Le jour se lève

 
    • AmyB

      Néophyte de la lecture

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      #1 31 Août 2011 16:18:10

      Le jour se lève à peine. Le réveil  vient de sonner et pourtant rien ne semble bouger sous les draps écarlates qui revêtent le lit à baldaquin noir. La chambre reste plongée dans l’obscurité ambiante, la sonnerie continue son ronflement strident, inefficace.
      Les rideaux de velours pourpres cachent encore le soleil qui commence à percer entre les fentes des volets fermés. Une main fine, d’une blancheur extrême, sort de dessous la couette, éteint enfin le signal sonore qui s’en est allé crescendo, jusqu’à hurler sans que rien ne vienne l’interrompre. Ce n’est pas le bruit qui semble avoir sorti de sa torpeur l’être ensommeillé qui émerge doucement. C’est ce fin rayon solitaire qui est venu l’éblouir, se frayant un chemin entre les persiennes closes, les rideaux tirés, le baldaquin fermé, la couette retournée. Juste un léger changement de luminosité, là  où un cri discordant  a échoué.
      La main si fine s’est prolongée d’un bras lui aussi d’une telle finesse qu’on le penserait fragile. Pourtant, à le voir se tendre et d’un mouvement brusque arracher du mur la prise du réveil qui s’envole et se fracasse contre le mur d’en face, nul doute que ce membre appartient à une créature d’une force et d’une détermination qu’il ne convient pas de déranger sans risquer quelques conséquences disproportionnées.

      Jilicis sortit de la douche, pimpante et auréolée d’une brume d’eau. Elle s’enroula rapidement dans une serviette de bain moelleuse à souhait, l’un de ses pêchés mignons. Elle entendait au loin le son d’un bip bip lancinant.
      _ Encore le réveil du voisin, pensa-t-elle. Il doit être sourd, à l’heure actuelle ! S’esclaffa-t-elle face à la glace de sa salle de bain minuscule. Au moins, je ne risque pas de ne pas me lever ! Même si mon radio réveil venait à tomber en panne, j’entendrais encore celui d’à côté !
      Elle attrapa au passage son chemisier jeté la veille à la va vite sur la commode, traversa le hall de nuit et entra comme une tornade dans sa chambre dévastée !
      Jilicis n’était pas pour ainsi dire un modèle de sagesse, une acharnée du rangement et du ménage. Non, vraiment pas,  à voir le lit sans dessus dessous, les vêtements jonchant le sol côtoyant par la même quelques paires de talons aiguilles éparses dans la pièce.
      Les rideaux étaient ouverts en grand et donnaient sur une immense pelouse, ultra entretenue… celle du voisin ! Pour sa part, la jeune femme occupait un petit cottage qui jouxtait une immense propriété. Souvent, pour rigoler, elle racontait à ses amis qu’elle occupait le pavillon de chasse du manoir d’à côté. Depuis ses fenêtres, elle avait une vue imprenable sur la bâtisse de style victorien et son parc. Elle n’avait jamais compris pourquoi il n’existait pas de clôture entre les deux terrains.
      Lorsqu’elle avait emménagé, le bail stipulait qu’il était interdit d’ériger quelques clôtures qu’il soit, ni grillage ni palissade, pas même de paravent en toile amovible. Rien ! La vue devait rester dégagée quelque soit le point de vue. Et si cela ne lui convenait pas, elle devait s’enquérir d’un autre bien à louer. Jilicis n’avait pas hésité une seule seconde. Face à la splendeur et la majesté du site, le risque de manquer d’espace intime n’entrait pas dans la balance. De plus, l’agence lui avait assuré que le propriétaire était d’une discrétion à toute épreuve. Elle ne serait aucunement dérangée, à peine l’entendrait-elle aller et venir.
      Et force lui était d’en convenir : en plus d’un mois de cohabitation, elle ne l’avait jamais aperçu, même pas  une fois. Seule la persistance d’une sonnerie lointaine chaque matin lui rappelait que quelqu’un devait vivre dans la grande demeure. Mais elle n’en savait pas plus. Et cela lui était complètement égal e d’en connaître davantage. Sa vie à elle était bien remplie : levée à l’aube, déjeuner en terrasse lorsque le temps le permettait ou alors à l’abri dans la véranda avec vue sur le parc. Puis douche expresse, départ pour son travail  de guide au château, diner avec sa collègue et confidente Sahel qui lui raconterait les derniers potins de sa vie de cabocharde, poursuite des visites  et retour au cottage pour se rafraichir avant d’entamer la soirée. Voilà ce qu’était son train train quotidien depuis qu’elle avait accepté ce travail au musée.
      Le seul point noir que l’on pourrait trouver à sa vie serait l’absence ô combien marquée d’un petit ami ou même d’un ami tout court ! Non pas que la jeune femme soit opposée à une quelconque amitié masculine ou qu’elle ne soit pas attirée par les hommes mais apparemment, ici , dans la campagne anglaise, nulle trace d’homme pressé de venir lui faire la cour ou un tant soit peu intéressé par son côté « nouveauté ». Pas un ! Même pas son voisin ! Certes, il était vraiment mal placé sur sa liste vide, elle ne l’avait pas encore aperçu mais peut-être que lui la voyait depuis chez lui après tout ! Elle l’imaginait, calfeutré derrière ses immenses baies vitrées aux persiennes toujours à moitié fermées, en train de passer son temps à l’espionner avec une longue vue… Jilicis éclata de rire à ses pensées saugrenue, seule dans sa chambre.
      « Décidément, il va falloir que je me trouve vite fait de la compagnie ou mes hormones vont finir par me jouer de vilains tours. Imaginer mon voisin en voyeur patenté ! Et puis quoi encore ? Un vampire aussi, tant que j’y suis ! Ou alors un fantôme. Hum, plus ça pour l’instant ! »
      Souriant toujours, elle se dépêcha de rejoindre sa kitchenette où elle prépara du thé bien chaud avant d’aller s’installer dans la véranda. Là, elle se laissa tomber dans l’une des deux causeuses, aux coussins rembourrés. Elle adorait ce petit coin moelleux à souhait qu’elle s’était aménagé. Des tentures aux teintes fleuries habillaient la baie vitrée qui donnait sur la pelouse. Une table ronde de jardin agrémentait la pièce où venaient se faire face, de part et d’autre, deux sièges artistiquement disposés. De grandes bibliothèques en chêne couvraient les deux murs non occupés, conférant à la pièce une impression de chaleur et de bien être. Sur chaque étagère, des livres par centaines se côtoyaient sans qu’un quelconque semblant de classement ne puisse expliquer leur ordre sur telle ou telle tablette. On y trouvait aussi bien des livres traitant du moyen-âge que des romans de gare ou encore un traité de biochimie s’entremêlant à un roman de Robin Hobb. Tout n’était que désordre apparent et pourtant Jilicis aurait pu, d’un seul coup d’œil, retrouver un livre bien précis dans ce bric à brac littéraire.
      Le thé fumait doucement dans sa tasse en gré que ses parents lui avaient offert à Noël et la jeune femme  laissait son esprit s’évader quelques jours en arrière. Elle avait emménagé au début du mois de mai. Elle ne possédait pas beaucoup de meubles hormis ses deux immenses bibliothèques héritées de sa grand-mère, qu’elle avait retapées amoureusement avec l’aide précieuse de son père, une salle à manger en bois exotique achetée nouvellement chez l’une des grandes chaines de magasin de meuble de la contrée, sa chambre à coucher de jeune fille et son salon de jardin en simili teck. Elle était arrivée de France, pressée de s’installer dans ce pays qu’elle contemplait chaque jour depuis les plages de sable fin. Elle avait suivi des études de langues qui l’avaient amenée à parler l’anglais et le néerlandais couramment. Mais très vite elle avait réalisait que le métier de traducteur ne la passionnait pas du tout. Ce qu’elle voulait, elle, c’était travailler dans des lieux chargés d’histoires, où mystères et chevalerie rimaient avec  ruines et familles royales. Rien à voir avec son poste de l’époque qui consistait à recevoir par mail des comptes-rendus biotechniques à traduire dans la semaine !
      Du coup, elle s’était renseignée dans le département de l’université qui l’employait pour participer à un échange européen, en tant qu’interprète. On l’avait acceptée à bras ouverts, un groupe d’étudiants devant partir très prochainement pour le nord de l’Angleterre. Elle devait les accompagner dans leurs démarches administratives, une fois arrivés sur place, s’assurer qu’ils étaient bien installés dans l’université qui les accueillait et qu’ils bénéficiaient de toute l’aide dont ils avaient besoin. Elle avait ainsi participé à leur bien être pendant huit mois consécutifs et cela lui avait permis de se créer des relations parmi les quelques personnes du service où elle s’était retrouvée affectée. Et notamment, Sahel, une jeune femme de trente ans, d’origine hispanique venue s’installer en Angleterre une dizaine d’année auparavant.
      Elles avaient tout de suite sympathisé. L’une, grande, d’allure athlétique, brune, au teint mat, et l’autre plutôt petite, à peine 1m65, aux hanches légèrement enrobées, rousse de peau et de cheveux à son plus grand désarroi. Comme deux aimants qui s’attirent par leur force contraire, les deux jeunes femmes avaient trouvé chez l’autre ce qu’elles n’étaient pas physiquement. Si l’on ajoutait à cela leurs différences de caractère, l’une plutôt renfermée et rêveuse et l’autre au caractère bien trempé mais  un rien extravagant, on assistait alors à un véritable duo de Laurel et Hardy !



