L'atelier anthropophage
Valérie Tordjman2002

Si l'on devait imaginer l'équivalent des enfers du XVIe siècle, un atelier de peintres de l'époque, a fortiori italien, serait ce qui s'en approche le plus. La comparaison peut paraître aussi gratuite qu'infondée, mais il suffit de lire ce premier roman de Valérie Tordjman pour être convaincu du contraire. Tout commence pourtant dans le meilleur des mondes quand le jeune paysan Saturnin, un rouquin âgé de neuf ans, est choisi par le Maître Éole, successeur du Filarète, de Giotto et de Cennino Cenninni, pour devenir son apprenti. Une initiation qui durera jusqu'à la maturité du dessinateur en herbe, qui devra modifier sa perception du monde et de son corps afin de maîtriser les secrets de fabrication du dessin et du moulage. Satrunin a beau rêver, nostalgique de l'âge d'or, des brebis et des fromages de son enfance, la concurrence est rude dans l'atelier de Padoue où Éole surveille ses apprentis avec une vigilance qui n'est guère loin de la concupiscence sodomite. Aussi l'arrivée d'un jeune putto blond, Cennino, met-elle le feu aux poudres, de même qu'elle achève d'enflammer les ardeurs d'Éole, désormais girouette agitée par les vents du plaisir. Préséance et dernier héritage d'une ancestrale rigueur morale obligent, le maître ne cède toutefois point à ses vils penchants et se laisse consumer de l'intérieur, rongé petit à petit par le plomb et le soufre qu'il manipule lorsqu'il réalise ou corrige les toiles qui défilent sous ses yeux. Autre type de "consumation", Saturnin s'éveille à tous les sens dès lors qu'il se trouve chargé de l'exécution d'un Retable de l'humilité qui lui prendra rien moins que dix ans. Présure, pigments, pierres à couleurs, jaune d'œuf, antimoine et plomb deviennent alors les ingrédients nécessaires d'une alchimie esthétique qui est aussi révolution de soi-même.