Le clodo

 
    • auteur008

      Livraddictien débutant

      Hors ligne

      #1 22 Septembre 2020 15:11:01

      Bonjour,

      Voici un extrait de mon premier roman.

      Cordialement

      Ce matin d'octobre, Philippe Lemoine pestait contre son patron qui lui avait demandé d'aller faire un reportage sur les clochards de la ville de Lyon. Il travaillait pour un petit journal dont le tirage était moins important que celui du « Progrès ». C'était le genre de journal qui comportait surtout des petites annonces, des reportages sur la ville de Lyon ainsi que sur sa région. Il était chargé de la rubrique des cas spéciaux, un peu originaux. Il n'avait que l'embarras du choix, les sujets ne manquaient pas dans cette grande ville et aux alentours. Dans l'équipe, il y avait aussi une rubrique sport, que s'octroyait Claude, un black à la carrure impressionnante. Culturiste à ses moments perdus, il n'en était pas moins sympathique.
      Il y avait aussi Mariette, petite blonde aux cheveux toujours tirés en arrière et se terminant en queue de cheval. Elle portait des lunettes à grosse monture qu'elle ramenait d'un doigt nerveux sur son nez, chaque fois qu'elle planchait sur sa feuille blanche. C'est elle qui dénichait les derniers potins sur la mode, le maquillage, enfin tout ce qui concernait les femmes. Malgré cela, elle ne se maquillait jamais, ne suivait pas la mode : on la voyait souvent simplement vêtue d'un pantalon et d'un pull léger à col roulé. Enfin pour finir, il y avait le boss, Gilbert. Grand, la cinquantaine, toujours bien habillé, encore bien conservé, les cheveux taillés en brosse. Une fine moustache et des yeux scrutateurs qui ne laissaient rien passer.
      Il s'occupait de la bonne marche du journal, tâchait de lui apporter un petit plus en s’intéressant à l'art sous toutes ses formes. Il donnait même à l'occasion un coup de pouce à de jeunes espoirs en publiant quelques extraits de leurs ouvrages ou encore, en conseillant au public d'aller à leur rencontre. Un matin, il appela Philippe pour lui demander :
      — Sur quoi travailles-tu cette semaine ?
      Philippe rétorqua de son habituel ton neutre :
      — J'avais pensé faire un reportage sur les anciennes et nouvelles halles qui se trouvent à la Part-Dieu maintenant. À l'aide de documents et de photos, cela sur deux semaines. Beaucoup de gens ne connaissent pas les anciennes halles et cela peut intéresser le public. Enfin il me semble que l'idée est bonne à prospecter.
      Le boss se passa la main dans les cheveux comme il en avait l'habitude quand il était soucieux ou troublé, et répondit d'un ton légèrement désabusé :
      — Ouais, ouais, mais j'avais pensé à quelque chose d'autre. Philippe soupira en prenant la cigarette que lui tendait cordialement son patron. Celui-ci était en effet très proche de ses collaborateurs. D'ailleurs ils se tutoyaient tous à la rédaction et à l'occasion, faisaient quelques virées ensemble pour de futurs projets de reportages. Cette ambiance contribuait à la bonne humeur au sein du journal, à un meilleur rendement. C’était souvent la même chose : le boss, qui avait plus de métier, aidait ses équipiers à se réaliser pleinement en les poussant à aller toujours plus loin. Ceux-ci le faisaient de bonne grâce, d'autant plus qu'il avait souvent raison. Mais cette fois, Philippe ne s'attendait pas à celle-là. Après avoir pris lui-même une cigarette, le boss souffla dans un nuage de fumée :
      — Ton truc est super, il ira très bien avec le sujet que je voudrais que tu traites cette semaine.
      Philippe perçut tout de suite que quelque chose gênait son patron et qu'il hésitait de lui dire de quoi il s’agissait. Il se mit aussitôt sur ses gardes, le boss ayant de nouveau passé sa main dans ses cheveux. Puis devant l'air méfiant de Philippe, il lâcha tout d'un coup :
      — Ce qui serait encore plus intéressant, c'est que tu parles des clochards, des mendiants, enfin des marginaux quoi !
      Sous le coup de la surprise, Philippe en oublia de secouer la cendre de sa cigarette dans le gros cendrier en pierre qui trônait sur le bureau du patron. Médusé, il s'exclama :
      — Les clochards ! Tu veux dire les clodos ?
      Avant qu'il en rajoute, Gilbert continua :
      — Oui les clodos si tu veux . C'est un sujet super génial. Il y en a partout. Personne ne s’intéresse à eux. C'est un sujet en or, je te dis. Crois-moi, tu sais que je ne trompe jamais.
      Du coup, Philippe écrasa sa cigarette à moitié fumée. Après avoir jeté un coup d’oeil à la pluie fine qui tombait dehors, il plaida, pas tout à fait convaincu :
      — Quel rapport avec mon sujet ?
      Le boss se leva et avec l'art qui le caractérisait, parla longuement sans s'interrompre, défendant ardemment sa cause comme l'aurait fait un grand avocat pour un criminel.
      — Justement, dans les années soixante, les halles des Cordeliers regorgeaient de clochards qui se nourrissaient des restes de cette énorme concentration de bouffe qu'étaient les halles à cette époque.
      — Une bien belle époque, répéta-t-il pour lui-même.
      Philippe questionna :
      — Et alors ? Je ne vois pas qui peut s’intéresser aux clodos.
      À cet instant, Gilbert était tellement enthousiasmé par son idée, qu'il n'avait pas d'autre envie que de rallier le journaliste à son objectif. Il continua, la voix vibrante de ferveur :
      — La première partie de ton article parlera des anciennes et nouvelles halles, ton idée, et à la fin de celui-ci, tu commence à parler des clochards, laissant ainsi les lecteurs sur leur faim. La semaine d'après, tu décris ces mendiants qui hantaient les vieilles  halles. Tu cherches ce qu'ils sont devenus et où ilssévissent à présent. S'il le faut, tu peux faire une troisième semaine, tu as carte blanche. Comme ça, j'ai mon sujet et tu as le tien. Ça te convient, mon petit Philippe ?
      Pour toute réponse, Philippe sortit son paquet de cigarettes et après l'avoir tendu au boss qui refusa d'un geste de la main, en prit une. Expirant une longue bouffée, il finit par faire semblant de capituler :
      — D'accord, je marche, mais comment je vais trouver ces clochards ? C'est pas tellement le genre de personnages que je fréquente !
      Gilbert repassa la main dans sa brosse. Geste qui signifiait que cela devenait barbant comme discussion et conclut d'un ton qui se voulait persuasif :
      — Ça, c'est ton affaire, mais je te fais confiance, tu trouveras bien des clochards dans Lyon, tout de même !
      Philippe sortit du bureau en râlant. Cette affaire ne l'enchantait pas trop. Les clodos l'avaient toujours répugné, plus encore depuis qu'il en avait vu un manger dans une poubelle. Il se rappela son état misérable, son pantalon loqueteux, ses yeux bouffis par l'alcool, sa barbe qui ne faisait qu'accentuer la maigreur de son visage, disparaissant presque sous un casque de cheveux brillants de crasse. Il en avait gardé l'image des jours durant.
      Donc, ce matin d'octobre il erra dans les rues de Lyon à la recherche d'un clochard. Il préféra marcher, car en voiture, il lui aurait été impossible d'en dénicher un. Son journal se trouvant dans le centre de la ville, il pesta, d'autant plus qu'une fine pluie se mit à tomber de nouveau. Relevant le col de son blouson, il se dirigea vers les nouvelles halles, car jusqu'à présent, il avait fait chou blanc.