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      Dernière modification par AmyB (01 Septembre 2011 15:35:15)

    • AmyB

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      #2 31 Août 2011 19:21:03

      Jilicis revint à elle, son thé complètement refroidi. Elle l’avala rapidement, s’avisant de l’heure déjà bien avancée. Certes, elle se levait au petit matin afin de disposer d’un peu de temps avant de commencer son travail mais ses rêveries l’avaient entrainée un peu trop longtemps loin de la réalité.
      Enfin habillée pour l’une de ses journée de travail, elle accueillait aujourd’hui un groupe d’élèves français venus visiter le château, la jeune femme attrapa ses clés de voiture au passage, verrouilla les portes de la maison et emprunta son allée d’un pas bien décidé. Sans réfléchir, elle caressa d’une main le chat noir qu’elle avait baptisé subtilement Minou et s’engouffra dans sa mini Morris.
      A bien y réfléchir, c’était marrant de retrouver systématiquement ce chat, tous les matins. Pas une seule fois depuis qu’elle était arrivée, il n’avait manqué son départ. La première fois où elle l’avait aperçu, il était perché en haut du petit érable rouge planté le long de son allée, devant la maison. Il l’avait regardé de ses yeux perçants et avait subrepticement  miaulé lorsqu’elle était passée à proximité de lui, lui causant tout de même une belle frayeur matinale. Le cri qu’elle avait poussé, accompagné du sursaut digne d’un kangourou aurait fait éclater de rire le premier venu, témoin de la scène. Les yeux du chat s’étaient plissés davantage, sa gueule s’était fendue d’un sourire, vraiment ?, et il s’était laissé tomber de son perchoir pour venir se frotter contre ses jambes, comme pour se faire pardonner de l’avoir si soudainement surprise. Et au lieu de le repousser sans ménagement, elle s’était accroupi près de lui et l’avait caressé gentiment pour lui montrer qu’elle ne lui en voulait pas. Elle se souvenait encore du plaisir qu’elle avait ressenti à passer sa main dans sa fourrure noirâtre. On aurait dit du velours tant ses poils étaient serrés et fins. Il s’était mis à ronronner et à se frotter contre elle, comme pour l’encourager à prolonger ses caresses. Depuis, chaque matin, il était là, assis sur son postérieur à côté de sa voiture, attendant sa caresse matinale. C’était devenu l’un des rituels de la jeune femme. Elle s’était bien posé la question sur l’identité du propriétaire du chat puis s’était vite faite une raison. Sans doute appartenait-il à son voisin étant donné l’absence de voisinage immédiat dans cette partie de la campagne.

