<image> Le troisième jour de février, Gargantua naît de l'oreille de sa mère. Immédiatement, le nouveau-né assoiffé réclame à boire. Fils de Grandgousier et père de Pantagruel, le géant Gargantua est élevé librement. Il développe sa connaissance des textes anciens et de la nature. Puis vient la guerre avec Picrochole, Gargantua doit à tout prix protéger le royaume... A ma première lecture, j'ai trouvé son oeuvre longue et simple. J'allais le ranger dans un placard quand je me suis dit : "Il doit bien y avoir un sens caché derrière tout ça". En effet, Rabelais, lu par nos grands écrivains français, ne peut tout simplement pas avoir écrit un tel roman-apologue sans une arrière pensée.
Et quelle arrière pensée ! Après des recherches sur l'époque et les pratiques de la fin du Moyen-Âge, j'ai fait ma deuxième lecture en faisant de longue analyse. Et j'avoue que ma première impression n'était pas la bonne. Pourtant, ce cher écrivain, m'avait prévenue dans son fabuleux prologue et avertissement aux lecteurs. Oui, Rabelais le dit bien : tout est caché, à nous de chercher.
Rabelais ne nous aide pas, pour lui, un lecteur ne doit pas être inactif et afin d'éviter cet état il nous camoufle les informations qu'il souhaite vraiment donné. Derrière le grotesque et le rire, Rabelais développe un véritable manifeste humaniste.
Rabelais ne se contente pas de critiquer un seul point de sa société : non, il s'attaque à tout : à la guerre, la religion, la nutrition, la médecine et l'éducation. Sa critique n'a aucune limite.
Rabelais s'attaque violemment au pouvoir politique et à la guerre. Il dénonce cette dernière comme avilissement de l'homme : pour lui, les causes des guerres sont toujours futiles : la guerre déclenché par Picrochole a pour raison des fouaces ; c'est une guerre parodique et ridicule. L'auteur en profite pour dévoiler les plus bas instincts de l'Homme : sa cruauté, sa violence et sa barbarie. Il n'en délaisse pas moins la destruction matérielle des biens. La guerre amène la pauvreté et l'instabilité.
L'auteur oppose au pouvoir politique deux hommes : Picrochole, véritable tyran, personnage colérique, incapable de se maîtriser, égoïste, orgueilleux, influençable et qui dépend des flatteurs. Il est aussi un mauvais chef de guerre.
Grandgousier, à l'inverse, a droit un éloge : il est un roi philosophe et bon chrétien. Véritable antithèse de Picrochole. Il représente la diplomatie et le pacifisme, la modération et la pitié pour l'ennemie, c'est un homme qui fait appel à la sagesse et à la raison.
Le héros de notre histoire, Gargantua, ne devient humaniste que bien plus tard dans le roman. Au début, à cause de son éducation populaire et naturelle, son enfance est réduite à la satisfaction des besoins primaires, on ne s'occupe que du corps et on délaisse l'esprit et l'âme de l'enfant. Il y a là une animalisation du personnage ( Gargantua jouant avec les chiens en est un exemple. ) Cette éducation engendre chez l'enfant une grande impolitesse envers les adultes : il veut avoir le dernier mot, il est bavard, bref, il se donne l'apparence d'un adulte sans en avoir la mentalité.
Quand enfin, on s'attaque à son éducation intellectuelle, on pense que l'enfant va pouvoir évoluer. Que nenni. Il se retrouve affublé d'enseignant avec aucune pédagogie, des gens ennuyeux, incapable de sélectionner les connaissances à transmettre et qui ne sollicite jamais la réflexion de l'élève. Gargantua, à leur côté, est réduit à une machine qui enregistre des connaissances. Il n'a aucune autonomie intellectuelle.
Mais, heureusement, sa confrontation avec Eudémon, jeune élève de Ponocrates, personnage charismatique et bon orateur, va permettre à Gargantua d'accéder à une meilleure éducation avec Ponocrates qui le prend en charge.
Nous suivons donc l'évolution de ce personnage : tantôt enfant déshumanisé, arrogant et machine à répéter, tantôt homme humaniste, prince modeste, généreux et juste.
Mais la plus grande critique de Rabelais reste celle de la religion. Religion qui régit le royaume : on la retrouve dans l'éducation, dans le pouvoir politique, dans la guerre. Du matin au soir.
Rabelais nous offre une critique comique et violente des dérives religieuses de son époque : tout d'abord dans l'éducation scolastique qui pervertit l'âme de l'élève, puis il s'en prend à la Faculté de Théologie : la Sorbonne, bien trop présente dans la vie sociale et politique.
Rabelais, à travers son personnage Frère Jean des Entommeurs ( il n'est pas un mauvais moine, contrairement à ce que l'on pourrait croire, il est à sa façon un humaniste ), dénonce la vie monacale et les moines inactifs et leurs voeux. Après s'être attaqué aux moines, l'auteur critique les pratiques religieuses des croyants : entre formalisme et superstition. Il dénonce la religion appliquée sans aucune sincérité : il prône pour une foi véritable, sincère.
Il défend donc une religion humaniste, éclairée et saine, une religion populaire et authentique. Le roman finit avec la création de Thélème : un renouveau de la religion. Elle serait plus une utopie de l'auteur, où l'architecture est grandiose et luxueuse, où les voeux monacales n'existent plus avec cette devise"Fais ce que voudras".
Le dernier chapitre relate une prophétie de Rabelais : alors quel sens devons-nous lui accorder . Rabelais en propose deux significations mais il ne s'engage pas : c'est à nous de choisir.
Ce que j'ai aimé dans ce livre, c'est tout le savoir humaniste qu'il transmet mais surtout, c'est l'écriture. Rabelais nous donne la possibilité de passé outre cette longue réflexion et analyse. Comme pour la prophétie, nous avons le choix. Nous pouvons voir dans ce livre ce que nous voulons voir. Et, bien que la vision de Rabelais sur le Moyen-Age soit excessive et a entrainé des clichés qui perdurent encore aujourd'hui, nous découvrons avec lui une société en crise et la recherche d'un renouveau. Cette oeuvre a été faite pour instruire : au-delà du vocabulaire qui, parfois, rehausse le style d'écriture, Rabelais nous présente les solutions pour améliorer sa société avec son idéal. Je me suis beaucoup attaché à Frère Jean : ce n'est pas un moine traditionnel et c'est ce qui m'a plu chez lui : malgré sa violence certaine, il est courageux et capable d'évolution.
Alors, à tous ceux qui ont abandonné cette lecture ou qui n'ont pas voulu s'y engager, je vous le conseil vivement. C'est avec toute légitimité que cette oeuvre soit considérée comme un classique.