La cape de Mandrake et autres nouvelles
Antoine Martin2012

La cape de Mandrake

Attirés par nos jeux étranges, des gamins de tous les quartiers venaient nous retrouver, et le mont Margarot devenait une sorte de laboratoire de la passion...

Alain Montcouquiol, Recouvre-le de lumière

20 mai 1965

Ce jeudi matin-là, comme tous les jeudis matin du monde, sa mère lui a donné vingt francs, c'est-à-dire vingt anciens francs, ou zéro francs vingt, ou vingt centimes, si on veut. Ce n'est pas pour le récom­penser du résultat (médiocre) de la dernière composition de calcul. Ni pour l'encourager à la réussite (hypothétique) de la prochaine composition d'or­thographe. Non, ce n'est pas pour ça, c'est pour rien, juste une tradition entre eux. Le jeudi est le jour sans école où l'on peut s'accorder du temps pour les lectures récréatives. C'est pour ça, les vingt francs. Quoiqu'en réalité, ce sont quarante francs qu'elle lui donne : vingt pour qu'il lui prenne son Nous Deux de la semaine, vingt autres pour s'acheter l'illustré qu'il voudra. Tous les jeudis que le calendrier scolaire fait.
Il est à peine plus de 9 heures quand il se plante devant le tourniquet en fil de fer de la librairie-papeterie-confiserie-bazar de la rue de l'Enclos-Rey. Ce présentoir propose les récits en images, et en minces fascicules, de ce qu'il y a de plus intéressant dans les activités humaines : cow-boy (Kit Carson), trappeur (Blek le Roc), soldat contre les Allemands (Battler Britton), roi de la jungle (Akim, Zembla), corsaire (Pepito), espion (Agent X13) et, plus généralement, redresseur de torts issu des plus divers corps de métier.
Il hésite. Fait lentement tourner le présentoir. Examine les couvertures en couleurs, pleines du rictus des méchants et des prouesses des héros à toute extrémité. Essaie par là de déduire le contenu de l'histoire, bien qu'il sache depuis longtemps que l'illustration de façade a rarement à voir avec les péripéties de l'intérieur. Va-t-il, pour cette fois, choisir le chevalier (Ivanhoé) ou l'explorateur intersidéral (Atom Kid) ? Si ça ne tenait qu'à lui, il prendrait bien un Diabolik, mais il sait que ce ne sont pas des lectures recommandées pour un enfant de dix ans, et il ne se sent pas le courage d'affronter les gros yeux de la marchande. Cependant, il laisse glisser un doigt un peu ému sur l'image qui montre le bandit cagoule sur le point de faire un vilain sort à une femme en robe fourreau rouge. On a beau avoir dix ans, on n'est pas de bois.