      Un carillon sonnait, égrenant les heures passées une à une. Le bruit se répercutait sans fin dans le dédale de pièces nues de tous meubles, aux murs d’un blanc éblouissant mais surmontés de moulures aux décorations fleuries et colorées. Les plafonds, eux aussi peints de scènes médiévales et fortement enluminées, ressortaient d’autant plus et semblaient attirer la lumière de la pièce. On se serait presque attendu à voir voler de grands rideaux blancs dans le courant d’air des portes fenêtres mais il n’en était rien. Seul l’écho créé par le manque et le vide pouvait se targuer de donner une âme à cette demeure abandonnée.
      Néanmoins, si l’on écoutait plus attentivement, au-delà des coups sourds, on pouvait percevoir le chuintement d’un linge pressé contre un autre, comme le frottement d’une manche contre soi,  comme si quelqu’un se promenait de pièce en pièce. Certes,  aucun bruit de pas ne venait troubler l’ambiance aseptisée des lieux,  mais il y avait comme un petit quelque chose de dérangeant dans ce simili silence.
      Soudain, une ombre se profila dans l’ouverture d’une des grandes portes de l’arcade centrale.

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      #3 01 Septembre 2011 15:37:21

      Elle paraissait démesurée dans ce décor orné. Pourtant toujours ce silence pesant et cette ombre grandissante qui s’accentuait jusqu’à venir frôler la lumière qui passait sous les persiennes semi ajourées. Là, la silhouette gigantesque s’arrêta net livrant passage à un homme de haute stature mais sans plus. Il paraissait d’autant plus bronzé que ses habits étaient d’une blancheur éclatante. Brun, les cheveux courts sur la nuque, les muscles du buste bien dessinés sous la chemise froissée de lin entrouverte, des jambes longues emprisonnées dans un pantalon de toile assorti, l’homme se tenait dans l’encadrement et observait son reflet dans un immense miroir qui occupait le mur complet lui faisant face. Il se regardait bouger alors que lui-même n’esquissait pas un seul mouvement. Un témoin plus audacieux se serait peut -être demandé comment le reflet pouvait évoluer  alors que le modèle restait de marbre. S’il avait pu se pencher pour mieux voir, il aurait alors constaté que ce reflet était le négatif du premier.
      Dans le miroir, se trouvait un homme d’une blancheur extrême, habillé de lin noir : même chemise entrouverte, même pantalon négligemment noué à la taille et descendant sur ses jambes musclées, même regard ténébreux. La seule différence était cet étonnant contraste de luminosité. La pièce elle-même, de l’autre côté du miroir, était en parfaite opposition : mur sombre, plafond décoré d’argent. Cependant, on y notait la présence d’un lit immense, trônant au centre de la pièce, surmonté d’un dais de velours grenat. L’homme blanc semblait se tenir dans la même position que l’homme bronzé. Ils semblaient s’observer l’un l’autre, s’affrontant en un duel silencieux. Y’avait-il réellement ce miroir pour les séparer ou bien n’était-ce qu’une illusion d’optique provoquée par le changement brusque de couleur des pièces ?
      L’homme au reflet blanchâtre se rapprocha de la surface vitrée, la franchit dans une ondulation des lignes du miroir pour venir enlacer son jumeau dans une pose hautement sensuelle. A les voir ensemble, on les pensait fusionnés  l’un avec l’autre jusqu’à les confondre en un seul être.
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      #4 01 Septembre 2011 15:37:41

      Encore une fois, la fusion était totale entre les deux frères. Damien se sentait en parfaite communion avec Arnaud. Leurs esprits se fondaient l’un dans l’autre sans pour autant s’altérer individuellement. Ils restaient eux même tout en ressentant la moindre émotion, partageant  le plus petit souvenir de l’autre.

      Leur corps à corps prit fin lorsque Damien, être blafard à la lumière du jour, s’éloigna légèrement de son jumeau. Il savait toujours quand arrêter le processus de la fusion avant qu’Arnaud ne se perde en lui. Son frère, être de chair au sang chaud, ne pouvait pas en effet se laisser aller à cent pour cent dans cet échange si revitalisant pour les deux hommes. Il en résultait pour lui une perte totale de son identité, de son moi intérieur et cela les menait à ne plus faire qu’un, Arnaud disparaissant en Damien. Certes, cela avait eu bien des avantages pour ce dernier comme lorsqu’il n’en pouvait plus de rester enfermé et qu’il fallait qu’il s’expose à la chaleur de la lumière blanche du soleil. Ou encore la  fois  où Damien avait dû user de sa force pour libérer son frère des chaines qui l’emprisonnaient. Mais c’était de l’histoire ancienne et cette symbiose était toujours au détriment d’Arnaud qui devenait ainsi un véritable jouet télécommandé aux mains de Damien. Et puis  le jeune homme perdait ses souvenirs et un peu de sa vie humaine lorsqu’ils en arrivaient à user trop longtemps de leur magie.
      Damien retourna s’asseoir à son pupitre où partitions et matériels informatiques se disputaient la place. Comme toujours, il était une fois de plus occupé à composer un nouveau morceau de musique qui propulserait une diva au sommet de la scène. Bien sûr, personne n’avait jamais rencontré Damien en personne. C’était Arnaud qui s’occupait des relations extérieures et assurait la notoriété de son frère. Néanmoins, par le biais de leur lien, Damien pouvait ressentir et voir tout ce qu’Arnaud vivait pour lui.
      Arnaud le suivit de près et jeta un œil distrait sur la nouvelle partition en cours. La musique était pour lui comme de l’eau qui coulait d’une source. Il n’avait pas besoin de lire et de déchiffrer les notes. Son œil exercé s’imprégnait de la totalité de ce qu’il voyait et le son jaillissait dans sa tête comme si on y avait branché un lecteur de CD. La mélodie s’éleva, gracieuse et tourmentée. Ses yeux se plissèrent sous l’ampleur de la note aigue qui parachevait le morceau. C’était un pur chef d’œuvre qui allait encore bouleverser le monde musical. Emporté par cette magnificence, il n’entendit pas son jumeau lui posait pour la troisième fois la même question.
      Damien rabattit l’écran sur son clavier. La mélodie stoppa net au plus grand regret d’Arnaud, plongé dans une béatitude bienfaisante. Interloqué par tant de violence auditive, il se tourna vivement vers Damien qui ébauchait déjà un mince sourire. Il savait pertinemment l’effet que sa musique avait sur l’esprit de son frère et bien qu’il en conçoive une grande fierté, il ne pouvait s’empêcher d’être agacé devant son absence totale de réaction dans ces moments là. Quand la musique de Damien envoutait Arnaud, le monde extérieur cessait d’exister pour lui.

