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    • Galiote

      Livraddictien débutant

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      #1 12 Juin 2025 14:49:50

      Je me lance sans plus d'introduction:

      Un État contre son peuple, Nicolas Werth (Les Belles Lettres, 2025)

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      L’arrivée au pouvoir des Bolchéviques est l’une de ces (mauvaises) farces de l’histoire, pour reprendre le mot de Marx concernant la révolution de 1848 en France qui vint légitimer le président et futur usurpateur Louis-Napoléon Bonaparte. En effet, sous couvert de rejouer la « grande histoire de la Révolution française », les bolchéviques menés par Lénine, à l'origine le parti « majoritaire » du POSDR (Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie), fantasment la Terreur à grande échelle et tous ses expédients pour imposer le pouvoir de la classe ouvrière au sein de l'empire tsariste finissant et corrompu, au détriment des solidarités traditionnelles et des réalités socio-économiques des différents territoires. Le but est clair pour Lénine: il s'agit d'arriver au pouvoir et de s'y maintenir malgré la position précaire et le peu de soutien des campagnes pour les Bolchéviques. Mais, grâce à des alliances temporaires, des divisions ennemies et l'affaiblissement généralisé des troupes loyalistes après la Première Guerre Mondiale, le "vieux" saura consolider le pouvoir bolchévique pour y installer un nouveau régime très ambitieux, une dictature du prolétariat à rayonnement international, centralisée à Moscou et dirigée par une élite de révolutionnaires de métier. Ce sera le début d'une entreprise massive de répression inégalée jusqu'alors sur le continent européen, considérant comme ennemie de la lutte des classes toute résistance, qu'elle vienne de l'opposition politique mais aussi de groupes sociaux (noblesse, bourgeoisie, Églises, administration, gendarmerie, intelligentsia, paysannerie,...).


      Un État contre son peuple est une reparution et révision substantielle de la contribution de l'historien Nicolas Werth au fameux et houleux ouvrage collectif Le livre noir du communisme sorti en 1997 pour les 80 ans de la révolution russe, relatant les mécanismes et la centralisation de la répression soviétique. Le débat historiographique du LNC est surtout lié à la préface de Stéphane Courtois, directeur de publication de la revue « Communisme », qui met sur un plan d'égalité le nazisme et les communismes:


      «La question du crime commis par un État a été abordée pour la première fois sous un angle juridique, en 1945, au tribunal de Nuremberg institué par les Alliés pour juger les crimes nazis. La nature de ces crimes a été définie par l’article 6 des statuts du tribunal, qui désigne trois crimes majeurs : les crimes contre la paix, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité. Or, un examen de l’ensemble des crimes commis sous le régime léninien/stalinien, puis dans le monde communiste en général, nous conduit à y reconnaître chacune de ces trois catégories.» (LNC, 1997)


      Werth quitte cependant la revue car il estime que Courtois conclue sur des chiffres erronés, dont l’inflation n’a jamais été justifié, et reproche la posture "policière" d'une histoire définitive et essentialisante qui criminalise l'idée même du communisme:


      «Rappelons seulement que les principaux points mis en cause par nous dans ce texte ont été : la centralité du crime de masse dans les pratiques répressives des communismes au pouvoir ; l'assimilation entre doctrine communiste et mise en application de celle-ci, ce qui fait remonter le crime jusqu'au coeur même de l'idéologie communiste ; l'affirmation qui en découle de la grande similitude du nazisme et du communisme, tous deux intrinsèquement criminels dans leur fondement même ; un chiffrage des victimes du communisme abusif, non clarifié (85 millions ? 95 ? 100 ?), non justifié, et contredisant formellement les résultats des coauteurs sur l'URSS, l'Asie et l'Europe de l'Est (de leurs études, on peut tirer une « fourchette » globale allant de 65 à 93 millions ; la moyenne 79 millions n'a de valeur que purement indicative).» ("LNC":Retour à l'histoire, article signé par N.Werth dans Le Monde, 1997)


      Cette nouvelle édition sort dans le contexte d'une guerre d'invasion menée par la Russie contre l'Ukraine depuis février 2022, et s'y ajoute un chapitre sur la politique mémorielle poutinienne d'effacement des crimes de l'URSS; c'est, par exemple, ce qu'en témoignent les manuels scolaires russes les plus récents réduisant à deux ou trois lignes l'expérience brutale de la famine par les populations paysannes ukrainiennes (≈ 4,5 millions de morts) durant l'Holodomor des années 1932-3, au pic des grandes disettes provoquées artificiellement par Staline et le régime pour nourrir Moscou et venir punir les résistances à la collectivisation forcée dans différents territoires de l'URSS.


      Reprenant son étude à la lumière des travaux récents à propos des répressions de masse sur tout le territoire de l'ex-URSS, Werth retrace patiemment l'ensemble des dispositifs et mécanismes de répression en vue de la collectivisation forcée et au nom d'un parti central unique prônant la guerre contre les ennemis de la classe prolétaire, se servant des divisions ville/campagne et des préjugés selon des caractères ethno-nationaux, pour mobiliser et galvaniser une armée bureaucratique ou «commisarocratie» formée par l'administration, la police politique (Tcheka puis GPU, NKVD puis KGB), les membres des soviets et des Komsomol (organisation de jeunesse).
      Deux axes majeurs de la répression ressortent de cette étude: - la collectivisation forcée des campagnes et la criminalisation des paysans par le biais d'opérations de "dékoulakisation" de plus en plus étendues et non-restrictive au nom de l'intérêt de l'État et des "soviets"; - la "militarisation du travail" généralisée et plus particulièrement la systématisation des camps de travail forcé pour occuper et exploiter les zones riches mais isolées de l'Union soviétique, grâce au déploiement des "déplacés spéciaux", des "éléments socialement nuisibles" ainsi que des prisonniers politiques dans les goulags. Si l'arbitraire politique de la répression a été particulièrement criant lors des fameux procès et purges des années 1936-8 et ses près de 800 000 exécutions identifiées, Werth montre que l'oppression a bien été au coeur même du projet soviétique et la pratique du gouvernement telle qu'elle a été instaurée depuis la prise du pouvoir des Bolchéviques, quitte à vivre des contradictions flagrantes vis-à-vis de l'idéologie marxiste (nationalisme, frontières, pénuries, idéalisme vs matérialisme) et à pérenniser une dictature. De ce fait, la spécificité du totalitarisme soviétique, dont la période stalinienne est la plus probante bien que ses successeurs aient normalisé certaines pratiques tout en rejetant l'épuration politique, et qui le fait se distinguer du nazisme, est sa dimension "autophage":


      « La violence stalinienne s’est exercée contre son propre peuple — c’est une différence fondamentale avec le nazisme, tourné vers l’extérieur. Un adulte sur cinq ou six a fait l’expérience du goulag ; la répression n’était pas seulement politique, mais aussi sociale : un kolkhozien qui chapardait un épi de blé pouvait écoper de sept ans de camp. Ce continuum de violences sur 70 ans — avec des intensités variables — a modelé une société marquée durablement par la peur et l’oppression. » (Émission de France Culture du 17 avril 2025 "De Staline à Poutine: tirer les ficelles de l'histoire nationale")


      Enfin, Werth rappelle à quel point la propagande et l'image internationale du régime soviétique a pu être un outil d'instrumentalisation des élites politiques occidentales de gauche et la manière dont la victoire de 1945 a pu éclipser en partie les crimes déjà imputés à la dictature stalinienne.

      Dernière modification par Galiote (15 Juin 2025 22:18:38)