emma lui trouvait quelque chose de viril dans cette carrure de gaulois ratatiné, tant qu'il ne tombait pas dans l'excès. Et Dick, le ventre crevé de rires, lâchait d'un humour grivois en se tamponnant la brioche : « je prends soin de ma courbe ! »
          Emma s'occupait en vraie mère poule de tenir l'appartement dans un état correct malgré l'enfer qu'y mettait son enfant. Autrefois couturière dans les manufactures des quartiers nord, elle avait dû longtemps garder le lit à cause d'un accouchement douloureux dont elle ne se remit jamais entièrement. Dick avait souhaité depuis ce temps-là qu'elle demeurât au foyer pour son bien. C'était la solution la plus raisonnable, malgré les protestations qu'elle fit entendre. Mais chose rare, Dick s'était fâché pour la convaincre de ne pas reprendre son emploi. Il disait qu'avec les revenus que lui procurait son métier d'aiguilleur des chemins de fer, ils arriveraient à joindre les deux bouts ; et le couple manquant d'argent pour placer le bambin en nourrice, il fallut bien qu'Emma se décidât en dépit de ses soupirs à « garder le logis ».