      -Je te demandais si tu avais vu notre charmante voisine ce matin, répéta-t-il pour la quatrième fois.
      -Pourquoi demander quand tu le sais déjà, rétorqua cyniquement Arnaud, fâché de l’interruption soudaine de la mélopée.
      -C’est juste que je me demande toujours comment elle fait pour ne pas avoir compris qui tu étais.
      Arnaud sourit tout de même, heureux que son frère ne puisse pas tout voir en lui. Certes le lien leur permettait d’échanger leurs souvenirs mais ce que voyait alors Damien c’était ce que les yeux d’Arnaud voyaient. Il n’était pas capable de se rendre compte de l’enveloppe charnelle qu’adoptait Arnaud dans ces moments là.
      Et il ne se privait pas pour en changer très régulièrement, tant il affectionnait se couler dans des corps différents. C’était pour lui comme jouer des morceaux de musique très variés, chaque enveloppe émettant des sons particuliers lorsqu’il se mettait en mouvements. Il  chérissait par-dessus tout se couler dans une silhouette féline : la grâce nonchalante de ses mouvements qui en découlait se transposait à ses oreilles en une pure symphonie cristalline.
      Damien avisant le sourire en coin de son frère essaya de percer le secret qu’il semblait garder. Il savait qu’Arnaud pouvait prendre n’importe quelle forme animale, y compris humaine, et qu’il s’entendait à tromper son monde. Il avait deviné également qu’il y avait recours lorsqu’il se présentait au domicile de leur délicieuse nouvelle voisine. Au vu de regard plongeant qu’elle avait en présence d’Arnaud et au souvenir de la caresse de sa main sur son corps, il devait très certainement se changer en un animal à fourrure à quatre pattes. Il se joint au sourire plus en plus prononcé de son frère en imaginant la tête de la jeune femme si elle savait un jour qu’elle caressait chaque matin le corps de son frère. Les yeux plissés par un rire muet partagé, les deux hommes se turent sans rien ajouter.
      Il n’y avait plus besoin d’alimenter la conversation, Damien se trouvait désormais au fait des exactions de son jumeau.
      Doucement, Arnaud releva l’écran de l’ordinateur portatif et se replongea dans le morceau resté à l’écran. Damien savait que tant qu’il n’aurait pas terminé de « lire » la partition, Arnaud refuserait de dialoguer avec lui. Chaque jour, c’était le même rituel. Son frère, levé avant l’aube sans aucun réveil alors que lui-même n’émergeait qu’à la première lueur du soleil, partait faire son tour de la propriété, revenait par le jardinet de leur voisine avant de venir le retrouver dans la chambre où il se plongeait dans le dernier travail en cours de Damien. Une fois le morceau écouté dans son intégralité et une fois seulement cela accompli, Arnaud déniait mettre au point l’emploi du temps  de leur journée. Du moins sa part à lui puisque Damien, au contraire de son jumeau, ne sortait pas de la maison et ne rencontrait jamais personne de l’extérieur. Il se contentait de se lever, de composer sa musique et de s’informer sur comment allait le monde via ses réseaux Ethernet et l’Internet.
      Arnaud, quant à lui, menait un semblant de vie sociale à l’extérieur. Il était chargé notamment de vendre la musique de son frère, établir des contacts avec les autres membres de leur communauté et d’assurer le maintien de l’ordre dans les deux mondes qui se côtoyaient. Et accessoirement d’aller rendre visite à la voisine…

      -Que comptes-tu faire aujourd’hui ? demanda Damien alors qu’Arnaud s’écartait du bureau, signe qu’il avait terminé de lire la partition.
      -Je dois aller rendre visite à la conservatrice du musée. Elle a téléphoné hier après-midi. Ils ont pratiqué des fouilles et retrouvé un vieux manuscrit. Un recueil de partition médiéval apparemment mais ils ont un peu de mal à déchiffrer la mélodie. Et toi ?
      - Eh bien j’ai ce morceau à terminer. Et puis il va falloir songer à me ressourcer aussi…
      Damien savait que son frère n’émettrait  aucune remarque désobligeante ni ne protesterait. Chaque semaine, il devait s’exposait à la lumière du jour afin de recharger ses batteries. Arnaud, même s’il perdait totalement l’usage de son corps, aimait ces moments de symbiose avec son frère, ces moments privilégiés où ils ne faisaient qu’un. Damien se ressourçait, faisait le plein de vitamine D et E et Arnaud se plongeait avec délice dans la romance de l’esprit qui le contrôlait. C’était pour lui un temps de pur bonheur où toute la gamme des émotions était déclinée  en musique. Une véritable symphonie à lui tout seul. Tout ce que Damien voyait alors, sentait, ressentait,  se transformait en un maelström de notes, de bulles musicales qui éclataient les unes plus fortes que les autres à l’intérieur de son crâne. Un véritable feu d’artifice chantant le saisissait et l’entrainait loin du quotidien. Les couleurs des sons, tous plus lumineux, plus éblouissants les uns que les autres lui enveloppaient les tympans, le menant parfois au bord du gouffre de l’extase. C’était à ses moments là que ça devenait dangereux pour lui, lorsqu’il sentait qu’il était prêt à se noyer dans cette magnificence auditive. Il y perdrait un jour l’esprit si Damien ne veillait pas chaque fois à le ramener sain et sauf dans son corps et sa tête.
      Toutefois, à l’issu de ces partages sans pareil, Arnaud, bien que submergé par les échos qui s’attardaient en lui, y puisait un réconfort et une sagesse qui s’accroissait sans cesse. Damien et sa musique lui était autant nécessaire que le soleil pour la vie de son frère. Chacun se nourrissait différemment mais chacun en revenait repu.

      Damien dévisagea son jumeau, attendant une réponse de sa part quant au moment choisi par ce dernier. Il le sentait déjà fébrile à l’annonce de ce partage hebdomadaire. Il était parfaitement conscient qu’il risquait à chaque fois de se perdre en lui mais il ne pouvait se soustraire à son besoin sans que cela nuise gravement à sa santé. De part son père humain, il pouvait se promener à l’air libre à condition qu’il reste à l’abri de la lumière du jour. Il pouvait manger, boire de la nourriture humaine également, son métabolisme, quoique plus lent que celui des humains, le lui permettait. Mais de sa mère, il avait héritait son intolérance au soleil sauf s’il s’intériorisait dans un être biologiquement inférieur à lui, autrement dit humain ! Pour autant, Arnaud n’était pas humain lui non plus mais sa biochimie était différente de celle de son jumeau. Lui, au contraire de Damien, pouvait vivre au grand air sous le soleil, s’alimentait comme tout un chacun dans ce monde d’humains. Il avait reçu le don de pouvoir prendre n’importe quelle forme animale selon l’héritage paternel et de lire, sentir et ressentir  la musique pour celui de sa mère.
      En effet celle-ci était issue de la longue lignée des déesses, communément connues sous le nom de muses, déesses grecques de l’antiquité. Mais elle avait eu la particularité de s’accoupler à un lycanthrope qui lui avait donné des jumeaux capables de se fondre l’un dans l’autre. Ils étaient dons des demi-dieux dans un monde peuplés  d’humains  qui ignoraient pour la majeure partie d’entre eux, tout de leur existence.
      Être un descendant d’une égérie de la musique et d’un loup-garou n’avait donc pas que des avantages.
      - Je pense être rentré en début d’après-midi, répondit finalement Arnaud, libéré de son mutisme. Je ne devrais sans doute pas en avoir pour longtemps au château. Elisabeth n’a pas semblé démesurément impressionnée non plus. Donc ça ne doit pas être une fabuleuse découverte.
      - Ça me va. J’aurais sans doute terminé d’ici là.
      Et voyant son frère tourné les talons, Damien le rappela doucement.
      - dis-moi, laissa-t-il tombé d’une voix envoutante, de celle qu’il utilisait pour envouter son monde et obtenir les informations qu’il désirait. Quant est-il réellement de tes visites chez notre voisine ?
      Arnaud se crispa sous la sonorité quasi paralysante qui menaçait d’engourdir son cerveau.
      - N’essaie même pas sur moi, se rebella le jeune homme. Je t’ai déjà répondu que ce n’était qu’un jeu. Je l’ai surprise un matin alors qu’elle partait à son travail. J’ai juste eu le temps de me changer en chat alors qu’elle surgissait depuis son perron. Elle s’est donné une belle frayeur lorsque je l’ai averti de ma présence et j’avoue que ça m’a fait doucement rigolé ! Aussi  prenais-je un malin plaisir à être présent chaque matin… mais si cela te dérange tant que ça, je vais y renoncer !
      -Loin de moi l’idée de te priver d’un tel bonheur matinal, s’insurgea Damien. Mais reste tout de même vigilent et ne t’aventure pas à te faufiler chez elle. Tu sais ce que cela t’a valu la dernière fois que tu t’y es risqué.
      -Cette fois-ci, c’est différent… Et puis, j’ai parfaitement retenu la leçon ! Et ça remonte au moyen âge ! Je n’étais qu’un enfant à l’époque. Vas-tu sans cesse me le reprocher ?, ne put s’empêcher de s’emporter Arnaud.
      Damien baissa les yeux sous le regard étincelant de son frère où commençait à briller un éclat de sauvagerie annonçant que la bête prenait le dessus sur son esprit. Et même si lui-même était doté de magie, celle de son jumeau revêtait un caractère hautement féroce qui dépassait parfois la sienne. Il ne se risquerait surement pas à pousser plus loin la provocation, surtout pour une humaine qui lui semblait apparemment totalement inoffensive. Néanmoins, de part son droit d’ainé à quelques minutes près, il se devait de lui rappeler  les risques encourus lorsqu’ils se frottaient de trop près aux humains.
      Il le laissa donc le planter là, sans autre forme de procès et se contenta de le regarder s’en aller de part le miroir qui le protégeait de la clarté solaire. Nul doute que lorsqu’il reviendrait tout à l’heure, sa colère se serait totalement éclipsée. Arnaud n’était aucunement rancunier et adorait son frère par-dessus tout.
    • AmyB

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      #5 03 Septembre 2011 20:54:10

      Le groupe était bruyant et ne semblait pas très attentif aux paroles de la jeune femme qui pourtant maîtrisait à la perfection son sujet. Mais bon, il y avait des jours comme ça où le métier de guide la laissait éreintée et un tantinet désabusée. Elle éprouvait une telle passion pour les lieux chargés d’histoire qu’elle avait du mal à comprendre que certaines personnes puissent s’en ficher totalement. «A chacun son truc », pensa Jilicis en haussant malgré tout les épaules face à l’absence d’attention générale.
      Elle mena son groupe dans la dernière salle, expliqua une nouvelle fois le système des écus représentés de ci de là. Puis libéra les jeunes gens qui s’éparpillèrent plus vite encore qu’elle ne l’aurait imaginé!

      « Suis-je donc si mauvais guide ? demanda-t-elle en soupirant profondément à Sahel qu’elle venait de rejoindre à la cafétéria du musée.
      -Mais non, s’empressa-t-elle de la rassurer. C’est juste qu’ils n’ont pas encore l’âge pour s’intéresser aux vieilles pierres, comme nous !
      Jilicis lança un regard vaguement amusé à son amie, juchée sur son tabouret. Elle lisait un document apparemment écrit tout petit si l’on en jugeait ses yeux plissés concentrés sur la page en cours.
      -tu lis quoi, là ? demanda-t-elle finalement.
      - Oh, figure-toi qu’on vient de trouver un nouveau manuscrit dans les combles qu’ils ont mis à jour la semaine dernière. Je viens de recevoir de notre grand chef la marche à suivre pour pouvoir le consulter afin de mettre par écrit son contenu.
      Et devant les yeux arrondis de surprise de Jilicis, elle s’empressa d’ajouter sur le ton de la confidence :
      -Je sais, je sais. D’habitude, je ne suis pas chargée par Madame Elisabeth en personne de faire ce genre de compte rendu mais apparemment, elle n’a pas réussi à tout décrypter elle-même et Lucius est en congé jusqu’à la fin du mois. Autant dire une éternité pour notre chef si impatiente lorsqu’il s’agit de traduire un nouveau codex !
      - tu dis qu’elle n’a pas réussi à le déchiffrer elle-même ?
      -Exact ! Et ne fais pas cette tête d’éberluée, je sais ce que tu penses ! Mais figure-toi qu’il s’agirait d’un livret de musique médiévale et que certaines parties seraient illisibles à l’œil nu. Notre bien aimée Reine souhaiterait que je l’examine au microscope.
      -Waouh, ne put s’empêcher de siffler la jeune femme. Tu vas découvrir le fin mot de l’histoire avant Queen Lisbeth ? Mais c’est génial ça ! s’écria-t-elle avec un large sourire.
      -Oui et tu peux me croire, j’en suis fière ! répondit Sahel d’une voix pétillante. Elle va enfin se rendre compte que je suis bonne dans ma partie et que je peux même la surpasser !
      Jilicis contemplait son amie avec bonhomie. Ça lui faisait tellement plaisir que Sahel puisse enfin en remontrer à leur chef commune. Il faut dire qu’elle prenait un malin plaisir à rabaisser Sahel dès qu’elle le pouvait. Jilicis, en arrivant dans le service, s’était vite rendu compte qu’il valait mieux faire profil bas devant cette Elisabeth de malheur. Mais étant donné le caractère ombrageux de Sahel, cette dernière s’attirait régulièrement  les foudres de sa supérieure. Et puis, il y avait comme une rivalité entre les deux femmes et bien que Jilicis en ait évoqué plusieurs fois le sujet, Sahel se refusait à s’expliquer.
      -Bon, alors par quoi vas-tu commencer ? Il est enfermé au sous sol, ce codex ? On peut le voir ? demanda la jeune femme tout excitée à l’idée de découvrir un manuscrit non encore exploité.
      - D’après ce papier, là, je dois attendre l’arrivée d’un expert en musique médiévale. Elle ajouta dans ses dents : Comme si il allait pouvoir déchiffrer les pages illisibles à l’œil nu ! Encore un obscur scribouillard sourdingue qui va mettre des heures à se décider entre un sol ou un ut !
      -Allez, arrête de ronchonner, lui intima Jilicis, dis toi que c’est ta chance pour les impressionner, tous ces cols blancs.
      -N’empêche, grogna encore Sahel, j’espère qu’il ne va pas me casser les oreilles l’expert en machin chose là. Sinon, je vais le mettre direct entre deux lames de microscope après l’avoir tailladé avec mon bistouri !
      - Oui, ben, pas de bêtise non plus, surenchérit Jilicis afin d’essayer de calmer son amie. Et lui attrapant le bras, elle resserra son étreinte avisant la chef qui arrivait vers elles accompagnée d’un homme… ma foi, absolument à l’opposé de ce que Sahel et Jilicis avait imaginé à la mention de l’expert en musique médiévale.
      Il était grand, le teint halé, pas du tout celui d’un petit homme caché en permanence derrière son bureau dans un quelconque ministère ou université.
      Lorsque Jilicis croisa son regard, elle eut l’impression de reconnaître ces yeux qui la détaillaient, qui semblaient percer jusqu’aux tréfonds de son âme. De même, elle n’expliquait pas ce pétillement dans ses yeux alors que Queen Lisbeth les présentait toutes les deux à ce mystérieux expert… en quoi donc, ne put s’empêcher de penser la jeune femme.
      « C’est cet homme là qui est expert en musique médiéval ? Et moi je suis Euterpe, muse de la musique ! »
      S’avisant qu’elle tenait toujours Sahel par le bras et qu’elle la serrait plus que nécessaire au vu du regard interrogateur qu’elle lui jetait, Jilicis essaya de faire bonne figure et lâcha son amie pour serrer la main que lui tendait l’homme, toujours aussi imperturbable bien que cela fasse déjà cinq bonne minutes qu’il attendait, main tendue vers la jeune femme.
      Elle bredouilla un semblant d’excuse, lui prit la main d’un geste qui se voulait sure d’elle et tressaillit sous l’impact  d’une force, d’une chaleur qui se propagea en elle comme jamais elle n’avait pu ressentir cela auparavant.
      Les murs, le bruit, les personnes présentes, tout disparut pour ne laisser que cet homme qui la tenait fermement emprisonnée entre ses doigts. Il avait rivé son regard au sien, imperturbable, comme s’il attendait d’elle qu’elle le reconnaisse. Autour d’eux, de hautes murailles semblaient maintenant s’élever, reconstruisant une place forte du temps des chevaliers. Ils se trouvaient au beau milieu d’une cours d’enceinte d’un château fortifié. A en juger par l’architecture, il datait du XIVème siècle, de ce  qu’elle pouvait en voir depuis l’endroit où Jilicis se tenait. L’homme ne la lâchait toujours pas et peu à peu, le bruit et les odeurs lui parvinrent comme si ils se trouvaient réellement en ces lieux anciens.
      « Comment tout cela est-il possible ? ».  Elle rêvait tout debout sans doute. Assourdie par les clameurs de son groupe dont elle avait la charge, elle avait du s’évanouir et se retrouvait là, en plein rêve ou cauchemar selon la tournure qu’allait prendre la suite de son aventure.
      Elle trouvait quand même bizarre que les gens du château qui allaient et venaient autour d’eux, affairés, ne soient pas éberlués de les voir. Ils n’avaient pas changé d’habit, ils étaient toujours vêtus comme au XXIème siècle. De plus leur immobilité aurait du leur valoir des coups d’œil intrigués, non ?
      Elle jeta une nouvelle fois un regard à son tourmenteur. Il se contentait de la dévisager, l’œil toujours pétillant, un léger sourire étirant ses lèvres minces. Elle pouvait le détailler tant elle se trouvait proche de lui désormais. Pourtant elle ne se rappelait pas s’être rapprochée. Ses yeux  d’un marron glacé l’attiraient inexorablement. Son odeur, un mélange de citron ou de cannelle, de bois et de cuir, lui chatouillait doucement les narines. La mèche noire qui lui tombait sur le coté du crane s’envolait dans la brise et venait caresser  sa joue doucement. Elle se trouvait donc encore plus près de lui que tout à l’heure, pourtant elle n’avait pas fait un seul pas vers lui et lui n’avait pas non plus bougé d’un iota. « Mais que ce passe-t-il, où suis-je ?, qui est-il ? » ne cessait de repasser en boucle son cerveau embrumé.
      Soudain une cavalcade se fit entendre au-delà du mur d’enceinte. Les paysans se hâtèrent de libérer l’espace alors que surgissait un cavalier tout de noir vêtu, son armure noircie par endroit renforçant encore l’effet maléfique qui se dégageait de lui.
      Mais au moment où le chevalier mettait pied à terre, l’homme relâcha son étreinte et tout s’éclipsa en un tour de main. Jilicis fut aveuglée par un flash blanc, le temps qu’elle reprenne ses esprits et elle se trouvait de nouveau au musée, dans la cafétéria, entourée de sa chef et de son amie qui semblaient ne s’être aperçues de rien. Le temps qui s’était écoulé  dans la cours seigneuriale n’avait été que secondes dans ce monde ci.
      L’expert se tournait déjà vers Sahel et lui serrait la main engageant les politesses d’usage.
      Jilicis ne put s’empêcher de regarder son amie avec curiosité, s’attendant à ce qu’elle fasse, elle aussi, le grand voyage dans le temps comme cela venait de se produire pour elle. Mais apparemment rien de tout cela n’arriva. L’homme, qui se nommait Monsieur  Aulos, continua comme si rien ne s’était passé entre Jilicis et lui. A tel point que la jeune femme pensa qu’elle avait tout bonnement rêvé ce qui leur était arrivé. Elle avait du avoir un flash, une chute de tension peut être, une micro absence. Elle irait consulter le médecin en sortant ce soir !
      Elle s’excusa tant bien que mal et sous l’œil scrutateur et interrogateur de son amie, elle s’empressa de rejoindre la réception où elle devait accueillir un nouveau groupe cet après-midi là. Elle résista à l’envie de se retourner pour voir si l’homme la suivait du regard. Elle ne voulait plus penser à lui, ni à cette place forte, ni à quoi que ce soit hormis la prochaine visite qu’elle devait guider !
      « Oublie, oublie, oublie-le » se morigéna-t-elle tout bas.

      -Qu’est ce qui lui arrive ?, demanda Élisabeth à son employée restée avec eux. Et devant le haussement d’épaules de Sahel, elle continua d’un air pincé. Monsieur Aulos ici présent n’a pas beaucoup de temps devant lui. Vous allez le conduire jusqu’à la salle de conservation des manuscrits. Ensuite vous pourrez commencer la restauration !
      Sahel hocha la tête docilement, trop en colère pour répondre autrement. Elle ne pouvait pas demander, cette pétasse ! Non, il fallait qu’elle ordonne ! Une simple parole de politesse était toujours plus efficace qu’un ordre abrupt, surtout devant des étrangers. Mais bon, ça faisait parti de son travail après tout. Et puis être escorté d’un si bel homme n’était pas pour lui déplaire. Elle avait imaginé l’expert tout à fait autrement et il fallait s’avouer qu’elle n’était pas insensible à son charme. Et à en juger par le départ précipité de Jilicis, son amie avait même été plus que réceptive !
      - Je vous en prie, s’adressa-t-elle à l’inconnu, c’est par ici. Elle avisa sa chef qui tournait les talons, un sourire satisfait devant son apparente docilité. Sahel jura tout bas, essayant de ne pas se faire entendre de l’homme qui lui avait emboité le pas.
      - Avez-vous déjà eu un aperçu du manuscrit, Mademoiselle… ? lui demanda-t-il alors.
      Elle rougit de l’entendre s’adresser directement à elle. Pourtant, elle n’était plus une petite étudiante effrayée pour un rien par le premier universitaire venu. Mais quelque chose dans le timbre de sa voix et son parfum citronné lui mettait les sens sans dessus dessous.
      L’homme esquissa un sourire poli, conscient qu’il la mettait mal à l’aise.
      -Je… Non… appelez moi Sahel, ce sera plus simple, avoua-t-elle dans un souffle, lui tournant le dos ostensiblement pour qu’il ne puisse la voir rougir plus avant. Mais enfin ! Quel était donc ce pouvoir qu’il avait sur elle pour qu’elle rougisse comme une collégienne ! Pas étonnant que Jilicis se soit quasiment enfuie après lui avoir serré la main ! Elle était encore plus réceptive qu’elle pour ce genre de chose. Elle avait toujours les nerfs à fleur de peau et le moindre regard appuyé ou une parole un tantinet suave la faisait fuir à des kilomètres.
      -Dans ce cas, appelez moi Arnaud, reprit alors l’étranger. Il est vrai que si nous devons travailler ensemble sur ce manuscrit autant ne pas s’embarrasser de formule désuète à longueur de journée !
      Sahel lui jeta un coup d’œil pour vérifier s’il se moquait d’elle comme elle en avait l’impression. Avait-il entendu ses commentaires peu flatteurs sur sa chef ?
      Pourtant il ne semblait pas rire d’elle, tout compte fait, même si ses yeux avaient l’air de pétiller un tant soit peu. Alors quoi ? Elle avait affaire à un homme somme toute aimable et désireux d’établir de bon rapport entre collègues.  Et pourquoi pas ? Sahel  était bien décidée à lui laisser une chance…
    • AmyB

      Néophyte de la lecture

      Hors ligne

      #6 04 Octobre 2011 19:56:08

      Ils descendirent quelques marches avant d’arriver à l’ascenseur qui devaient les mener au sous-sol où se trouvaient les salles de restauration et de stockage des œuvres non exposées ou en cours de nettoyage. La porte de l’ascenseur émit un léger chuintement à son ouverture. Sahel précéda l’homme dans la cabine puis appuya sur la deuxième touche les emmenant directement dans son laboratoire où se trouvait entreposé le manuscrit qu’ils devaient inspecter.
      Elle avait craint qu’il n’engage la conversation dans cet espace réduit où il n’aurait pas manqué de remarquer son embarras mais il n’en fut rien. Il avait l’air soudainement bien pensif. Regrettait-il sa collaboration sur ce codex ? Ou bien peut-être était-il claustrophobe ? Oui, c’était sans doute ça au vue du voile de sueur qui couvrait désormais son front et la raideur dans ses épaules. Sahel le plaignait silencieusement. S’il s’avérait qu’il allait travailler avec elle, il faudrait bien qu’il s’habitue à ce monte-charge ! Elle travaillait exclusivement au sous-sol et les escaliers de secours lui causaient une panique incontrôlable tant ils étaient obscurs. Elle avait toujours refusé de les réemprunter suite à une panne d’électricité qui l’avait obligé à s’y aventurer. Le faible halo de lumière que dispensait alors l’éclairage de secours n’avait pas suffi à lever les ombres des différents recoins des couloirs qu’elle parcourait alors. Et lorsque son collègue Lucius avait surgi au détour d’un des couloirs desservis par les dits escaliers, elle avait cru mourir d’une crise cardiaque tant elle avait eu peur. Et Lucius, petit homme chauve et âgé  aux lunettes à branche d’écailles avait eu encore plus peur qu’elle, poussant un cri strident qui lui avait encore plus fait dresser les poils de ses avant-bras.
      Aussi, hors de question de repasser par là même si son visiteur aurait sans doute préféré.

      Arnaud se tint coi toute la durée de la descente. S’il avait pu percevoir les pensées de sa voisine de cabine, il lui aurait confirmé sa claustrophobie. Certes, il arrivait à se maîtriser mais c’était toujours une épreuve pour lui que de se retrouver enfermé dans un lieu clos. Cela remontait à la fois où il s’était retrouvé enfermé dans un sac cousu de cuir… ça datait maintenant et il avait réellement progressé pour surmonter ce désagrément. Néanmoins, à repenser à ce sac, il revenait sur ce qui s’était produit en présence de Jilicis. Jilicis… un prénom qui lui était totalement inconnu jusqu’alors. De quelle origine cela pouvait-il venir ? Peu importait. Par contre, il ne s’expliquait absolument comment ils avaient pu se retrouver tous les deux propulsés dans le temps  et surtout pourquoi ils étaient revenus en ces lieux bannis de ses propres souvenirs ! La jeune femme n’était pas quelqu’un qu’il avait côtoyé par le passé. Du moins s’en serait-il souvenu. Il n’aurait pu oublier un tel visage, une telle candeur. Et puis, il l’aurait reconnu depuis le temps qu’il venait la voir chaque matin sous sa forme féline. Elle avait caressé son pelage, passé ses doigts dans sa fourrure… Il aurait déjà du être projeté dans le passé à ce simple contact ! Jamais il n’en avait fait l’expérience auparavant. Et on ne pouvait pas dire qu’il était un jeunot ! Avec plus de vingt siècles d’existence derrière lui, et même si pour les membres de sa communauté il atteignait seulement maintenant l’âge adulte, il était très âgé pour les humains et surtout avait une certaine expérience de l’existence !
      Peut être Damien aurait-il une explication à lui fournir… Mais déjà les portes s’ouvraient l’empêchant de continuer de s’interroger plus avant.
      La jeune femme passa de nouveau devant lui. Il ne put s’empêcher de regarder sa silhouette, à l’opposé de celle de sa voisine. Pourtant, bien qu’élancée, il se disait qu’il préférait les formes quelques peu plus épanouies de l’autre demoiselle.
      « Eh bien, eh bien, qu’elle était donc cette façon de parcourir des yeux les femelles humaines ?, arriverait-il à l’âge où ses hormones le poussait à chercher à se reproduire ? » Sa mère, muse de son état, les avait conçu, son jumeau et lui, à l’âge honorable de 32 ans, années célestes il va sans dire, soit un peu plus de 3000 ans pour le décompte humain. Quant à son père, il n’avait jamais su quel âge il avait. Il lui avait toujours semblé de taille, de corpulence et de jeunesse identique alors que les années passaient. Peut être avait-il bénéficié de l’éternelle jeunesse en échange de sa semence active. Les lycanthropes n’étaient pas connus pour pouvoir se reproduire. Son père avait déjà eu ce formidable pouvoir que les autres membres de sa meute avait du lui envier. Sa mère l’avait séduit un soir de pleine lune, l’avait ensorcelé de sa musique, au son de sa double flûte que l’on nommait alors « aulos », patronyme qui leur était resté, à son frère et à lui- même. Elle avait enfanté de deux garçons d’apparence humaine, comme elle. Mais leurs pouvoirs s’étaient vite révélés aux yeux de la déesse. L’un savait jouer des sons, l’autre les ressentait et s’en servait pour obtenir les choses qu’il voulait. L’un savait prendre possession d’un être, l’autre savait se transformer à volonté. A eux deux, ils seraient invincibles, tant qu’ils resteraient ensemble. Une bénédiction dans leur malédiction…

      Dernière modification par AmyB (04 Octobre 2011 20:00:29)